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 le 25 mars 2007

 Mes premiers souvenirs de Nelson Freire remontent à très loin. A 15 ans (en 1978), mon intérêt pour la musique et pour le piano en particulier, commençait tout juste à s’éveiller. Près de là où j’habitais (Arnhem), il y avait une salle de concert, Musis Sacrum, qui offrait une série de piano, ce qui était assez rare pour une ville de province. J’ai insisté auprès de mon père pour qu’il aille avec moi et on a entendu 5 récitals de Jean Bernard Pommier, Daniel Wayenberg, Jorge Bolet, Jean Rodolphe Kars et donc Nelson Freire. Je me souviens notamment d’un Carnaval éblouissant et de plusieurs oeuvres de Chopin qu’il a enchainées, de sorte que je n’ai pas bien reconnu l’Andante Spianato et Grande Polonaise brillante...
Quelques années plus tard, Nelson Freire m’a fait une impression tout simplement inoubliable quand il s’est remis à jouer en duo avec l’incomparable Martha Argerich. C’était en 1980 et leurs premiers concerts ont eu lieu en Hollande. Contrairement à un concert pas très réussi (aux dires du pianiste brésilien lui même) avec la même pianiste à Londres en 1968, cette fois-là l’entente a beaucoup mieux marché et les deux pianistes forment toujours un formidable duo. Pourtant, il y a quelque chose de paradoxal chez Nelson Freire : pianiste aux moyens phénoménaux (non moins pour le déchiffrage, il parait qu’Argerich l’envie !), qui possède toute une science du toucher et du son, tout comme ses célèbres devanciers Hoffmann, Cherkassky et Moiseiwitsch, il n’a longtemps pas eu la carrière qu’il méritait. Certes, les vrais aficianados le connaissaient et parlaient avec beaucoup de respect de lui, mais il jouait relativement peu de concerts et il a été scandaleusement négligé par les compagnies de disques. On l’a surtout connu comme « le partenaire d’Argerich », alors que cette dernière n’a jamais été appelée « la partenaire de Freire ».... Dieu merci, les choses ont changé depuis 6 ou 7 ans. Decca l’a pris sous contrat et diffuse ses disques dans le monde entier, dans certains pays, notamment en France (où il habite pendant une partie de l’année) et au Brésil, il est devenu une légende du piano.
Moi même, je l’ai beaucoup entendu depuis 2002, aussi grâce à un ami qui le connait bien. Ce dernier m’avait dit que Freire n’aime guère les interviews, je m’étais donc presque « résigné »à l’idée qu’une interview avec ce pianiste que j’aime tant n’allait jamais se concrétiser.  Grande a donc été ma surprise quand mon ami m’a dit que je pouvais quand même tenter le coup. C’était pour aider un autre ami, brésilien et journaliste qui avait lancé son propre magazine mi-hollandais, mi-portuguais. Quoi de plus beau de faire un peu de « pub »pour le concert de jubilé (1) de la série « Meesterpianisten »(pour la 20ème saison) que Freire devait donner en compagnie de son amie Argerich. Quand je lui ai demandé à l’issu d’un concert à la Philharmonie de Cologne (lors duquel il a joué un fabuleux 4eme concerto de Rachmaninov), il m’a proposé de l’appeler chez lui à Paris, quelques jours plus tard. C’était bien la première (et jusqu’ici l’unique)  interview par téléphone, une heure plus tard que prévue, car j’avais totalement oublié qu’on venait de changer d’heure, mais heureusement Freire ne m’en a pas voulu......


Willem Boone (WB): Quelle est votre relation avec les Pays Bas, où vous donnerez le concert de jubilé dans le cadre des 20 ans de la série « Meesterpianisten » au Concertgebouw d’Amsterdam (le 20 mai en compagnie de Martha Argerich) ?

Nelson Freire (NF) : En 1964, il y a eu une grande amie, que j’avais connue lors de mes études à Vienne, qui s’est fixé à la Haye. Son mari travaillait pour Shell. Comme il était financièrement difficile d’aller souvent au Brésil, sa maison est devenue une sorte de pied-à- terre. Je trouvais les Pays Bas très mignons et exotiques, c’était bien différent de ce que je connaissais. Plus tard, j’ai connu le pianiste hollandais Frederic Meinders, qui est mariée avec une Brésilienne, il est devenu un ami. A partir de 1972, j’ai beaucoup joué aux Pays Bas après qu’on m’avait remis le prix Edison pour mon enrégistrement des Préludes de Chopin. Je jouais partout dans le pays. Les concerts étaient organisés par un impresario qui était bien connu alors, De Koos. Certains orchestres ont disparu maintenant, mais dans le temps, il était incroyable d’avoir tellement d’orchestres et de salles dans un pays si petit.. Et les Hollandais étaient surpris que je connaisse même des endroits comme Stadskanaal.... (petit village dans le nord du pays, WB)

WB : Combien de temps y avez-vous habité ?

