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Eijsden, le 6 septembre 2020

Willem Boone (WB): Vous jouez deux fois le même programme le même jour, comment est-ce comme expérience ?

Ida Pelliccioli (IP) : Il s’agit d’une nouvelle expérience pour moi et c’est un exercice très intéressant, parce que l’énergie d’un concert est à chaque fois différente: nous-mêmes, nous nous sentons différemment, et l’énergie du public change aussi. C’est une très bonne expérience, qui nous apprend des choses sur notre endurance, qui nous permet de repousser certaines de nos limites, physiques mais aussi mentales, au-delà du fait que chaque expérience de concert permet de grandir dans l’interprétation. Lorsque je suis sur scène, je me donne entièrement, c’est le moment pour moi aussi de prendre des risques, d’essayer de nouvelles choses, c’est ce qui est intéressant dans la performance en public, on apprend toujours à chaque concert. Avec deux concerts dans la même journée, j’ai la possibilité de vivre tout cela avec encore plus d’intensité, dans un laps de temps concentré.

WB : Vous avez parlé d’endurance, est-ce que vous vous ménagez la première fois pour être plus sûre la deuxième fois ?

IP : Pas forcément, une fois par rapport à l’autre – comme je vous disais, sur scène je me donne entièrement à chaque fois, il ne faut pas qu’il y ait une quelconque retenue - mais c’est vrai que durant la journée, il y a tout un processus physique et mental que je suis afin de me ménager.

WB : Et est-ce que vous évoluez aussi en jouant, avez-vous conscience de ce qui va bien et de ce qui était probablement plus réussi la première fois ?

IP : Oui, évidemment, notre esprit critique est toujours en éveil dès le moment que l’on appuie sur une touche, on sait par conséquent ce qui a bien marché une fois plutôt qu’une autre. Quand on enchaine deux fois le même programme le même jour, on fait un bilan à la fin du premier concert – on revisualise mentalement notre prestation - et on essaye de rectifier ce qui n’a pas marché, pour l’améliorer ou essayer de nouvelles choses la deuxième fois. 

WB : Et ça va ?

IP : Absolument, oui ! Je dirai même que parfois le moment du concert nous permet de nous dépasser, d’atteindre une qualité d’interprétation ou une qualité sonore qui va au-delà de ce que l’on avait visé, et c’est là toute la magie de la scène, qui est un endroit unique où l’interprète a les conditions idéales pour créer cette « bulle » créative et inspirée. En un sens, dans cet échange entre l’interprète et la scène, il y a toujours un moment du concert que l’on ne contrôle pas, où on est comme porté. Au-delà de ça, il reste toujours cependant des marges d’amélioration possibles. C’est peut-être pour cela que je ne suis jamais satisfaite de ma prestation. Il ne faut pas non plus aller dans le perfectionnisme extrême, mais disons qu’on s’attache toujours à ce qui peut être amélioré. En parlant de la sensation physique, des deux concerts que j’ai joués hier, j’étais un peu plus fatiguée le soir. C’était notamment par rapport à la concentration : il y a l’aspect mécanique, des mains et du physique, mais il y a aussi l’aspect mental. La concentration en concert est démultipliée et donc on apporte beaucoup plus d’énergie, c’est ça qui fatigue plus qu’autre chose.

WB : C’est tout un investissement, n’est-ce pas? 

IP : Oui, parce que finalement on peut travailler dix, douze heures par jour sans problème physique, alors qu’à l’issu d’un concert d’une heure, on peut être aussi fatigué qu’après une journée de travail. C’est l’investissement qui est différent. 

WB : Mais est-ce que le concert est quand même plus satisfaisant parce que vous avez la réaction du public que vous n’avez pas à la maison ?

IP : Absolument! Comme je le disais, la scène est un lieu unique et vital pour l’interprète. C’est un lieu d’échange, de partage entre l’artiste et le public. Tous deux sont acteurs de la création, le public nous donne beaucoup d’énergie, le public nous porte  et il est aussi la raison pour laquelle nous faisons ce que nous faisons. Un « interprète », de part son étymologie inter-pretare, désigne celui qui révèle, traduit un message : cette notion de transmission rend donc la présence d’un destinataire essentielle.  Je suis ravie de pouvoir revenir à la musique avec du vrai public, après ces six mois d’arrêt. 

WB : Et vous avez été inactive pendant combien de temps, enfin devant le public, disons ?

IP : Six mois, j’ai repris il y a dix jours avec quelques concerts en France. 

WB : Et c’était comment ?

IP : C’était très agréable. J’ai profité de l’arrêt de ces derniers mois pour travailler du nouveau répertoire et lors de ces concerts, j’ai présenté trois programmes différents : les deux programmes que j’ai joués ici, plus un programme tout frais que je viens d’apprendre.

WB : C’est quel programme ?

IP : C’est un programme qui s’intitule « Introspections », avec la Sonate opus 109 de Beethoven, un prélude choral de Brahms, transcrit par Busoni, une pièce de Busoni –  Fantaisie d’après Bach, très peu jouée - Dans les brumes de Janáček, et l’Elégie de Rachmaninov.

WB : Ne l’auriez-vous pas préparé s’il n’y avait pas eu la crise ?

IP : C’était en prévision, mais c’était prévu pour plus tard, l’année prochaine. 

