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Amsterdam, le 24 avril 2019

Certaines informations sont déjà dépassées: je me souviens d'avoir parlé à Alexandre Kantorow du concours Tschaikofsky auquel il envisageait participer. Il a remporté le 1er prix haut la main lors de la dernière édition. Cette interview a eu lieu après son récital à Amsterdam et une séance de dédiaces, dans le restaurant du théâtre (Muziekgebouw aan het IJ), lors d'un diner informel. Malgré les bruits autour de nous, l'entrevue m'a beaucoup plu à cause du calme et de la gentillesse du pianiste qui prenait son temps...

Willem Boone (WB): On vous a surnommé “le tsar du piano russe » et même « la réincarnation de Liszt », ce qui n’est pas peu dire ! Comment prenez-vous de tels commentaires, compliment ou boutade ? Ou en êtes-vous gêné ?

Alexandre Kantorow (AK) : J’en suis touché, surtout en ce qui concerne Liszt, car il était parmi les compositeurs les plus importants du 19ème siècle . Sinon, j’ai du mal à saisir l’importance de tels commentaires : j’aime ce que je fais, mais finalement ce n’est pas si incroyable…

WB : Dans le magazine « Classica » de janvier ou février de cette année, votre père a annoncé une intégrale des concertos de Saint Seans dont le premier volet vient de paraître, tout en disant que ça allait être « décoiffant ». Il a de quoi être fier, mais ne vous a-t-il pas fait la pression ?

AK : Non, nous l’avons fait ensemble, mes parents ont toujours fait attention, ils savent qu’une carrière musicale n’est pas évidente. Surtout mon père ne m’a jamais poussé ! Nous sommes tous les deux très fiers de ce disque Saint Seans, quand nous travaillons ensemble, on a besoin de peu de mots…

WB : Votre disque consacré au piano russe a été très prisé, le programme de ce soir était essentiellement russe aussi, d’où votre passion pour la musique russe vient-elle ?

AK : C’est une musique particulière avec sa force et le sons de cloches, elle me parle naturellement. J’ai d’ailleurs travaillé avec un professeur russe, Igor Lazko, c’est lui qui m’a initié à cette musique. Je voulais avant tout enregistrer ce répertoire.

WB : A quel point a-t-il été difficile de « vendre » un tel programme au théâtre d’Amsterdam ? Ne vous demande –t-on pas d’autres choses, comme la musique française ?

AK : Non, cela n’a pas du tout été difficile, dans cette salle, ils ont été très ouverts au programme que j’ai proposé. La seule chose qui ait pu poser « problème », c’était la Chaconne de Gubaidulina avec laquelle j’ai commencé le récital. Elle n’est pas contemporaine du tout, mais parfois les gens sont un peu méfiants vis-à-vis de cette musique.

WB : Justement, j’allais vous poser la question, même si la Chaconne n’est pas contemporaine, elle n’en est pas plus facile pour autant. Qu’est-ce qui vous a amené à débuter votre récital avec une telle pièce, qui n’a pas l’abord facile, cela m’a fait l’effet de quelqu’un qui entre et vous donne tout de suite un gros coup de poing….

AK : C’ est une page implacable et violente, mais j’aime arriver sur scène avec des idées noires, c’est plus simple qu’une pièce délicate au début d’un récital. J’ai besoin d’avoir les doigts bouillants, je n’aurais jamais pu commencer par une nocturne de Fauré ou de Chopin…

WB : Quant à la 1ère sonate de Rachmaninov, elle est relativement peu jouée par rapport à la deuxième…

AK : Oui et c’est bien dommage !

WB : Est- ce que l’histoire de Faust et Marguérite est très présente dans la première sonate ?

AK : Je pense que qui, bien qu’il n’y ait pas de renvois dans les lettres de Rachmaninov. Les caractères de Méphisto et de Faust sont évidentes, mais il ne faut pas penser que c’est une histoire, comme dans la Symphonie Faust de Liszt. 

WB : Pourquoi la première est relativement peu jouée par rapport à la deuxième ?