NF : Non, je n’y ai pas habité, j’allais et je venais.

WB : Mes amis étrangers disent que le public hollandais se lève toujours à la fin d’un concert, est-ce vrai ?

NF : Oui, en effet,mais c’est un public très musical !

WB : Vous souvenez-vous de votre premier concert en Hollande ?

NF : Oui, c’était en 1966 au Kleine Zaal du Concertgebouw d’Amsterdam.

WB : Et savez-vous encore le programme ?

NF : Toccata et Fugue en ré de Bach, la Fantaisie de Schumann et la Sonate en si mineur de Chopin, puis mon premier concert au Grote Zaal, c’était en 1975 avec Prélude, Choral et Fugue de Franck, les Etudes Symphoniques de Schumann, la 12ème Rhapsodie Hongroise de Liszt et probablement aussi de l’Albeniz...

WB : Que signifie ce concert de jubilé pour vous ?

NF : C’est à Amsterdam que Martha et moi ont recommencé à jouer en 1980, c’est donc spécial qu’on y joue de nouveau. Nous avions joué ensemble pour la première fois à Londres en 1968, et peu après à Düsseldorf. A ce moment-là, on n’avait pas l’expérience des concerts, c’était un peu improvisé pour ainsi dire, ça ne comptait pas vraiment...

WB : Point de vue répertoire, seriez-vous tenté de jouer avec Martha la transcription que Pletniev a fait d’après Cendrillon de Prokofiev ?

NF : Oh, Argerich et Pletniev le jouent tellement bien, je n’ai rien à faire là !

WB : Je croyais qu’il l’avait écrite pour vous deux ?

NF : Non, je ne pense pas..

WB : Vous avez dit que vous ne jouez à 2 pianos qu’avec Argerich, mais j’ai vu que pour le festival de Verbier cet été vous jouerez la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartok avec Nelson Goerner. Avez-vous changé d’avis ?

NF : C’est vrai qu’en principe je ne fais que du deux pianos avec Martha, mais nos calendriers ne s’accordaient pas. Je suis content de jouer avec Goerner, c’est un ami et un très bon pianiste !

WB : Je vous ai vu jouer le 4eme Concerto de Rachmaninov et j’ai constaté que vous avez une façon bien particulière d’attaquer le son. Il n’y a jamais de dureté ni agressivité, alors que Argerich ressemble parfois à un tigre qui saute sur sa proie, l’avez-vous appris ainsi ?

NF : Peut être, oui.. C’est une question de nature et de physique.

WB : Comment faites-vous pour avoir une si belle sonorité aussi soyeuse ?

NF : Merci ! C’est vrai que je suis fasciné par le son, c’est la chose la plus personnelle d’un pianiste ! J’y fais toujours très attention. Il est important de travailler sa sonorité et de s’écouter soi même.

WB : Y a-t-il un son « Nelson Freire » ?

NF : Il y a un son pour tout le monde...

WB : Vous me semblez un vrai seigneur au piano, pas le type de broyeur d’ivoire, y a-t-il pourtant un coté animal en vous ?

NF : Martha dit toujours que je suis un chat déguisé en chien !

WB : Qu’est-ce que cela veut dire ?

NF : Que je suis d’apparence bien calme et douce, mais il ne faut pas réveiller le lion. Je peux devenir un lion quand je m’énerve..

WB : Aimez-vous jouer des choses purement virtuoses ?

NF : Bien sûr,la virtuosité me plait ! Le 4eme concerto de Rachmaninov que j’ai joué (que j’ai entendu live à Cologne, le 23 mars 2007) est très virtuose.

WB : Jouez-vous encore le 3eme de Rachmaninov ?

NF : Non, pas pour l’instant, je me suis un peu fatigué de ce concerto. Tout le monde le joue. J’ai entendu le comeback de Horowitz au Carnegie Hall en 1978 avec ce même concerto, j’y suis allé avec Martha.. mais ça ne veux pas dire que je ne le joue plus jamais ! J’ai aussi laissé de côté la Rhapsodie sur un thème de Paganini, que j’ai beaucoup jouée. J’aime bien le 2eme Concerto de Rachmaninov.