WB : Il n’y a pas que de mauvais côtés ! (rires)

IP : C’est vrai que le premier mois, en mars, je n’ai pas du tout touché le piano, pour tout le monde cela a été une période difficile. Je ne travaille pas avec un agent, c’est moi qui organise tous les concerts, donc les annulations me sont parvenues directement. Evidemment, il y a la déception d’être annulée, mais ensuite je me suis aussi sentie désorientée, parce qu’il est difficile de planifier son travail dans ces conditions. J’avais un programme de travail, un planning de tournées prévues et cela n’a pas été facile de se retrouver avec tout ce temps, sans savoir quelle serait la prochaine échéance.

WB : Comment vous êtes-vous retrouvée ?

IP : Petit à petit, je suis revenue à l’instrument avec un rythme de travail différent, et avec de nouvelles échéances, de nouvelles dates de concerts, que j’ai pu confirmer après l’été, j’ai retrouvé la motivation pour un travail quotidien.

WB : Je  vous ai entendu dire hier que le plus important était de vous faire plaisir, est-ce que vous vous êtes fait plaisir ?

IP : Absolument ! C’est ce que je disais à Didier Castell Jacomin hier : après avoir obtenu mon diplôme, j’ai complètement arrêté la musique pendant trois ans, parce que, entre autres, je ne prenais plus de plaisir. Après les études, en tant que soliste, on se trouve confronté à ce monde professionnel qui est rude et n’ayant pas de soutien, de mentor ni professeur, on est un peu livré à soi-même. Il n’y a pas beaucoup d’alternatives, soit des concours, soit l’enseignement. Je n’ai pas trouvé ma place après les études, j’ai senti que faire de la musique ne me procurait plus de plaisir et donc je n’étais plus satisfaite de ce que je produisais et plutôt que de continuer à moitié, j’ai décidé d’arrêter et de me réorienter vers une autre carrière - le droit aux Etats Unis. La vie a fait que je suis revenue à la musique, cette fois-ci avec beaucoup plus de recul et  un esprit plus serein, sachant exactement ce que je voulais accomplir, en prenant toujours soin à ce que la passion, le plaisir, restent au centre de mon travail.

WB : Et qu’est-ce qui a fait que vous êtes revenu à la musique ? 

IP : Mon père est tombé malade et j’ai décidé à l’époque de ne pas partir loin de ma famille, parce que je m’apprêtais à partir aux Etats Unis. Mon père était artiste peintre, donc un autre artiste. Ce sont ces expériences de la vie qui nous font prendre conscience que le temps passe vite et qu’il ne faut pas avoir de regrets. A ce moment là, j’ai pris le temps de réfléchir à ce qu’il me tenait le plus à cœur de faire, et c’était toujours de la musique.

WB : Il y avait quand même le regret d’avoir abandonné ?

IP : Oui, absolument, c’était une question de maturité  et de timing pour moi je pense. Il fallait que j’arrête pour pouvoir prendre ce recul, que je fasse un pas en arrière pour reprendre mon chemin plus sereinement ensuite. 

WB : Est-ce que vous en êtes sortie plus riche ?  

IP : Oui, je pense. A l’époque, quand j’ai repris, j’ai regretté la perte de temps, parce qu’évidemment ce sont des années-clé entre 20 et 30 ans - il faut commencer sa carrière, agrandir son répertoire - mais au final, j’ai compris que toute expérience de la vie enrichit l’expression d’un artiste. Le vécu de chacun, c’est finalement cela qui rend chacun de nous unique, c’est aussi cela qui forge la vision de chaque interprète. J’ai aussi souvent dit que même si j’ai arrêté d’être pianiste pendant quelques années, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir arrêté d’être artiste. L’art et la vie pour moi sont deux choses intrinsèquement liées. C’est pour cela que l’apprentissage de la musique est tellement important à mes yeux pour les enfants : c’est une richesse qui ne vous quitte jamais, même lorsque vous arrêtez de jouer. C’est aussi pour cela qu’il m’a été plus facile de revenir à l’instrument après ces années d’interruption je pense. Le reste n’est que technique. 

WB : Pendant tout ce temps, vous n’avez pas touché un piano ? Du tout ?

IP : Non, j’ai préféré, parce qu’au début, j’ai joué un peu, mais je voyais que je perdais beaucoup techniquement. C’était trop frustrant et j’ai dit : « Il vaut mieux couper. »

WB : ça a pris combien de temps pour regagner votre forme ?

IP : J’ai mis deux bonnes années pendant lesquelles je suis allée me perfectionner chez certains professeurs, parce que j’avais aussi besoin de regagner confiance en moi. J’ai participé à quelques petits concours - ce que je n’avais jamais fait auparavant - pour m’obliger à monter un répertoire en temps limité, pour me confronter aussi à d’autres collègues et reprendre pied un peu dans ce monde-là. 

WB : Est-ce que c’est vrai quand on a arrêté comme vous pendant trois ans que la technique est toujours là, comme on a appris à conduire une voiture même si on ne l’a pas fait pendant longtemps ?

IP : Dans mon cas, oui. Evidemment, c’est revenu progressivement, je n’ai pas commencé tout de suite à travailler de longues œuvres tous les jours, mais oui, ça revient. Je dirais même que le temps de pause est bénéfique. Même aujourd’hui, je me réserve toujours une période de « vacances », quelques semaines, deux ou trois semaines, un mois à l’année, où je ne joue pas, parce que je pense que mettre de côté certaines œuvres, les reprendre ensuite est un procédé bénéfique. Le cerveau humain est un mécanisme assez fascinant, il continue à travailler même lorsqu’on ne joue pas et lorsqu’on revient à l’instrument, il y a des choses qui se résolvent d’elles-mêmes. 

WB : Ce qui m’a fait du bien, quand je vous ai vu jouer hier, vous êtes assise au piano et il n’y a pas de mouvements superflus qui distraient beaucoup.

