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Amsterdam, le 19 février 2005

Willem Boone (WB) : Comment avez-vous aimé le concert de hier soir que vous avez donné à Doorn avec les frères Capuçon ?

Frank Braley (FB) : Nous avons eu quelques problèmes de règlage, car l’acoustique de l’église était assez étrange et sèche.

WB : Et le piano, est-ce qu’il n’a pas été un peu petit pour les oeuvres de Beethoven et Schubert que vous avez joué ?

FB : Oui, c’était un Fazioli demi queue qu’on utiliserait pour un salon, mais par pour un concert. Sinon, le concert a été bon !

WB : N’est-ce pas terriblement éprouvant pour un pianiste de toujours avoir à changer d’instrument ?

FB : On est habitué et souvent, on a de bonnes surprises ! Il m’est arrivé d’avoir rejoué dans une certaine salle et d’avoir redemandé un certain piano, que je n’ai ensuite plus reconnu... Je comprends l’exigence qui pousse Krystian Zimerman à voyager avec son piano, mais un instrument réagit différemment à chaque salle de concert, et j’aime le défi de devoir s’adapter au piano et à l’acoustique de la salle. J’aime bien trouver le contact avec un instrument,cela fait partie du jeu.

WB : Ne vous arrive-t-il jamais de jouer sur un vrai « cercueil à  sons » où vous vous dites « impossible de jouer « ?

FB : Impossible, non. Nous vivons dans une société de luxe. Prenez un artiste comme Richter, qui faisait des tournées en Sibérie, dont il subsiste des rapports. Il jouait parfois sur des piano droits ou sur des pianos auxquels il manquait des touches et il était bien un des plus grands artistes qui arrivait à jouer de la musique. J’y pense toujours. Il ne faut pas jouer les divas !

WB : En 1991, vous avez gagné le concours Reine Elisabeth à Bruxelles. Est-ce que j’ai bien compris que vous ne vous attendiez pas à ce résultat ?

FB : Non, cela a été la surprise totale jusqu’au dernier moment. C’était un coup d’essai, j’y allais pour me situer un peu. Beaucoup de gens me disaient que ce que je faisais était formidable, mais que je n’allais pas gagner, car je n’avais pas le profil d’un lauréat ! Et c’était ma grande chance que je d’y être allé avec l’attitude inverse : c’est-à-dire pas pour gagner. Puis j’avais une expérience quasi nulle de l’orchestre. Il y avait une chance sur 100 que j’allais au final, mais je me suis dit : « Si jamais, l’idéal serait de jouer le 4ème concerto de Beethoven ».
Je  n’avais pas du tout choisi de programme pour un concours (sauf le concerto, j’ai joué une sonate de Schubert) et cela m’a sauvé. J’arrivais à la fin de la semaine et le jury a levé la tête après tant de Rachmaninov 3, Tschaikofsky 1 ou Brahms 2... Ils ont eu envie d’écouter le Beethoven et les premiers accords du concerto ont presque été un soulagement !

WB : Qui est- ce qui était dans le jury, entre autres ?
 


FB : Berman, Davidovich, Firkusny, Fou Tsong, Magaloff, El Bacha...

 

WB: Comment avez-vous réagi? Etait-ce un choc pour vous ?

FB : Oui, c’était un de plus grands chocs de ma vie. Je n’avais pas dormi la veille et je sentais la fatigue de toute une semaine. Au début, dans cette salle surpeuplée qui ressemblait à un stade de foot, j’ai été dans un état second. Ensuite, je sentais le poids de la responsabilité. J’ai su que ma vie allait basculer avec au moins 60 concerts après le concours. C’était vraiment un moment charnière de ma vie.  Dans les dix minutes qui suivaient, je me suis repris. Le regard des gens a changé aussi ; d’abord, j’etais un étudiant de conservatoire et des gens qui ne m’auraient pas salué autrement sont venus me dire qu’ils étaient honorés de me rencontrer. C’était comme si j’avais enfilé un costume... et c’était brutal !

