English profiles

Gronsveld, le 15 aout 2020

Quand la femme du pianiste Ashot Katchatourian, la violoniste Elena Lavrenova, est arrivée à la maison d'un ami commun, elle n'a pas tout de suite vu son mari et elle a demandé où il était passé. "Il fait une interview avec un journaliste", et sa surprise a été grande: "Quoi! Il déteste les interviews!"Pourtant elle a bien duré cinquante minutes et elle était loin d'être desagréable....

Willem Boone (WB): Est-ce que vous êtes famille du compositeur Aram Katchatourian?

Ashot Katchatourian (AK) : Oui, en fait, mon père a découvert il n’y a pas longtemps qu’on est de la même famille, il était le cousin de mon grand-père.

WB : Je me suis tout de suite dit quand j’ai vu le nom : « Est-ce qu’ils sont de la même famille? » Est-ce que c’est un nom très connu?

AK : Oui, c’est un nom très connu en Arménie, mais on ne l’écrit pas comme le mien, c’est Khatchatrian, mais le mien c’est Katchatourian, comme le compositeur.

WB : Jouez-vous souvent sa musique?

AK : Oui, ça m’arrive, je prépare son concerto pour piano pour une tournée dans deux ans, en Amérique du sud, je ne l’ai jamais joué et c’est une opportunité pour travailler ce concerto.

WB : Est-ce que c’était votre premier concert lors de la crise Covid?

AK : Non, c’était le deuxième ou le troisième, le premier était à Bruxelles, un concert privé après quatre mois, c’était difficile,  comme pour tous les musiciens. D’un coté, c’était bien aussi, on était en famille avec les enfants, quand on est tout le temps en voyage, c’est un peu étrange…

WB : C’était brusque, le changement!

AK : Oui, c’était un grand changement, mais c’était bien aussi de se retrouver seul pour réfléchir et avoir beaucoup de temps pour travailler du nouveau répertoire.

 WB : Vous l’avez fait?

AK : Oui, tous les concerts ont été reportés à l’année prochaine, donc j’ai un peu de temps pour travailler.

WB : J’ai lu une interview avec une chanteuse française, Véronique Gens, qui a dit : « Je n’arrive pas à chanter, parce que je n’ai pas de projets à long terme, je n’arrive pas à me motiver.. »

AK : Oui, bien sur, tous nos concerts sont organisés à l’avance, on se prépare, et du coup tout a arrêté pour tout le monde, on se laisse aller, c’est difficile de recommencer et de rentrer.

WB : C’était comment, le premier concert après ce repos forcé?

AK : C’était bien, comme d’habitude, j’avais très envie de jouer, j’étais très content, c’était vraiment quelque chose de bien, même quand il n’y avait que quelques personnes, cela ne change rien, on joue pour quelqu’un.

WB : Et ce que Didier Castell Jacomin (qui avait la direction du Tryptique pour piano, WB) a dit : « La musique virtuelle, ce n’est pas de la musique », c’est vrai pour vous aussi?

AK : J’ai un ami qui a fondé une série de concerts virtuels, chaque dimanche, j’ai accepté de jouer, on joue pour les écrans, il n’y a personne, bien sur, on fait de la musique,  je l’ai fait une fois et cela suffit. Je ne vais pas refaire cette expérience. 

WB : Vous l’avez fait chez vous ou dans une salle?

AK : Non, chez un ami qui a un piano, bien sur, c’était sur les média et tout le monde a regardé, mais ce n’est pas la même chose qu’un concert avec un vrai public. Comme tout le monde, je préfère jouer dans une salle avec un vrai public. 

WB : Et quand vous enregistrez un cd, c’est la même sensation ou c’est encore différent? 

AK : Un cd, c’est autre chose, parce qu’on essaye de jouer comme au concert. C’est un autre travail pourtant, c’est plus long et plus fatigant, mais on essaye d’être soi même, comme devant le public. 

WB : Et aujourd’hui, ça a été?

AK : ça va, oui! 

WB : Il y a une jeune collègue à vous, Lise de la Salle, que j’ai interviewé une fois et qui m’a dit : « Même quand j’ai mal joué, je suis content parce que j’ai été en contact avec mon public », qu’en est-il de vous?

AK : Cela dépend, chacun a ses propres sensations, pour moi, je ne suis jamais content après, je sais que ce n’est jamais parfait, c’est impossible, plus on travaille, plus on cherche, il n’y a pas de fin en musique, et on n’est jamais content.