IP : Je suis d’accord avec vous, je préfère aussi écouter un interprète qui bouge peu..

WB : Il y a certains interprètes que je ne peux pas regarder ! 

IP : Même parfois dans le cas de bons interprètes, qui a l’écoute sont très qualitatifs, c’est vrai que leur présence scénique peut déranger. Je suis contre la prédominance de l’image, surtout en musique classique et c’est de plus en plus le cas dans notre monde moderne actuel. Je pense que nous ne devons pas oublier que l’essentiel, c’est la musique, le son, plus que tout autre chose. L’interprète n’est qu’un intermédiaire, porteur du message du compositeur. Je pense donc que l’interprète doit faire preuve d’une certaine modestie, qui se traduit entre autres par un minimalisme gestuel. Et puis au-delà de ça, je dirais que les mouvements n’apportent rien à la qualité du son, au contraire, trop de gestes peuvent inutilement fatiguer l’interprète et distraire sa concentration.

WB : Est-ce que vous êtes consciente de vos mouvements quand vous jouez ?

IP : Plus ou moins. Cela dépend de mon état. Parfois, lorsque je suis fatiguée ou nerveuse, il y a des gestes que je contrôle moins. Autrement, je suis absolument consciente de ce que je fais. 

WB : ça s’apprend de la même manière que la technique et l’interprétation ?

IP : A mon avis, ce sont trois choses qui ne peuvent pas être séparées. Pour moi, mes mouvements sont assez innés et intuitifs, donc on ne me les a pas appris. Il m’est parfois difficile  d’expliquer pourquoi je fais telle chose plutôt qu’une autre : je m’en remets au son, et j’adapte le geste à ce que j’entends. Une des principales difficultés du pianiste est la manière de transmettre le poids sur l’instrument. Une des choses que l’on m’a apprise, c’était de veiller à transférer le poids en utilisant le dos et d’avoir une position la plus relâchée possible afin de faire « sonner » davantage l’instrument. 

WB : Et c’est du dos que vient la puissance ?

IP : Le poids, tout le poids vient du dos. 

WB : Cela ne vient pas du bras ?

IP : Non, le bras est dans la prolongation en fait. Si on veut porter le son très loin, il faut appuyer sur les touches comme si on voulait pousser l’instrument. Et si on pousse un objet, encore une fois, notre force vient du dos.

WB : C’est intéressant, j’ai vu un film sur Youtube de Gina Bachauer, elle donnait une masterclass à Yefim Bronfman. Ils ont travaillé un concerto de Mozart et à un moment donné, elle a dit qu’il faut caresser les touches parce qu’ainsi on obtient un son plus beau, plus doux, donc là, ce n’était pas pousser, mais plutôt caresser !

IP : Tout dépend de quel type de son on cherche à produire. Chacun a ses termes pour expliquer, parfois, ce sont des choses difficiles à mettre en paroles, et puis, évidemment, chaque pianiste a aussi sa technique personnelle. Par exemple, il n’y a pas une position de main meilleure qu’une autre. En fin de compte, c’est la position qui vous convient le mieux et celle qui vous permet d’obtenir le son le plus qualitatif qu’il faut adopter. Mais pour cela, il est important de connaitre les outils physiques qui nous mènerons au résultat que l’on veut obtenir.

WB :ça dépend du corps aussi ! 

IP : Evidemment - et de l’instrument ! 

WB : Celui-ci, il est bon ?

IP : Oui, les aigus sont un peu secs, métalliques, mais l’acoustique de la pièce est tellement bonne que cela passe très bien. 

WB : Cela vous arrive-t-il souvent de tomber sur une « casserole » ?

IP : Assez souvent ! Mais on s’adapte. Je pars du principe que tout instrument est bon dans le sens qu’il me fait évoluer, un instrument médiocre représente un challenge qui nous pousse à nous dépasser. Quand on doit s’adapter, notre attention est décuplée, ce qui nous porte à produire une nouvelle interprétation, à trouver et développer de nouvelles subtilités dans notre articulation. Du point du son, j’ai souvent exploré de nouveaux royaumes sonores, j’ai souvent trouvé des résonances que je ne soupçonnais pas sur des instruments qui avaient peut-être des défauts, mais qui avaient chacun une âme différente. L’instrument doit être abordé comme un vecteur d’inspiration.

WB : J’ai entendu dire une fois, je ne sais plus qui c’était : « Il n’y a pas de mauvais pianos, il n’y a que des mauvais pianistes. » Etes-vous d’accord ?

IP : Il est indéniable de dire qu’il est plus facile de jouer sur un bon piano, mais je suis assez d’accord avec l’idée qui est derrière cette affirmation. L’émotion que peut transmettre un vrai artiste sur scène transcende l’instrument ! Je dis toujours que dans l’art, le plus important, c’est l’émotion, même si c’est une émotion négative - on peut ne pas aimer – on ne doit pas rester indifférent en art, ça ne peut pas être plat. Les gens me disent parfois qu’ils ont peur d’aller à un concert classique, parce qu’ils ne sont pas connaisseurs, mais le plus important, ce ne sont pas les connaissances. Evidemment, cela apporte une autre dimension à l’écoute, mais le rôle et la mission de l’art est avant tout de vous toucher, c’est en cela que son langage est universel. 

WB : Vous parliez d’émotions, est-ce que vous vous souvenez de votre première émotion musicale très forte ?