WB : Qu’est-ce que vous auriez fait si vous n’aviez pas gagné ?

FB : Je me serais sans doute présenté à trois ou quatre autres concours. J’étais allé à Bruxelles pour prendre ma température ! Sinon, je serais retourné à mes études, je n’étais pas déterminé de devenir musicien, mais j’aimais beaucoup la musique.

WB : Comment était l’ambiance entre les participants ?

FB : On était enfermé dans la chapelle, cela ressemblait à une sorte de stage. Il y avait beaucoup de contacts et c’était bien cordial. On jouait beaucoup les uns pour les autres. Et puis, je n’étais pas un danger pour les autres de par le choix des oeuvres que j’ai jouées !

WB : Est-ce que vous avez toujours des contacts avec d’autres lauréats ?

FB : Oui, j’ai revu Alexander Melnikov l’autre jour. On se suit, on a parfois des amis communs...

WB : Comment est- ce qu’ »on » fait une carrière dans la musique classique après avoir gagné un tel concours ?

FB : Il m’est impossible de répondre à cette question. Cela revient à demander : « Comment faire un tube ? « Il n’y a pas de recette. Je peux seulement réussir à faire de bons concerts et me montrer digne de l’attente du public. Il faut aussi une solidité physique et psychique. Puis il y a la chance des rencontres, que ce soit avec un agent, un chef, d’autres musiciens ou un représentant d’une maison de disques. Après, c’est une synergie. Pour moi, les choses se sont faits de façon empirique.  Il faut être au bon endroit au bon moment.

WB : Avez- vous eu un agent dès le début qui vous trouvait des concerts ?

FB : Non, les quatre premières années, je n’en ai pas eu. Il y a eu la bouche à l’oreille et comme je disais, la chance de certaines rencontres, comme avec Renaud et Gautier Capuçon. Il n’y a pas eu de grandes envolées et cela a été une chance. Cela m’aurait bien handicapé.... Le vrai métier, c’est les concerts et cela ne s’apprend qu’en jouant. Finalement,il y a ceux qui tiennent et ceux qui tombent !

WB : Ne vous est-il pas arrivé ce que Claudio Arrau a décrit à propos de la période d’entre les deux guerres mondiales, que certaines oeuvres, dont le concerto de Schumann, constituaient le « suicide » et qu’on ne pouvait simplement pas jouer ?

FB : Non, je n’ai pas expérimenté cela. Je n’ai pas non plus été catalogué « musicien français », étant donné que je m’étais présenté avec le 4eme de Beethoven.

WB : Mais on ne peut nier que le monde de la musique classique soit aussi, peu à peu devenu, un monde de gros sous, de marketing et de PR, voyez le cas Lang Lang ?Est- ce que cela ne commence pas à ressembler de plus en plus aux popstars comme Robbie Williams ou Britney Spears ?

FB : Le cas de Lang Lang est récent. Et on peut bien échapper à cela ! On peut avoir une vie musicale passionnante et très riche sans faire partie de ceux qui sont mis en lumière. On peut rester anonyme et faire une belle carrière. Il y a tellement de festivals et de concerts, ces quelque quartre ou cinq stars ne peuvent pas tout jouer !
Dans la musique classique, on « gagne »avec des concerts et moins avec des disques, alors que dans la popmusique, c’est le contraire.

WB : Vous a-t-on jamais dit que certains compositeurs ne « vendent »pas et qu’il vaut mieux ne pas les enrégistrer ?

FB : J’ai entendu parler de cela. On a besoin de disques intelligents, pourtant la tâche d’un directeur de maison de disques est de ne pas mettre en faillite sa maison ! Ce n’est pas un mécène !

WB : Vous avez tout de même enrégistré un disque avec des oeuvres de Richard Strauss, qui ne comptent guère parmi les oeuvres connues...