AK : Il y a eu des modes : à un certain moment, l’enregistrement de Horowitz a lancé la mode de la deuxième, les deux sonates sont très différentes : la deuxième est plus compacte, dans la première, il y a une énorme pesanteur, il y a beaucoup de redites aussi. Le compositeur y donne tout.

WB : Je vois un point commun entre cette sonate et la transcription de l’Oiseau du feu par Agosti, que vous avez également jouée ce soir, par moments, le piano y sonne de manière orchestrale..

AK :Oui, c’est clair, chez Stravinsky c’est évident, le pianiste y doit jouer du piano et à la fois trouver le plus de couleurs possibles, dans Rachmaninov, il y a une dimension épique et symphonique avec des basses qui durent parfois pendant des dizaines de mesures.. 

WB : Sur ce même cd, vous jouez aussi le Scherzo opus 1 de Tschaikofsky, on dit souvent qu’il n’écrivait pas bien pour le piano, mais ce scherzo est bien virtuose, est-ce vraiment son opus 1 ?

AK : Bonne question.. Je n’en suis pas sûr, c’est rare qu’un compositeur publie sa première œuvre ! Mais il faut dire que c’est très bien écrit. Tschaikofsky a d’ailleurs été aidé, d’autres lui ont « appris » à écrire pour le piano, comme par exemple Hans von Bulow pour le 1er concerto. 

WB : Vous avez également inclus Islamey de Balakirev, est-ce une page incontournable quand on parle de la musique russe pour piano ?

AK : Non, pas du tout, la musique russe est tellement vaste ! C’est dommage que cette composition soit considérée comme la pièce virtuose par excellence, on la rend comme un cheval de bataille. Balakirev a d’ailleurs écrit une sonate qui est géniale !

WB : Un critique a écrit une fois à propos de l’interprétation du pianiste américain Julius Kätchen qu’il « trouvait de la poésie dans une pièce qui en contient si peu », êtes-vous d’accord ?

AK : Non, je suppose que ce critique a parlé de la partie du milieu ? « Poésie » ne veut pas forcément dire « délicat »

WB :Est-ce que Islamey est vraiment ce qu’il y a de plus difficile dans le répertoire ?

AK : Non, pas du tout, ça sonne difficile, mais c’est très bien écrit pour l’instrument.

WB : Qu’est-ce qui est le plus difficile que vous ayez jamais abordé ?

AK : Cette transcription de l’Oiseau du feu est vraiment difficile, car il y a des choses qu’on n’a pas l’habitude de faire. Ou bien la Malédiction de Liszt où le compositeur est dans une phase laboratoire. 

WB : La transcription de L’Oiseau du feu sonne vraiment orchestrale, plus encore que dans Pétrouchka, transcrite pas Stravinsky lui-même..

AK : Oui, je pense. 

WB : Que savons-nous sur Agosti ?

AK : C’était un Italien qui était passionné par Stravinsky, il a enseigné et il reste encore quelques-uns de ses élèves. 

WB : Est-ce qu’il vit encore ?

AK : Non, il est mort.

WB : Stravinsky a d’ailleurs transcrit Le Sacre du Printemps pour piano seul, le saviez-vous ? Il y a un pianiste hollandais, Ralph van Raat, qui vient de l’enregistrer, il viendra jouer dans cette même salle dans un mois !

AK : Je sais qu’il y en a plusieurs versions, mais je ne connaissais pas cette version pour piano seul, ni le pianiste. 

WB : Vous venez d’enregistrer les trois derniers concertos de Saint Seans, qu’est-ce qui vous a amené à les fixer, cela a été fait beaucoup de fois, non ?

AK : Oui, mais j’ai eu envie de le faire et d’honorer cette musique, la musique française est souvent « réduite » à Ravel et à Debussy et Saint Seans est souvent considéré comme trivial avec des concertos un peu faciles, bien que bien orchestrés… Par contre, je trouve cela une musique géniale. Ravel, le meilleur orchestrateur, l’aimait beaucoup aussi et avait toutes les œuvres de Saint Seans dans sa bibliothèque. Et puis c’est très grisant à jouer, car c’est tellement plein de vie !