WB : C’est peut-être le charme de la musique?

AK :  Peut-être, je ne sais pas, chaque personne a son opinion. 

WB : Comment c’était pour vous cet après-midi, vous avez joué deux mouvements lents de sonates pour violoncelle…

AK : On voulait jouer les sonates entières, mais le problème était qu’on n’avait pas beaucoup de temps, j’étais en Espagne pendant dix jours pour enregistrer un cd avec l’un de mes collègues, je n’avais pas le temps pour reprendre, et on a décidé de jouer les mouvements lents.

WB : C’est dommage, car la sonate de Rachmaninov…

AK : Les deux sonates (l’autre étant la sonate pour violoncelle de Chopin, WB) sont magnifiques! 

WB : Celle de Rachmaninov est presque un concerto pour piano!

AK : Mais oui! C’est même plus difficile que son deuxième concerto!

WB : C’est vrai? 

AK : Oui, j’ai joué tous ses concertos, pour moi, c’est plus difficile que le deuxième concerto. En fait, on considère la sonate pour violoncelle comme sixième concerto, parce que le cinquième, c’est la Rhapsodie sur un thème de Paganini. 

WB : Et est- ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui a fait une transcription de la deuxième symphonie pour en faire un cinqième concerto pour piano?

AK : Oui, je ne sais pas qui l’a faite, mais pourquoi le faire s’il y a déjà les concertos, il ne faut pas le faire, si Rachmaninov avait voulu réaliser une telle transcription, il l’aurait faite!  Je trouve dommage que tellement de compositeurs prennent des symphonies pour en faire des transcriptions, Liszt par exemple avec celles de Beethoven, il y a déjà tellement de choses pour le piano, ça ne vaut pas la peine de prendre des airs d’opéra ou des symphonies et de les transcrire pour le piano. 

WB : C’est Rachmaninov lui-même qui a dit :  « Music is enough for a lifetime, but a lifetime…

AK ….. is not enough for music! Bien sur!

WB: Vous avez beaucoup d’affinité avec Rachmaninov ?

AK : C’est un de mes compositeurs préférés, quand j’étais jeune, j’étais très amoureux de sa musique, j’adore toujours ! J’ai travaillé tous ses concertos, pour la première fois quand j’avais seize ans, c’était le troisième, quand je suis arrivé en Suisse, j’avais quinze ans, j’étudiais au conservatoire de Neufchâtel…

WB : C’est très jeune !

AK : Oui, j’ai commencé le piano à six ans. 

WB : Non, je veux dire pour travailler le troisième concerto !

AK : J’étais très amoureux de ce concerto, je l’ai travaillé pendant des années, je l’ai joué pour la première fois avec orchestre à seize ans. C’était quelque chose qui m’a beaucoup touché et après je l’ai beaucoup joué.

WB : Et ce concours que vous avez gagné en 2006 ?

AK : C’est un concours pour de jeunes pianistes, j’avais joué le deuxième concerto, et j’ai gagné le premier prix. 

WB : Qui est-ce qui était dans le jury, vous vous rappelez ?

AK : Je ne m’en souviens pas du tout, ça fait presque quinze ans..J’ai un problème avec les noms, je n’arrive pas à les retenir ! 

WB : Il y un autre concours ou Ashkenazy était dans le jury..

AK : Je ne sais pas, j’ai fait beaucoup de concours quand j’étais jeune.

WB : Et peu après, vous avez gagné le premier prix au concours Martha Argerich ?

AK : C’était en Suisse, le concours a été fondé par une dame qui adorait la musique et elle a organisé ce concours au nom de Martha Argerich. C’était la première édition et j’ai gagné le premier prix. 

WB : Et elle était là elle-même?

AK : Oui lors de la finale.

WB : Et vous l’avez rencontrée?

AK : Oui, elle habite à Bruxelles, comme beaucoup d’autres musiciens. 

WB : Je vous ai entendu jouer à Utrecht, où j’habite aux Pays Bas!

AK : C’est vrai? Avec Maria Joao Pires?

WB : J’avais oublié et j’ai fait des recherches pour cette interview, et tout d’un coup je me suis dit : « Mais je l’ai déjà entendu en concert! »

AK : J’avais joué Beethoven, non?

WB : Effectivement, le troisième concerto.