FB : Ma maison de disques, Harmonia Mundi, est l’une des peu qui gagne encore de l’argent avec leurs disques... J’ai une passion pour la musique de Richard Strauss, j’avais déjà joué toutes ses transcriptions et la Burlesque. Personne ne s’y était mis, sauf Gould dans deux pièces,c’est pour cela que j’ai voulu faire le disque ! Il est un grand compositeur et dans ses oeuvres pour piano, on devinait déjà le grand compositeur qu’il allait devenir. Sa progression a été très rapide. C’est touchant de voir ce qu’il avait écrit entre 16 et 18 ans.

WB : La Burlesque, n’est-elle pas extrèmement difficile à jouer ?

FB : Non, je ne trouve pas. C’est une oeuvre claire et agréable, il faut de grandes mains, ça oui..

WB : Y a-t-il un ou plusieurs compositeurs avec le(s)quel(s) vous vous sentez une affinité tout particulière ?

FB : Oui, Bach, que je joue tous les matins ! Puis Beethoven et Schubert, parfois Mozart. Pour ce dernier, il faut se sentir à la hauteur. Il est un bon baromètre ! Et Debussy, que je joue beaucoup aussi.

WB : Justement, à propos de Schubert ; j’ai récemment acheté votre disque de la sonate en la majeur D 959. Il me semble que vous avez un « son « Schubert, même s’ il est parfois difficile de définir ce que cela veut dire

FB : C’était mon premier disque que j’ai fait à 23 ans. Schubert est comme une langue, on la parle ou pas. Il y a ce sentiment de communion et d’intimité qui n’est qu’à lui. Avec Beethoven, on peut lutter, on s’attaque parfois comme à une ascension d’une grande montagne. Mozart est comme Schubert, c’est le naturel absolu...

WB : Pourrait-on dire que la musique de Schubert est évasive ?

FB : Je ne sais pas, je répondrais par une métaphore osée, peut être brutale.. Jouer de la musique est parfois comme un acte d’amour... Cela devient une performance. Si on sait qu’à telle et telle heure qu’’on va faire de l’amour, c’est une forme de prostitution. Une prostituée n’embrasse jamais... c’est bien ce qu’il faut faire avec la musique de Schubert, il faut l’embrasser. On ne peut pas faire semblant. Il y a un niveau, où il n’y a plus de théâtre et où on est nu.

WB : En ce qui concerne la D 959, comment voyez-vous l’oeuvre ?

FB : C’est une espèce de proximité avec la mort, une intimité.... mais aussi un dialogue avec la mort. La tonalité exprime une grande sérénité et tendresse, qui est cependant entremêlé avec la mort. Pour moi, c’est un privilège de la jouer et d’arriver à ce contact serein, qui est très sensible dans cette sonate.  Dans le mouvement lent, il y a des choses douloureuses, mais elles sont résolues dans une extrème tendresse. C’est particulier à Schubert. Parfois, le majeur est encore plus poignant et apaisé que le mineur... Cela me rappelle la fin du poème L’invitation au voyage de Baudelaire « le monde s’endort dans une chaude lumière »,l’image d’une mort qui n’est pas triste..

WB : Dans le programme de hier soir, on a comparé votre disque aux lectures de Lupu et de Brendel. Qu’est-ce que cela vous fait ?

FB : C’est un seul journaliste qui l’écrit ! Oui bien sûr que cela me flatte et me fait plaisir, mais au fond, cela n’a pas d’importance. Enrégistrer cette sonate à côté de toutes les références a évidemment constitué un risque, mais je crois que ma version a sa place à côté, c’était une manière de m’installer et cela, c’était important.

WB : Vous devriez enrégistrer davantage de sonates de Schubert !

FB : J’ ai un problème avec le disque... Parfois, je n’ai pas envie d’en faire, quand j’entre dans un magasin de disques et vois tout ce qui a été fait, je me dis bien : « A quoi bon enrégistrer ? » C’est sans doute un orgueil mal placé. Pour moi, il est important de pratiquer certaines musiques, mais les graver, pas spécialement.. Par contre, j’ai eu envie de faire un disque Gerschwin, qui sortira bientôt, c’est une musique que j’aimerais donner à des amis. Cette incursion dans ce monde de music-hall, cette musique positive m’a fait plaisir...