IP : Mes premières découvertes musicales ont eu lieu dans le studio de mon père, qui était peintre surréaliste et qui peignait en écoutant de la musique classique. Il aimait beaucoup les grandes symphonies et l’un de mes premiers souvenirs, c’est Karelia de Sibelius. Quand il peignait, il avait pour habitude de diriger comme un chef d’orchestre de sa main libre. Ce sont des souvenirs qui m’ont beaucoup marqués. 

WB : Et en concert ? Qui est-ce qui vous a vraiment marqué en concert ?

IP : Je dois dire Arcadi Volodos au Théâtre des Champs Elysées, cela a été une très belle découverte, et l’un de mes mentors, le pianiste cubain Jorge Luis Prats, qui a fait une tournée européenne il y a quelques années - je l’ai entendu à la Salle Pleyel. Je ne le connaissais pas à l’époque et il a donné deux concerts lors desquels il a joué le troisième concerto de Rachmaninov avec une série de bis à n’en plus finir. C’est un très bon musicien et une personne très généreuse, il communique très bien sa passion à son public et cela a vraiment été une très belle découverte. 

WB : Avez-vous travaillé avec lui ?

IP : Oui, tout à fait. Il n’a pas d’élèves, mais il m’a accepté un peu comme..

WB : Je l’ai entendu plusieurs fois à Amsterdam et je reconnais tout à fait ce que vous dites, sans le connaitre que c’est quelqu’un de très généreux, mais j’avais une impression un peu particulière, j’avais l’idée que ça lui était égal de jouer dans une grande salle ou dans un bar à Havane !

IP : Il est un peu à l’écart de tout ce milieu concertiste, il prend vraiment plaisir à jouer, c’est peut-être aussi du à son éducation, il joue aussi bien la musique populaire que classique, mais en le rencontrant au-delà de la personne et du concertiste, j’ai appris que c’est quelqu’un de très raffiné, qui a étudié avec Paul Badura-Skoda à Vienne et il a été lauréat du concours Long-Thibaud à 18 ans, mais étant cubain…

WB : Oui, parce qu’il a disparu après !

IP : Oui, il a disparu, parce qu’étant cubain, il n’a pas pu faire la carrière internationale qu’il aurait du. 

WB : Je l’ai entendu jouer Iberia une fois et j’ai été un peu choqué, parce qu’il jouait fortissimo où c’était marqué pianissimo dans la partition, j’ai vérifié chez moi sur internet et je me suis demandé « Pourquoi faire l’inverse en termes de dynamique ? »

IP : Je ne suis pas toujours d’accord avec son interprétation, qui est souvent très libre et personnelle. C’est vrai que je suis très attachée au texte et en citant Richter, je pense qu’ « Il n’y a qu’une manière de jouer la partition et on ne fait que s’approcher de cette manière idéale. » Probablement on ne l’atteindra jamais, mais s’il suit scrupuleusement les indications de la partition, l’interprète n’a pas besoin de prendre tant de libertés que ça. 

WB : Est-ce qu’on peut dire que les libertés sont plus grandes dans Bach que dans Rachmaninov, parce que le premier n’a quasiment rien marqué dans ses partitions ?

IP : Il est vrai que pour certains compositeurs, certaines époques, nous disposons de moins d’indications interprétatives, mais dans ces cas, c’est l’écriture elle-même qui nous renseigne sur la manière de jouer. L’éducation musicale permet de développer cette faculté à tirer des informations de l’écriture seule. Par exemple, le chiffrage de mesure fournit indirectement des informations sur le tempo à adopter : pourquoi le compositeur a-t-il noté 2/2 plutôt que 4/4 ? Un autre exemple est de considérer que le registre aigu doit toujours sonner plus que le registre grave : lorsqu’il y aura un mouvement mélodique ascendant, l’interprète fera donc naturellement un crescendo. Il y a de petits indices comme ceux-là, dans la partition, qui permettent de savoir comment il faut interpréter. 

WB : Dans certaines musiques, Ravel par exemple, le compositeur est extrêmement exact, il y a énormément d’indications dans la partition, est-ce que là c’est plus facile ou plus difficile pour l’interprète ? 

IP : C’est un travail différent, mais j’apprécie aussi quand il y a plus d’indications, comme dans la musique contemporaine, en général c’est très détaillé. Cela ne me dérange pas, ni dans un sens, ni dans l’autre. Encore une fois, quand j’applique les indications du texte, je m’en remets à comment cela sonne, c’est-à-dire, si je prends le tempo indiqué sur la partition et qu’il est trop rapide, qu’on n’a pas le temps d’apprécier toutes les notes, et que la résonance n’a pas le temps d’exister, et bien, je vais ralentir. 

WB : Il faut avoir l’oreille !

IP : Oui, on a l’oreille pour entendre la hauteur du son, et on a cette autre oreille qui nous permet de disséquer en quelque sorte le son, l’équilibre entre la main gauche et la main droite, l’usage de la pédale aussi, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup et c’est quelque chose sans lequel je ne peux pas déchiffrer une partition. Je sais qu’il y a des artistes qui lisent une partition et qui la déchiffrent la première fois en entier avant de commencer à travailler, qui en font une première lecture complète. Je ne peux pas. Quand j’ouvre une partition, je m’attache à la première ligne et tant qu’elle ne sonne pas comme je veux, je ne peux pas avancer. 

WB : Vous avez étudié au Conservatoire de Paris…

IP : J’ai commencé mes études au Conservatoire de Nice et puis ensuite l’Ecole Normale Alfred Cortot à Paris.

WB : Et vous avez travaillé avec qui ?