AK : Et elle jouait le quatrième, on a fait une tournée aux Pays Bas dans toutes les salles connues, on a fait sept ou huit concerts..

WB : C’était la première  fois que vous avez joué sur un instrument d’époque?

AK : Oui, c’est vrai, c’était une découverte, ce n’est pas la même chose que le piano d’aujourd’hui, mais c’était une expérience extraordinaire.

WB : Je suppose que vous connaissez très bien le troisième concerto de Beethoven, est-ce que tout est à reprendre dès qu’on joue sur un tout autre instrument?

AK : Non, avec un pianoforte, on ne peut pas pousser comme avec le piano moderne, un Steinway ou un Yamaha. Dès que tu pousses, il n’y a que le son qui sort, il faut trouver juste le toucher de l’instrument. C’est difficile évidemment, mais on peut très vite s’adapter. 

WB : J’ai écouté une fois avec le même orchestre – l’Orchestre du 18ème siècle – le Triple Concerto avec entre autres Kristian Bezuidenhout, qui est un très bon fortepianiste, et le pianoforte était presque inaudible et ce n’était même pas dans une très grande salle…

AK : J’étais avec Maria qui a beaucoup joué sur les anciens instruments et elle m’a expliqué comment cela marche, et dès qu’on maitrise l’instrument, cela marche, il faut juste comprendre. 

WB : Et est-ce que vous avez renouvelé l’expérience après ?

AK : Non, cette année, on voulait faire la même chose avec Maria Joao, faire la même tournée avec d’autres concertos de Beethoven et de Mozart, mais le Covid nous a empêché de réaliser ce projet, ce sera probablement reporté en 2021 ou 2022, on verra.

WB : A propos, c’est elle qui vous a appelé « A truth, a force, an energy, a passion, a talent without borders, a real musician. » Est-ce que ça vous va bien?

AK : Cela fait toujours plaisir d’entendre cela de quelqu’un comme Maria.

WB : Comment avez-vous fait sa connaissance? 

AK : J’habitais à l’époque à Berlin et l’un de mes amis m’a dit : « Il faut que tu ailles à la Chapelle à Bruxelles pour travailler avec Maria Joao, qui venait d’arriver. » Je n’étais pas sur, j’habitais à Berlin, j’avais un peu arrêté et pas trop joué, je me sentais un peu dépressif, mais j’ai quand même envoyé un e-mail à la Chapelle pour demander si on pouvait m’écouter pour venir étudier avec Maria Joao. J’ai joué pendant une vingtaine de minutes et ils m’ont accepté. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance et après cela, on est resté en contact. J’ai joué avec elle au mois de mars, juste une semaine avant le confinement. On a des projets ensemble.

WB : Est-ce qu’elle vous a influencé?

AK : Oui, beaucoup, elle m’a appris beaucoup de choses, elle m’a ouvert un autre regard sur la vie, dans la musique bien entendu elle m’a appris beaucoup de choses, on a travaillé des sonates de Schubert pendant des années, comme la grande en la majeur, elle me donne plus de cours, mais quand on joue ensemble, elle me donne des conseils. Elle m’a demandé de l’écouter quand elle a joué la sonate opus 111 de Beethoven pour la première fois à 71 ou 72 ans. Je ne la joue pas, parce que je pense qu’il faut l’apprendre quand on a au moins 60 ans, et il faut aussi jouer toutes les autres ou au moins la moitié d’entre- elles pour bien comprendre l’opus 111. Pas que les sonates d’ailleurs, aussi les quatuors. C’était extraordinaire! 

WB : Je l’ai entendue dans cette sonate!

AK : Ce n’est pas encore enregistré, mais peut-être elle le fera un jour! 

WB : Et quand elle vous a demandé votre avis, est-ce que vous êtes honnête avec elle?

AK : Oui, bien sur! 

WB : Elle le supporte bien?

AK : Bien sur! Elle veut même entendre ce que je pense, elle ne veut pas de mensonges.

WB : Elle me parait quelqu’un de très instinctif et de naturel, est-ce qu’elle est capable de dire ce qu’elle fait et comment elle le fait?

AK; Oui, mais cela dépend avec qui elle est, elle ne dit pas la même chose à chaque pianiste. Lors des tournées, on a partagé beaucoup de choses, on parlait de tout, pas seulement de musique. C’est quelqu’un qui est très ouvert, c’est une personne très simple, elle dit ce qu’elle pense même s’il ne faut pas toujours le dire, moi je fais pareil au risque parfois de vexer d’autres personnes. C’est un personnage extraordinaire. 