WB : Quelles relations entretenez-vous avec l’oeuvre de Chopin ?

FB : Ah, je ne touche presque pas... bien que je l’aie beaucoup joué comme étudiant. J’admire sa musique, mais elle est difficile et pleine de pièges. Je ne me sens pas d’affinité avec l’esthétique romantique en général, ce côté douloureux et souffreteux ne me va pas bien... Chopin est une musique tellement délicate qu’elle peut facilement être démolie.. C’est presque trop beau et c’est un piège. Les préludes et les nocturnes sont très beaux, mais j’avais besoin d’une cure de classicisme pour revenir à Chopin. Pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé le ton juste. Sa musique se crée sur le moment même,elle doit être joué comme si elle était improvisée. J’adore d’ailleurs les disques de Samson François !

WB : Qu’en est-il de Schumann ?

FB : Non, je ne le joue pas en solo. C’est une musique qui sent la névrose et cela ne me fait pas de bien. Je joue pourtant son concerto et sa musique de chambre et j’adore les Scènes d’enfants. Mais ce côté malade du romantisme....

WB : Et Liszt ?

FB : C’est un romantisme débridé de pleine santé. C’était quelqu’un de vivant. C’est aussi le romatisme de la démesure !

WB : Vous demande-t-on souvent de jouer de la musique française ?

FB : Non, même si je joue souvent du Debussy. Mais, je joue le plus souvent la musique « classique ». En ce qui concerne la musique du Xxieme siècle, j’ai fait plus de Falla et d’Albeniz que de musique française. Ce que j’aime, ce sont des programmes qui représentent une sorte de voyage à travers le temps.

WB : La musique de chambre, est-ce pour vous une nécessité ?

FB : Oui, et c’est une chance que le récital de piano a décliné lors des derniers 20 ans. La musique de chambre me relie à l’origine, qui est de partager. C’est naturel et c’est loin de la performance. Cela me connecte aux sources. Les rencontres sont nourissantes.

WB : Comment avez-vous connu Renaud et Gautier ?

FB : J’ai d’abord joué beaucoup de sonates avec Renaud quand il était encore bien jeune. A ce moment-là, Gautier était encore étudiant. Ils sont tous les deux la capacité de s’intégrer.

WB : Que pensez-vous de l’avenir de la musique classique ? Quand je pense au concert de hier soir, cela m’inquiète parfois, car il y avait presque exclusivement des gens bien agés. Qu’est-ce qui va se passer dans 20 ans... ?

FB : Je réponds par une boutade : il y aura de plus en plus de vieux dans 30 ans, le réservoir est inépuisable ! Mais sérieux, c’est effectivement un questionnement. C’est la forme du concert qui pose problème. Bien sûr,pour les jeunes, un clip vidéo de Robbie Williams avec des filles à moitié nues est plus attrayant qu’une symphonie de Mahler... La matière est exigeante. Quand j’avais 13 ans, je n’écoutais pas de classique, mais du punk et du hard rock. Il y aura cependant des phases, où on a besoin de se nourrir ou quand il faut de l’intériorité . Il faut parfois autre chose. C’est la forme qui décourage parfois et qui est fossilisé... et c’était beaucoup moins le cas aux théâtres du 18eme siécle, où il se passait bien des choses... Quand je vois de la musique classique à la télé, je me rends compte à quel point il est difficile de filmer de façon dynamique !

WB : Il y a des exceptions pourtant. Prenons les films de Montsaingeon qui a récemment capté un superbe concert de Grigori Sokolov au Théâtre des Champs Elysées !

FB : Oui, Monsaingeon est exceptionnel, tout comme Sokolov. Il y aussi les concerts/commentaires de Bernstein qui passaient à la télé et qui sont devenus mythiques. Mais là, on ne pouvait pas parler seulement d’un concert filmé ! En fin de compte, je ne suis pas pessimiste. La musique classique possède une puissance émotionnelle très forte. Et pensez au cinéma ou aux films, la musique classique y est souvent capable de toucher beaucoup de gens !

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