IP : Avec plusieurs personnes, parce que je n’étais pas satisfaite. Je savais qu’il me manquait quelque chose et que j’avais besoin d’un certain type de conseil, et les personnes que j’ai rencontrées ne pouvaient pas m’apporter cela. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté après avoir eu mon diplôme. Je n’avais pas trouvé ce mentor, cette personne avec qui je me serais trouvée sur le plan musical. 

WB : Mais quand vous étiez au Conservatoire de Paris, est-ce qu’on avait des idées spécifiques par exemple sur l’art de jouer Debussy ? Cela s’enseigne là-bas, plus qu’ailleurs ?

IP : L’école Normale est une école assez internationale, donc je ne sais pas si on peut vraiment parler de l’école « française », mais certainement, il y a une sensibilité particulière au répertoire français. Cependant ce qui m’a gêné - c’est délicat, l’enseignement... – c’est que beaucoup de personnes ont leur propre vision de cette musique et cherchent à vous l’imposer alors que vous n’avez pas forcément le même ressenti qu’eux…

WB : Peut-on dire qu’il existe sur Debussy pas mal de préjugés, plus que sur d’autres compositeurs ? J’ai parlé à Jean Efflam Bavouzet qui a enregistré tout Debussy et il m’a dit qu’on dit souvent sur ce compositeur qu’il ne faut pas jouer au-delà de mezzo forte, surtout pas de forte et je pense que c’est faux, par exemple dans La cathédrale engloutie ou l’Isle joyeuse,  il y a bien des forte !

IP : Oui, il y a des FF, qui sont bien écrits, comme dans Masques que j’ai interprété hier...

WB : Est-ce que dans vos programmes, vous travaillez toujours sur un thème spécifique ?

IP : Pas forcément un thème, mais j’essaye toujours de construire mes programmes avec une ligne directrice et une logique, ça aide le public à cheminer avec moi à travers les différentes pièces. Dans le public, il y a des mélomanes bien sûr, mais aussi des gens qui viennent pour la première fois, de jeunes gens, et je pense qu’on peut parfois être noyé par toutes ces notes. Moi-même, lorsque j’écoute une œuvre pour la première fois, je ne l’apprécie pas autant que lorsque je la réécoute, donc je pense que la construction d’un programme réfléchi apporte une aide à l’écoute.

WB : Et pourquoi ce thème de Debussy, il vous fascine ?

IP : Tous les programmes sont construits de manière différente et parfois aléatoire, mais en général, cela part d’une pièce que j’ai envie de travailler. Je fais beaucoup de recherches et parfois au cours de celles-ci surgissent d’autres œuvres auxquelles je n’avais pas pensé, que je ne connaissais pas. Des liens, des résonances se créent, à moi ensuite de les mettre en évidence en les assemblant. Debussy, je l’ai pas mal étudié dans mes jeunes années, je n’ai pas beaucoup travaillé de répertoire français, mais Debussy est quelqu’un d’à part qui m’a toujours intéressée. 

WB : Y-a-t-il un lien entre Albeniz et Debussy où est-ce comme l’un des journalistes qui étaient là hier soir, Jean-Marc Warzawski, a écrit sur son site, qu’Albeniz était plutôt un affluent de Debussy bien que ce dernier était influencé par la musique espagnole, est-ce qu’il y a un rapprochement ?

IP : Evidemment, c’était une période où les artistes se côtoyaient beaucoup et où les influences et les inspirations venaient des deux côtés, il s’agissait d’un contexte d’échange d’idées permanent, mais en l’occurrence, Debussy a écouté Albeniz - qui était un très bon pianiste et qui a notamment fait connaitre son œuvre en faisant des tournées. Il a joué à Paris devant Debussy qui a pu avoir ce contact direct avec sa musique. L’Espagne a inspiré Debussy dans plusieurs œuvres.

WB : Et c’est vrai que Debussy n’a été qu’une seule fois en Espagne ?

IP : Apparemment ! 

WB : Debussy a écrit une œuvre pour orchestre Iberia et il parait que ça sonne plus espagnol que certaines œuvres espagnoles !

IP : Absolument, à propos de La soirée à Grenade  que j’ai jouée hier soir, de Falla disait de la composition que « sans utiliser le moindre élément folklorique espagnol, toute la pièce arrivait pourtant admirablement à nous transporter en Espagne», de même que pour le prélude La puerta del vino , « la puerta » en question, c’est la porte du palais de l’Alhambra de Grenade, et apparemment Debussy ne l’a connue qu’à travers une carte postale qui lui avait été envoyée par un ami ! Et sur la base de cette image, il y a eu l’inspiration d’écrire ce prélude..

WB : Et cette pièce d’Albeniz que vous avez jouée, La Vega, est-ce qu’elle est aussi difficile qu’Iberia ? Elle est très longue.

IP : C’est l’une des pièces les plus longues qu’il ait écrites pour piano seul, qui annonce Iberia en effet. Son deuxième titre est  Suite n°1 de l’Alhambra parce qu’il prévoyait d’écrire une suite et même de l’orchestrer. Il ne l’a jamais fait, mais c’est une œuvre clef dans son parcours de compositeur, qu’il a écrite après être revenu à Paris de Londres où il avait trouvé un mécène, ce qui lui a permis d’avoir une plus grande liberté et plus de temps pour se consacrer à la composition. C’est à ce moment-là qu’il a délaissé l’écriture de pièces de salon, plus légères, pour trouver une signature propre, une écriture plus personnelle, donc oui, la difficulté est vraiment là !