WB : J’ai lu plusieurs interviews avec elle et des fois je pense qu’elle porte un regard assez pessimiste sur le monde et sur la carrière aussi.  Bon, maintenant le monde n’est pas très joyeux… 

 AK : La musique, c’est du business, ce que je déteste, les agents vendent des artistes comme des produits, une bière ou des pommes de terre, et pas comme des musiciens, vraiment des produits, c’est affreux. Avant, ce n’était pas comme ça : les agents comprenaient beaucoup à la musique, ils avaient du respect pour la musique, mais aujourd’hui, pour les grandes agences, c’est juste vendre, vendre, vendre..Ils s’en fichent, ils ne comprennent rien à la musique, il y a un nom et le public vient, mais plus que la moitié du public ne comprend rien à la musique.

WB : C’est vrai? 

AK : Cela dépend du pays, j’adorais cette tournée aux Pays Bas, c’était très chaleureux, le public donnait une telle énergie, c’était un plaisir. Je ressentais la transmission de la musique avec le public, c’est très important. Il y a le compositeur, et on essaye de transmettre son message au public.

WB : Mais est-ce qu’il y a des pays où vous vous sentez moins en contact avec le public?

AK : Oui, par exemple en Allemagne, j’aime bien y aller, mais c’est un peu froid pour moi, chaque fois..

WB : Il y a de très belles salles pourtant..

AK : Oui, c’est vrai, j’adore jouer en Italie, aux Pays Bas, aux Etats Unis, en Amérique du sud. 

WB : Mais c’est vrai ce que vous avez dit : il y a des musiciens dont on ne comprend parfois pas pourquoi ils sont tellement populaires! Enfin, parfois j’arrive à comprendre, mais c’est pour des raisons extra-musicales, par exemple Katia Buniatishvili.

AK : Ah oui, j’ai bien pensé….

WB : Franchement, je ne comprends pas, ça n’a plus rien à voir avec la musique. 

AK : Je ne veux pas dire de choses méchantes…

WB : Ou qu’est-ce que vous pensez d’un Lang Lang?

AK : Il a une technique incroyable, techniquement, il n’y a pas de problème. Maintenant, chaque pianiste a ses gouts, il y a beaucoup de pianistes avec des problèmes de gout, chacun a son style, je ne veux pas dire des choses, mais ..Lang Lang, c’est Lang Lang… j’ai beaucoup de respect pour lui et pour ce qu’il a fait, mais musicalement, je ne veux pas en parler..

WB : Alfred Brendel ne joue plus, mais s’il était plus jeune, est-ce qu’il aurait pu faire la même carrière que celle qu’il a faite?

AK : Brendel, quand il était plus jeune?

WB : Oui, avec certains je me dis qu’ils ont fait carrière parce que c’était un autre temps, où ça allait moins vite, où il y avait moins de technologie, pas de réseaux sociaux..

AK : Je ne sais pas, c’est possible, par exemple aujourd’hui que tous les musiciens qui ont un nom, tous les vrais musiciens sont d’une autre époque.  Le problème maintenant est que tout est devenu tellement business qu’on peut tout acheter, on peut faire une star de quelqu’un, surtout s’il a de l’argent. C’est très dommage, car la musique en souffre. A l’époque de Chopin, les concerts, c’étaient des « Hauskonzerte », il y avait trente, quarante personnes, c’était toujours comme ça et c’était extraordinaire. Avec le Covid, la seule chose qui puisse marcher, c’est les petits concerts de trente, quarante personnes, comme aujourd’hui. C’est bien et c’est intime, on est très près des gens, on les voit..

WB : J’ai dit à Didier que les concerts vous ont encore plus manqué qu’au public!

AK : Oui, et un concert intime est très bien, parce que c’était tellement chaleureux, on partage : on joue, on s’écoute, on est en contact avec le public et c’est génial. 

WB : Je suis prof de langues et quand je vais au travail, j’écoute beaucoup de musique dans la voiture,  mais lors du confinement, j’écoutais beaucoup moins, alors que j’en avais le temps..

AK : Je pense que cela a manqué à beaucoup de gens, en Suisse, on a déjà recommencé, les salles jusqu’à 1000 personnes, ils font des concerts.