WB : Vous avez joué avec l’Orchestre Philharmonique des Pays Bas (Nederlands Philharmonisch Orkest) il y a quelques années et c’était dans le 3ème concerto, pourquoi justement celui-là ? C’est le mal-aimé des cinq concertos si on peut dire. Cortot a dit que le meilleur y voisine avec le pire et Ciccolini qui les jouait tous m’a confié quand je l’ai interviewé qu’après un mouvement lent très profond le dernier mouvement lui rappelait une musique de ballet, des variations pour danseuses…

AK : Oui, il a raison, c’est une musique de cabaret ! J’ai commencé par ce concerto pour l’intégrale et j’étais forcé de le prendre au sérieux, le début est épiq ue, une musique française qui débarque de manière fine. 

WB : Quand vous dites : « j’étais forcé de le prendre au sérieux », voulez-vous dire que vous n’aimiez pas vraiment ce concerto ?

AK : Plein de gens disaient que ce troisième concerto est banal, mais maintenant, je l’adore !

WB : Quel est votre favori des cinq ?

AK : C’est difficile à dire, cela change..

WB : La pianiste Jeanne Marie Darré était légendaire pour les avoir joué tous les cinq lors du même concert. Est-ce un exploit que vous envisagez aussi ?

AK : Je ne savais pas qu’elle avait fait cela, mais non, ce n’est pas ce que j’ai l’intention de faire !

WB : J’ai reçu un email du théâtre que vous jouez ce soir la deuxième sonate de Brahms qui n’était initialement pas prévue, car vous voulez la présenter au concours Tschaikofsky, que pensez-vous de cette œuvre ?

AK :C’est encore une sonate mal aimée, je la joue depuis longtemps. Brahms l’a publiée lui-même, c’est la plus folle qu’il ait écrite. C’est une œuvre expérimentale, oui il s’approche de Schumann. C’est surtout fou dans la forme..  C’est dans mes projets de la jouer lors de ce concours, mais ce n’est pas sûr. 

WB : Le pianiste Samson François a dit une fois à propos de Brahms : « Rien que d’y penser me donne mal aux doigts ! » Qu’en pensez-vous ?

AK : Au contraire, je pense que c’est bien écrit si on a trouvé un point naturel. 

WB : Avez-vous encore besoin de passer un concours ? Votre carrière semble bien lancée, vous faites preuve d’une étonnante maturité, que ce concours peut-il encore vous apporter ?

AK : Je n’en ai pas vraiment besoin, mais je n’ai jamais passé de concours avant. C’ est fascinant de jouer dans cette salle du concours Tschaikofsky où règnent les fantômes de grands pianistes du passé ! 

WB : Dans cet article dans Classica cité plus haut, votre père parle de votre précocité musicale….

AK : Beaucoup d’enfants commencent le piano à 3 ans, au départ, je ne prenais pas au sérieux, mais je pense que le terme « précoce » doit être réservé aux enfants précoces de l’école Menuhin par exemple !

WB : Est-ce vrai que vous avez déchiffré toutes les symphonies de Beethoven au piano ?

AK : Oui, bien sûr, je suis intéressé par la musique, aussi la musique orchestrale. J’apprenais très vite, mais je n’étais pas un génie dès le plus jeune âge.

WB : On dit souvent que la musique classique est morte et qu’elle n’a pas d’avenir. Pourtant j’ai été pour la première fois à la Folle Journée de Nantes et j’ai été bluffé par l’affluence du public, quasiment tous les concerts affichaient complets et il n’y avait certainement pas que des aficianados. Ne peut-on pas en conclure que les choses ne sont pas si graves qu’elles en ont l’air ?

AK :Absolument, ce que René Martin a réussi est prodigieux ! C’est évident que la musique classique est la musique la moins populaire, mais René Martin l’exporte et il essaye de tous les moyens possibles d’attirer le public !

WB : Est-ce que vous y avez joué ?

AK : Oui, j’y ai commencé à 16 ans !