WB : Ce qui m’étonne, quand on parle de ce qui est le plus difficile pour le piano, on parle toujours d’Islamey, Pétrouchka, Gaspard de la nuit, le troisième concerto de Rachmaninov, mais je pense que pour Ibéria, il faut parfois une troisième ou une quatrième main ! Il y a des accords pour tous les doigts des deux mains ! Je ne comprends pas comment on arrive à mémoriser tout cela..

IP : C’est vrai, pour l’apprendre, il faut beaucoup de temps ! 

WB : Et pour le deuxième programme, alors, Beethoven, vous l’avez pris parce que c’est l’année Beethoven ?

IP : Oui.

WB : Quelle signification a-t-il pour vous, est-il le plus grand ?

IP : Beethoven, c’est un grand, oui. En tant que pianiste, c’est une musique très délicate à jouer. Je pense que chaque interprète a des périodes de sa vie, de sa carrière plus propices pour aborder certains répertoires. Beethoven, on l’étudie beaucoup lors des années d’études évidemment, mais il y a aussi différents  Beethoven : il y a des œuvres de jeunesse, il y a les dernières sonates... Dans un autre programme, je joue la Sonate opus 109, c’est une musique qui m’accompagne depuis toujours, que je sens très proche, et pourtant Beethoven c’est toujours une musique que j’appréhende. 

WB : C’est intimidant comme musique.. Il y a des pianistes qui programment les trois dernières sonates, je trouve cela une expérience spirituelle incroyable !

IP : C’est exactement ça !

WB : Après, on a tendance à s’en aller sur la pointe des pieds, sans applaudir.. Et ce soir, vous allez commencer par un compositeur que je ne peux pas supporter, Carl Philip Emanuel Bach, c’est une musique qui..

IP : Il a beaucoup écrit et des choses différentes. Je pense que son écriture résulte aussi de l’expérimentation qu’il opérait, parce qu’à son époque, les instruments évoluaient, les nouveaux instruments qu’il a eu à disposition offraient de nouvelles possibilités, aux interprètes comme aux compositeurs, donc son œuvre est aussi le résultat de cela. Et évidemment, il voulait complètement se détacher de la figure paternelle. 

WB : Je pense que des fils compositeurs de Bach il est le plus original, mais il y a quelque chose de capricieux qui fait qu’après cinq minutes j’en ai simplement marre..

IP : Oui, c’est une musique assez déroutante, pleine de contrastes, mais justement c’est cela qui a inspiré Beethoven, parce que c’était un tempérament qui lui correspondait.

WB : Est-ce qu’il y a des moments dans son œuvre pour Beethoven où vous dites : « Là, l’influence de Carl Philip Emanuel Bach est perceptible » , car Beethoven est beaucoup plus sûr de lui, je dirais !

IP : Absolument, mais il a reçu son éducation à travers l’œuvre de Carl Philip. Tout le monde à cette époque connaissait son œuvre et l’étudiait, mais c’est intéressant de voir qu’il a moins marqué Haydn et Mozart que Beethoven. 

WB : Est-ce qu’on l’étudiait plus que la musique de Jean Sébastien ? 

IP : C’était les deux, mais Carl Philip était assez important et c’était un grand pédagogue aussi, et un théoricien. 

WB : Et est-ce que sa musique était déjà imprimée au temps de Beethoven ?

IP : Je ne pense pas..Beethoven a appris le Clavier Bien Tempéré par le biais de copies transmises à travers l’Europe par les deux plus jeunes fils de Bach et certains de leurs élèves, puis qui ont continué à être transmises de maître à élève.

WB :   J’ai lu que  Beethoven jouait déjà à 12 ans tout le Clavier Bien Tempéré de Bach. 

WB : Est-ce qu’on peut dire que ce programme est conçu autour de la variation, parce qu’il y en a dans l’opus 26, puis dans l’Impromptu opus 142/3 de Schubert ?

IP : Tout à fait, là aussi il y a un lien entre la sonate choisie de Beethoven et l’impromptu opus 142/2, le lien est direct, parce que Schubert cite le thème de Beethoven directement, c’est la même tonalité, c’est pratiquement le même thème. Je continue avec l’impromptu no 3, parce que la forme thème et variations qu’utilise Schubert, la manière de développer les variations est héritée directement en quelque sorte des variations de Beethoven. 

WB : La Sonate opus 26 est atypique dans son œuvre !

IP : Effectivement, complètement atypique avec un premier mouvement relativement long, un thème avec des variations, donc une forme pas du tout classique. C’est la seule sonate que Chopin ait aimé avec la marche funèbre. Sa deuxième sonate est basée sur cette sonate. Même le finale qui est très léger, comme un souffle, on le retrouve chez Chopin.

WB : C’est un mouvement fuyant, ça fuit, ça court…

IP : C’est ça, c’est une réconciliation après la marche funèbre, c’est une sorte de cheminement de l’esprit, quelque chose d’impalpable qui, comme vous dites, fuit un peu. Ce qui est très intéressant dans cette sonate, qui est construite de manière admirable, c’est que tout le premier mouvement reprend la forme entière de la sonate. La deuxième variation est dans le même esprit que le deuxième mouvement, la troisième variation est dans le même esprit que la marche funèbre et puis la cinquième qui a le même esprit que le finale. C’est un jeu de miroirs. Dans le premier mouvement de la sonate, Beethoven avait déjà tout dit, il préannonce ce qu’il va dire dans les trois autres mouvements.

WB : Et sait-on ce qui l’a amené à écrire la marche funèbre, puisqu’il a écrit « Sulla morte d’un eroe » ? Quel héros, c’était Napoléon ?