WB : Et concernant Pires, je n’ai pas bien compris, est-ce qu’elle a recommencé à jouer, parce qu’il y a quelques années, elle a fait ses adieux?

AK : En fait, elle a arrêté, mais là où elle habite, à Belgais, elle a fait une série de concerts, chez elle, dans une petite salle de concerts très chaleureuse, c’est d’ailleurs là où elle a fait tous ses cd. C’étaient deux concerts par mois, samedi et dimanche je crois, il y avait entre 70 et 100 personnes, sinon elle n’a pas totalement arrêté, mais elle joue encore quelques concerts par année, plus comme avant. 

WB : C’est elle qui a dit une fois : « Je joue, parce que j’ai besoin d’argent », est-elle aussi simple que ça?

AK : Je pense que c’est vrai, oui, comme nous tous..

WB : Je pense qu’avec vous, c’est aussi parce que vous aimez la musique!

AK : J’adore la musique, je n’arrive pas à vivre sans cela, quand même, je joue pour moi…

WB : Mais j’ai parfois l’idée qu’elle joue malgré elle?

AK : C’est vrai, parce que c’est devenu un tel business! Mais avant, ce n’était pas ça, à l’époque de Richter ou de Guilels, Horowitz, on pouvait compter les pianistes sur les doigts, non? Ce n’étaient qu’eux qui jouaient partout, avec quelques violonistes et violoncellistes et c’était la vraie musique, maintenant, il y a plus de 55 millions de pianistes, rien qu’en Chine, techniquement les uns encore plus parfaits que les autres…

WB : Est-ce que vous avez travaillé Mozart avec Pires?

AK : Oui, Mozart, Beethoven, j’ai travaillé tout. 

WB : Question Mozart, je la trouve l’une des meilleures, est-ce qu’elle a des « secrets »?

AK : Oui, comme elle dit, chaque compositeurs a ses petits secrets, et c’est vrai, pour elle aussi, elle peut juste dire un mot et ce petit mot, ça peut tout changer.

WB : Je veux dire est-ce qu’elle a des secrets pour son interprétation de Mozart?

AK :Non, il n’y a pas de secrets, il faut juste comprendre le style, c’est ce qui fait la différence. Quand on joue des staccatos dans Schubert, ce n’est pas la même chose dans Mozart ou Beethoven. Pour une artiste comme elle, qui a joué sur les grandes scènes pendant des décennies et qui commence à enseigner, au début c’était difficile. Quand on travaille avec elle, ce n’est pas comme si on travaillait avec un professeur au conservatoire, ils ont des buts différents. Ce qui est important avec un piano, c’est de bien mettre et utiliser la pédale, ce n’est pas seulement les touches, il faut savoir bien mettre la pédale, et c’est très, très difficile. 

WB : Quand vous parlez de pédales, c’est aussi la pédale gauche?

AK : Bien sur! 

WB : Parce que très peu de pianistes utilisent la pédale gauche!

AK : Il y a trois pédales; utiliser la pédales, il y a des vibrations, il y a demie-pédale, il y a demi demi pédale, il y a un quart de pédale, il y a tellement de choses! Je pense aussi que chaque pianiste devait démonter son piano pour voir comment chaque touche marche. 

WB : Vous savez le faire?

AK : Oui, je l’ai fait, j’ai démonté mon piano, j’étais tout seul à la maison et je me suis dit : « Je veux savoir comment ça marche quand j’appuie les touches ». J’ai vu comment ça marche avec les marteaux.

WB : Et vous saviez le remonter après? Ce n’est pas évident…

AK : Oui, bien sur! J’ai tout remonté et après j’avais une autre vue pour l’instrument.

WB : Qu’est-ce que vous avez appris de cette expérience?

AK : Que ce n’est pas seulement taper sur le clavier, il y a différentes manières d’appuyer sur le clavier, quand on le fait, le marteau monte deux fois, après il y a la résonance, le clavier descend deux fois aussi. Ensuite j’ai appris à chercher le son dans le pianissimos, quand on voit les marteaux et combien de millimètres ça monte, les pianissimos, les fortes, ça change tout! Quand on comprend cela, on commence à penser autrement quand on joue. 

WB : Moi j’ai appris une chose récemment, je suis amateur amateur, mais il y a des conseils qui marchent pour un amateur aussi, j’ai regardé un film d’une masterclass par Gina Bachauer au jeune pianiste Yefim Bronfman, il dure presqu’une heure, 

AK : Il est l’un de mes préférés! 