WB : Et le 1er concerto ?

NF : Je meurs d’envie de le jouer !

WB : Est-il difficile d’apprendre des concertos à votre âge ?

NF : Bien sûr, ce n’est plus la même chose par rapport à ma jeunesse, où j’apprenais le 2nd concerto de Tschaikofsky en deux semaines...On ne peut plus tout se permettre, mais ce n’est pas impossible que je me mette à apprendre le 1er concerto de Rachmaninov, Magaloff l’a appris aussi quand il avait 69 ans, mais Rachmaninov fait peur parfois, il y a beaucoup de choses diaboliques, par exemple le début du 1er concerto (Il fredonne la mélodie avec l’entrée du piano), on se sent un trapéziste !

WB : Oui, mais d’autre part, si avez le trac, vous le perdrez bien vite, car il faut s’y lancer tout-à-fait..

NF : C’ est vrai..

WB : En ce qui concerne vos CD’s, quels sont vos projets pour l’avenir une fois votre CD de sonates de Beethoven paru ?

NF : Je vais en faire, mais je ne sais pas encore quoi, il y a beaucoup de projets. Je voudrais faire un disque Ravel/Debussy ou reéngistrer la Sonate de Liszt..

WB : Les concertos de Chopin sont faits pour vous !

NF : Oui, mais il y en a d’autres aussi, Rachmaninov, Schumann, Mozart...

WB :Je sais que vous allez au concert vous même si vous en avez le temps, quels ont été les concerts qui vous ont marqué dernièrement ?

NF : Les concerts qui ne marquent pas ne sont pas bons... J’étais au Musikverein de Vienne l’ autre jour, où j’ai entendu l’Orchestre de Vienne, c’était très spécial, la salle et l’orchestre. Cela m’a rappelé l’époque où j’y vivais et étudiais, j’y ai encore des amis..Quant à mes propres concerts, je pense à ce qui vient, pas à ce qui a été !

WB : Que pensez-vous d’un jeune artiste comme Lang Lang ?

NF : Je ne l’ai pas entendu live, uniquement en DVD, je dois dire que les Réminiscences de Don Juan de Liszt étaient remarquables.

WB : Ne pensez-vous pas qu’il soit un produit de marketing ?

NF : Ce sont deux choses différentes : les pianistes d’un côté et le marketing d’un autre. Ce sont des autres qui font du marketing autour de lui. Je pense qu’il mérite son succès.

WB : Finalement, vous avez sans doute entendu parler du scandale causé par la pianiste anglaise Joyce Hatto et surtout son mari. Qu’en pensez-vous ?

NF : J’avais raison si vous voulez. Une amie m’a fait écouter plusieurs de ses disques, elle m’en avait apporté toute une quantité, j’ai entendu deux ou trois choses et je me suis dit qu’il y avait quelque chose de bizarre. C’était formidable, mais cela ne me touchait pas. Ce n’était pas vivant..L’amie qui me les avait apportés était déçue que je n’aie pas aimé. Je ne suis pas surpris du scandale.. Pourtant, j’ai entendu Feux Follets de Liszt et c’était remarquable. Il parait que je connais le pianiste qui jouait en réalité, Laszlo .... (à vérifier). Je l’ai rencontré autrefois, c’était quelqu’un de très gentil.

WB : Est-ce que cela pourrait être la partie émergée de l’iceberg ? Est-ce qu’il va y avoir plus de disques « fantôme » ?

NF : Cela s’est déjà passé quelques fois avec un disque de Lipatti, où c’était Halina Czerny-Stefanska qui jouait..

WB : Supposons que le mari de Hatto ait utilisé l’un de vos disques, auriez-vous été honoré ou vexé ?

NF : Ni l’un ni l’autre... Toute cette histoire était bizarre. Je me souviens que du temps où j’habitais à Londres à la fin des années ’60 avec Martha, Kovacevich, Barenboim et d’autres, déjà personne ne se souvenait d’elle, personne ne l’avait jamais entendue jouer !

WB :  Merci, Nelson, de votre temps pour répondre à mes questions. Je me réjouis de vous voir et entendre en mai, en fait, le 20, c’est mon anniversaire, donc c’est un bien beau cadeau que vous me faites...

NF : Ah, encore un jubilé alors... !

© Willem Boone 2007

(1) Le concert de jubilé a été assuré par Nelson Freire, Martha Argerich ayant été obligée d'annuler pour des raisons de famille, survenues juste quelques heures avant le concert.