IP : Il  n’y a de la réelle certitude par rapport à cela. 

WB : Cela a été écrit avant la symphonie héroïque ?

IP : Oui.

WB : Et puis aussi, ce qui était mis dans le programme, le rapprochement entre Beethoven et Prokofiev, que je n’aurais pas soupçonné..

IP : Pour ce parallèle, j’ai choisi une pièce courte de Prokofiev, parce qu’il s’agit juste d’un clin d’œil. En effet, on retrouve l’influence de Beethoven davantage dans l’œuvre symphonique de Prokofiev que dans son œuvre pianistique. Prokofiev était un très bon pianiste et il a notamment transcrit les symphonies de Beethoven pour quatre mains. Il programmait aussi beaucoup de sonates de Beethoven, notamment aux Etats Unis lorsqu’il est parti en tournée. Dans ses programmes, il jouait ses œuvres à lui, mais comme il ne voulait pas faire peur au public, il cherchait toujours à créer un équilibre avec quelque chose de plus classique et c’était souvent du Beethoven. Cette pièce, Dumka, c’est une œuvre qui a été découverte il y a quelques années dans les archives de Moscou, très récemment. On n’a pas de date exacte la concernant, on imagine qu’il s’agit d’une œuvre de jeunesse et je l’ai choisie justement parce qu’elle a une écriture orchestrale. Il avait noté en début de partition « cor » ce qui laisse penser qu’il comptait l’orchestrer. 

WB : Et le dernier bis que vous avez joué hier, c’était du Prokofiev aussi ?

IP : Oui, une tarentelle…

WB : Cela datait également de sa jeunesse ?

IP : Oui, cela fait partie des Juvinalia , un recueil de ses œuvres de jeunesse, ce sont des œuvres courtes, de style, d’esprit, de caractère très concis qui préannoncent déjà son écriture. Il y a vraiment de tout et c’est intéressant.

WB : Et que pensez-vous du Prokofiev de maturité pour piano, les grandes sonates par exemple, elles vous tentent ?

IP : Absolument ! C’est un répertoire que je n’ai pas encore eu l’occasion d’aborder, mais je pense que cela correspond très bien à mon tempérament. 

WB : Ce qui m’a frappé quand vous avez joué Rameau, c’était vraiment du Rameau pianistique, vous ne recherchez pas du tout l’influence du clavecin dans votre interprétation ?

IP : C’est un répertoire qui est difficile à aborder, parce qu’évidemment il a été écrit pour un autre instrument, donc nous l’écoutons sur clavecin, mais on ne peut pas s’empêcher de s’en éloigner. J’essaye tout de même de ne pas le « romanticiser », comme vous avez du remarquer, je n’utilise pas du tout de pédale. Je pense que cette musique se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’ajouts. Je ne réfléchis pas tant que cela au fait de jouer à la manière dont on le jouerait sur clavecin ou pas..

WB : Non mais j’ai bien aimé, je pense que ça va bien au piano ! 

IP : Il a une autre dimension au piano, très certainement.

WB : Vous m’avez dit hier que vous êtes en train de découvrir Scarlatti ?

IP : Je commence à le jouer.

WB : Ce sont des merveilles…

IP : Absolument.

WB : Je me dis à chaque fois : « Comment peut-il évoquer tout un monde en deux, trois minutes à peine ? » Et puis, il est reconnaissable et en même temps, il n’est pas reconnaissable, des fois il semble préfigurer Schumann et des fois, c’est très baroque ou même il rappelle Bach.

IP : Oui et certaines sonates sont aussi imprégnées d’influences espagnoles.

WB : Vous m’avez dit que vous êtes partiellement italienne, que pensez-vous d’un pianiste comme Maurizio Pollini par exemple ?

IP : C’est difficile de parler des autres interprètes, parce qu’en étant interprète, je suis très critique envers moi-même avant tout. Donc c’est très délicat de se positionner par rapport à d’autres musiciens. Chacun a sa propre sensibilité. Et puis selon le moment dans lequel on découvre un musicien, son jeu peut grandement varier. J’ai découvert le premier concerto de Brahms par Pollini à 16 ans et j’en suis tombée amoureuse. Je l’ai ensuite écouté en live il y a quelques années et j’ai été déçue. Il y a aussi des musiciens qui sont meilleurs dans certains répertoires plus que dans d’autres, il y a des interprètes qui se révèlent dans certaines œuvres plus que d’en d’autres

WB : Avez-vous des modèles ?

IP : Pas vraiment, j’essaye de ne pas en avoir, parce que pour garder une certaine authenticité, l’artiste doit essayer de se trouver lui-même et de ne pas être influencé. La notion de modèle cache pour moi le risque de la copie.  Après bien évidemment, j’ai des affinités et j’apprécie plusieurs interprètes pour des raisons différentes et des répertoires différents, je prends chaque fois ce qui peut me servir. 

WB : Vous n’avez pas par exemple écouté Larrocha dans La Vega pour vous préparer ?

IP : Là aussi, l’écoute des pièces que je joue se passe lorsque je fais mon programme et ensuite, j’arrête d’écouter, je n’écoute plus pour la même raison : pour ne pas être influencée et garder mon authenticité, mon interprétation propre parce que notre inconscient fait qu’il y a certaines choses que l’on a écouté qui vont ressortir dans notre jeu. Il m’arrive en fin de travail, lorsque par exemple j’ai un doute ou je n’arrive pas à trouver une solution à un problème, de revenir à l’écoute, et d’ailleurs je procède à plusieurs écoutes d’interprètes différents et en général je sélectionne celle qui me paraît la plus juste. En général, c’est très facile, parfois il suffit de prendre la partition et de suivre et de voir qui suit strictement le texte et qui prend plus de libertés, c’est très simple de faire un choix d’écoute. De même pour les concerts, je vais écouter de la musique de chambre, vocale, orchestrale, plutôt que de la musique pour piano solo et ce n’est pas parce que je n’apprécie pas, c’est encore une fois pour garder cette authenticité. 