WB ….et il joue le concerto en do mineur de Mozart, et elle lui donne énormément de conseils qu’elle montre aussi au piano, elle montre aussi qu’il faut caresser les touches pour avoir un son plus beau, pour moi c’était nouveau!

AK : Je ne pense pas si on caresse une touche que cela change quelque chose, il  faut s’imaginer qu’on peut produire le son  soi-même, on n’a pas besoin de caresser les touches pour sortir un son.

WB : Et quand vous allez jouer comme aujourd’hui, est-ce que vous avez une idée exacte de ce que vous voulez réaliser? Est-ce que vous avez aussi un son dans votre tête? 

AK : Le son? Oui, évidemment, mais cela dépend aussi de l’instrument, on n’est pas comme les violonistes, chaque fois il faut s’adapter à l’instrument qu’on a et c’est difficile : on peut tomber sur de bons pianos avec lesquels on peut faire ce qu’on veut, on peut avoir des pianos impossibles..

WB : des casseroles!

AK : Oui, des casseroles comme vous dites, et on doit s’y adapter et jouer dessus, ça change beaucoup, bien sur. 

WB : Et est-ce que vous vous surprenez aussi en concert quand vous êtes en train de jouer et que vous vous dites : « Mince, qu’est-ce que je fais là? »

AK : Cela m’est arrivé une fois, c’était en Allemagne, je ressentais un froid entre le public et la scène, chaque fois que je joue un concert, je regarde toujours le premier rang, quand ma femme est dans le public, je joue pour elle, seulement pour elle, personne d’autre. Sinon je cherche une autre personne que je regarde  brièvement dans les yeux, juste deux secondes, je sens si cette personne va comprendre ce que je veux transmettre, je joue toujours pour une personne dans la salle. Mais cette fois en Allemagne, ça fait très longtemps,je suis sorti de la scène et j’ai ressenti une telle froideur,  une énergie très négative, je ne voulais pas jouer en fait. Je me suis mis devant le piano et je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais? », j’étais obligé de jouer, je ne pouvais pas me lever et partir, et ce concert, c’était vraiment l’un de mes concerts pas voulus,  je n’étais vraiment pas bien après et ça a duré quelques jours. Cela m’a très marqué, j’y pense encore de temps en temps. 

WB : Je reconnais un peu, depuis longtemps, je fais du théâtre, donc je fais partie d’une troupe et on joue devant un public, moi je suis sensible aussi, quand je vois des visages de bois, et pourtant ce n’est pas sur qu’ils n’aient pas aimé, parce que des fois ils me disent après que ça leur a plu!

AK : Non, ce ne sont pas les visages, c’est l’énergie, nous, on sent l’énergie, la chaleur.

WB : Inversement, un public peut aussi avoir l’idée que l’artiste est froid, par exemple Michelangeli était un superpianiste, on n’avait pas l’idée qu’il faisait entrer le public dans son monde…

AK : C’était un autre personnage.

WB : Vous avez fait un disque avec les scherzos de Chopin, quelle était la raison pour jouer un répertoire tellement enregistré? Est-ce que ce n’est pas extrêmement difficile?

AK : J’avais envie de faire un cd Chopin et je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire les quatre scherzos? » , bien entendu il y a tellement de versions de ces œuvres, mais je ne l’ai pas fait pour faire mieux que d’autres, je ne fais jamais un cd avec l’idée de faire mieux que quiconque. Depuis longtemps, j’ai eu envie de jouer les scherzos.

WB : Est-ce que vous les considérez comme un sommet dans son œuvre?

AK : Les pianistes ne jouent pas souvent les quatre en concert,  seulement un ou deux d’entre eux, quand on les enchaine, c’est comme un mouvement, c’est une seule pièce. J’ai eu le même sentiment que pour les Moments Musicaux de Schubert qu’il faut jouer comme un cycle entier.

WB : C’est pareil pour les ballades et les études?

AK : Pour les deux, oui.

WB : Richter jouait seulement 13 des 24 préludes, ce que je trouve un peu bizarre.

AK : On peut faire des choix, je pense que pour les scherzos il faut au moins en jouer deux, pas un seul. 

WB : Avec les scherzos, j’ai l’impression que les trois premiers se ressemblent plus ou moins, ils sont très diaboliques, et le quatrième est très différent.