WB : J’ai encore une question, c’est votre collègue Andras Schiff qui a dit il n’y a pas longtemps qu’il trouvait le public de plus en plus.., il n’a pas dit « stupide », mais de moins en moins cultivé, si je peux me permettre, c’est un pianiste que je n’aime pas beaucoup et est-ce que ce n’est pas terriblement arrogant, parce que lui dépend du public, s’il n’y avait pas ce public-là, il ne pourrait pas vivre ?

IP : J’ai regretté d’avoir entendu ces propos, et on en revient exactement à ce que je disais tout à l’heure, l’art et l’éducation, ce sont deux choses différentes. On peut ne peut être « éduqué » comme lui l’entend, musicalement, et quand même apprécier la musique ! Et même parfois, le fait d’avoir beaucoup de connaissances peut être distrayant : l’écoute est différente lorsqu’on connaît les choses, elle est plus analytique et moins émotive. Le plus grand succès d’un interprète, c’est d’avoir apporté quelque chose aux spectateurs, c’est-à-dire d’avoir transmis de la joie et de la sérénité, de l’avoir fait voyager, d’avoir développé son imaginaire et de l’avoir fait rêver, et pour atteindre cela, il faut une communion directe, du cœur de l’interprète au cœur de l’auditeur.

WB : Et peut-on dire en général qu’un public est « cultivé » ou « stupide », « intellectuel » ?

IP : Qu’est-ce que ces qualificatifs signifient-ils ? Et est-ce qu’un public plus cultivé apprécie plus parce qu’il connaît l’œuvre ? 

WB : Est-ce que vous avez remarqué hier soir à quel public vous aviez affaire ? Le ressent-on ?

IP : Ce que l’on ressent quand on joue, c’est la concentration du public, c’est le silence. Je dis que le silence est le plus beau compliment à un artiste et j’ai souvent entendu dire « Ce public tousse, il fait du bruit, ils sont terribles », mais moi je dis : « Ce n’est pas que la faute du public, c’est aussi la faute de l’artiste », parce qu’il n’a pas su captiver assez…c’est un peu extrême, mais je prends conscience quand je suis sur scène ou quand j’écoute lors d’un concert, lorsque le musicien captive l’attention du public, et bien, on n’entend pas un bruit. 

WB : Non, quoique j’ai entendu des concerts où les gens toussaient à n’en pas finir, alors que c’étaient de superbes musiciens !

IP : Bien sûr, c’est un peu extrême comme affirmation, mais pour dire que c’est comme cela que l’on éduque le public, par le son, pas avec des livres. C’est l’artiste qui doit guider le spectateur par la construction d’un programme réfléchi, par une interprétation fidèle, par une haute qualité du son. La musique classique traverse les âges, les nations, elle parle à tout le monde, donc si l’on est authentique et fidèle au texte, si on respecte l’œuvre, et bien automatiquement, il y aura communion avec le public. Et n’oublions pas qu’il s’agit là de notre rôle d’interprète, d’ « interpréter » l’œuvre, c’est-à-dire de la rendre compréhensible, limpide, de la traduire pour la rendre accessible à quiconque. C’est ça, l’éducation ! Elle se passe de mots, c’est quelque chose d’impalpable, mais c’est là que l’éducation se fait. 

WB : C’est beau !

IP : Je suis très honorée de faire ce métier, vraiment j’apprécie tous les jours.

WB : Je suis content qu’il y ait des gens comme vous qui nous prennent par la main et nous montrent de beaux paysages…

IP : Cela en vaut la peine, c’est tellement riche et beau, spirituel aussi..

WB : En ce temps de covid, on voit combien cela a manqué, j’ai beaucoup de cd, chez nous il y avait le confinement « intelligent », je n’ai pu travailler pendant plusieurs mois, j’avais beaucoup de temps pour écouter des cd, je ne l’ai pas souvent fait, je le fais souvent dans la voiture en me rendant au travail, ce n’est qu’au moment des concerts live où on se rend compte ce qui a manqué !

IP : C’est différent !

WB : Je suis content qu’il y ait des concerts !

IP : André Fraats (l’organisateur de ces concerts) m’a demandé : « Est-ce que tu es sûre de vouloir jouer ? On laisse tomber, on le refait à un moment meilleur ? » et j’ai dit : « Non, je viens, s’il y cinq personnes, il y aura cinq personnes, c’est un réel plaisir et c’est vital d’être sur scène, devant un public, d’échanger, de rencontrer de nouvelles personnes, et puis de s’entrainer. De jouer en concert, c’est quelque chose qui nous a terriblement manqué ! »

 

Ida Pelliccioli a interprété les programmes suivants:

(le 5 septembre 2020)

Rameau: Suite en la

Debussy: Hommage à Rameau

Albeniz: La Vega

Debussy: La puerta del Vino

              Soirée à Grenade

              Masques

 

(le 6 septembre 2020)

C.Ph.E Bach: Sonate en mi mineur Wq S2/6,HI29

Beethoven: Sonate no 12 en la bémol majeur opus 26

Schubert:Impromptu opus 142/2 et Impromptu opus 142/3

Prokofiev: Dumka