AK : C’est ça, oui. 

WB : Il est très élusif!

AK : Et c’est aussi le plus long.

WB : Et quand le concert était fini, cet après-midi, vous avez joué pour vous des extraits du 2ème concerto de Rachmaninov et de l’avant-dernière sonate de Schubert, puis la 1ère ballade de Chopin et je me suis dit : « Si une fois dans ma vie, je pourrais jouer le 1er Scherzo de Chopin, je donnerais dix années de ma vie! »

AK : Le 1er scherzo est très difficile techniquement, bien qu’il y ait différentes techniques de piano.

WB : Ce 1er scherzo a tout : il y a tout Chopin dedans…

AK : Il est magnifique !

WB : Est-ce que vous avez d’autres projets de disques ?

AK : Oui, j’ai enregistré les deux sonates en la majeur de Schubert, la grande et la petite et aussi les deux en la mineur, après je pense faire les Variations Goldberg de Bach. J’aimerais les enregistrer dans la salle de Maria Joao et travailler avec elle. C’est elle qui m’a parlé de ce projet.

WB : Je croyais qu’elle avait déménagé au Brésil ?

AK : Elle habitait au Brésil.

WB Je sais qu’elle avait cette maison de Belgais, mais elle s’est fâchée avec le gouvernement portugais et elle est partie …

AK : Oui, la propriété de Belgais a été fermée pendant dix ans, mais après la Belgique, en 2016, elle a rouvert Belgais, avant le covid, elle y faisait des workshops avec des pianistes, qui venaient travailler avec elle pendant une semaine.

WB : S’il y avait un grand maitre du passé avec lequel vous pourriez travailler, est-ce qu’il y aurait quelqu’un en particulier ?

AK : Compositeur ?

WB : Non, un pianiste ?

AK : Rachmaninov, pour moi, ce n’est pas seulement l’un des meilleurs compositeurs,  il était aussi un pianiste extraordinaire. Il jouait 280 concerts par an ! 

WB : Est- ce que vous connaissez cet enregistrement qui a été récemment découvert des Danses Symphoniques ? 

AK : Les Danses Symphoniques par qui ?

WB : Justement, il y a un enregistrement qui a été découvert il n’y a pas longtemps sur le label Marston, je pense qu’il montrait à quelqu’un ce qu’il avait écrit. Il y a deux versions : pour deux pianos et pour orchestre….Mais sur ce disque on l’entend jouer seul pendant presqu’une demi heure..

AK: Ah oui, c’est sur YouTube! Il jouait devant Ormandy, il jouait avant de publier la partition.

WB: C’est Rachmaninov qui a dit que dans chaque composition il y a un point de culmination..

AK: Dans sa musique, il y a des culminations extraordinaires.

WB: Et vous vous rendez compte, il a joué les Danses Symphoniques avec Horowitz et c’est la compagnie de disques qui a dit que ce n’était pas intéressant, ils n’ont pas voulu l’enrégistrer! L’horreur!

AK: Je ne savais pas..! Rachmaninov a été en dépression pendant longtemps, il avait fui la Russie, il s’était fixé aux Etats Unis, il n’a pas écrit pendant dix ans, je crois. C’est grace au docteur Dahl qu’il a composé le deuxième concerto. 

WB: C’est le plus beau pour vous, le deuxième?

AK; Oui, le premier aussi, mais de tous les concertos, c’est le deuxième qui est le plus beau. 

WB: Et que pensez-vous du quatrième?

AK: Il est très beau aussi. Dans le troisième, il y a tellement de notes. C’est Horowitz qui a dit qu’il était à l’hopital et n’ayant rien à faire, il a essayé de compter toutes les notes de ce concerto et il s’est perdu à la fin du premier mouvement, il y en avait tellement que c’était impossible de les compter toutes.

WB: Mais quand il est bien joué, le troisième, la fin prend à la gorge! J’ai toujours envie de pleurer quand c’est bien joué..

AK:  J’aime beaucoup la version de Yefim Bronfman, c’est la meilleure interprétation, il y a les enregistrements de Rachmaninov lui meme de tous les concertos.

WB: Oui, mais ses tempos sont très rapides!

AK: Vous savez pourquoi? Il  y avait des grands disques, des LP, il n’y avait pas assez de place, c’est pour cela qu’il jouait aussi vite!

WB: Et pourtant il y avait cette grandeur, c’est indéniable..