English profiles

 

Gronsveld, le 7 octobre 2021

Parfois, le nom d'une artiste est connu à cause de ses cd. Celui de Roberte Mamou m'était certainement connu pour ses sonates de Cimarosa et des nocturnes de Field, mais je n'avais jamais entendu cette pianiste en concert. Grace au festival de mon ami Didier Castell-Jacomin en octobre 2021 à Maastricht, c'était chose faite, car il a invité cette grande dame du piano, qui a bien voulu m'accorder la parole avant son concert.. 

 

Willem Boone (WB): Je voulais d’abord vous demander ce que vous pensez de certaines critiques: on vous a appelée ‘poétesse des sons’, est-ce que cela vous ressemble ?

Roberte Mamou (RM): le magazine français Diapason avait ainsi titré la critique du Diapason d'Or  qui avait récompensé l'enregistrement des Sonates de Cimarosa. Depuis, ce terme est resté autour de mes enregistrements ou prestations, et cela rejoint assez ma démarche intérieure tournée complètement vers le son. Je ne suis pas ce qu'on appelle une virtuose d'estrade , mais quelqu'un qui recherche toujours l'émotion.

WB: Dans la Voix du Nord, on a écrit sur vous «Une délicatesse à nulle autre pareille»

RM: Ah, il y a longtemps de ça ! 

WB: Et puis: «Elle vous donne l’impression de jouer pour vous seul, en l’écoutant jouer, on songe à Haskil ou Lipatti»

RM: C’est très prétentieux! (rires)

WB: Vous trouvez? Ce n’est pas mal comme compliment !

RM: On l'a souvent mentionné, mais, je préfère ne pas trop le lire, ou le croire !!  Ce sont deux pianistes que j’adore bien évidemment, j'ai été certainement influencée par eux, par leur manière d'exprimer, par leur son, par leur répertoire et d'une certaine manière c'est Haskil qui m'a entrainé vers Mozart. 

Je jouais Mozart en musique de chambre ou en travaillant les opéras. Un facteur déclencheur, alors que j'étais dans un creux de vague, comme un confinement aujourd'hui, a fait que j'ai décidé d'apprendre les Sonates, un travail de rencontre avec ce compositeur qui m'inhibait quand même beaucoup quand il s'agissait de le jouer au piano seul. Et puis l'enregistrement de l'intégrale s'est fait un peu naturellement par la force des choses, avec quand même une certaine appréhension par rapport aux très grands artistes qui avaient marqué ce répertoire. J'y suis rentrée avec beaucoup d'incertitude et d'humilité quant à le fixer sur un support, mais une rencontre m'a en quelque sorte permis d'y croire un peu. Un bureau de management d'artistes, en Hollande, dirigé par Rob Groen, m'a demandé de remplacer une série de concerts qu'il avait avec Ingrid Haebler, autour des Sonates de Mozart. De cette rencontre est née une relation de confiance, de partage, de concerts, de jouer ...Mozart ...une espèce d'autorision, de permission, de reconnaissance.. Cette période a été très importante pour moi et je l'en remercie beaucoup. 

WB: C’est intéressant que vous ayez mentionné le nom d’Ingrid Haebler, parce que vous me rappelez son jeu.

RM: On m’a souvent comparée aussi à Rosalyn Tureck, ou a Lily Kraus.... On a souvent besoin de comparaison et d'étiquette, ça rassure. Lily Kraus a enregistré Beethoven, c'est un compositeur incontournable dans le répertoire du piano, et contrairement à elle,  je ne joue que sa musique de chambre et certains de ses concertos.

WB: C’est bien de se connaitre ! 

RM: Vous savez, le répertoire du piano est colossal, dans toutes ces oeuvres plus formidables les unes que les autres, il faut faire la part des choses. Savoir se projeter, pouvoir défendre une écriture, un style, une époque, et puis avec beaucoup de sagesse faire un choix.  

WB: Quelqu’un d’autre, je ne sais pas qui c’était, a écrit: «On l’accompagne dans sa démarche, intériorisée, mais étrangement chaleureuse.» Cela vous va?

RM: Intériorisée, oui, ça dépend dans quel sens... et chaleureuse.. pourquoi étrange ? Curieusement contradictoire, non ?? ...c'est un ressenti, un jour, un moment .....  Quant à ma démarche, elle est totalement tournée vers le partage, sans beaucoup d'effets, c'est peut- être ce qui fait penser à intériorisée, et chaleureuse sûrement, avec pour école l'Opéra, c'est inévitable !  

WB: Dans quel sens ?

RM:  Je suis rentrée à l'Opéra Royal de la Monnaie à Bruxelles comme répétiteur-chef de chant,  avec 47 pianistes qui postulaient pour une place.  Ce concours m'a donné une famille, une vie musicale, une connaissance, un enseignement, j'ai rencontré la Musique, la respiration, le phrasé, le travail avec un chef, avec un metteur en scène,  les grands compositeurs qui n'ont pas ou peu écrit pour le piano, Wagner, Puccini, Verdi, tant d'autres.... et des rencontres exceptionnelles comme Zefferelli, Berio, Schwartzkopf.. pour n'en citer que quelques uns ..!! C'est un métier fantastique, la meilleure école, je la conseillerai  sans hésitation.

WB: Elle était comment, Elisabeth Schwartzkopf?

RM: Extrêmement professionnelle , impressionnante, et très exigeante avec elle-même, donc, forcément avec les autres .

WB: A Amsterdam, on ne l’aimait pas beaucoup, elle pouvait être épouvantable lors des classes d’interprétation!

RM: Je crois qu'avec ce niveau d'artiste , si les rencontres d' étudiants, ne sont pas d'un talent évident....

WB: Et vous avez accompagné des opéras entiers?

RM: Oui, bien sûr , les répétitions, les cours individuels et souvent même les générales avec les chefs d'orchestre. C’est un métier! 

WB: Comment est-ce que vous êtes passée à la carrière de concertiste?

RM: Trés tôt en Tunisie je jouais beaucoup, j'avais l'habitude d'avoir deux à trois concerts par semaine, je faisais beaucoup de musique de chambre et quand je suis arrivée d'abord en Belgique puis en France , les occasions de jouer étaient toujours nombreuses mais un peu en dehors des grands cercles professionnels. Il faut aussi dire que je ne le cherchais pas vraiment, j'ai toujours aimé être dans la musique, mais pas dans la consommation, en travaillant avec pour but le concert mais de très loin comme dans un des airs de  «l'Homme de la Mancha»...... atteindre l'innaccessible étoile ….Et puis il y a eu encore une rencontre, les rencontres.. elles ont toujours été importantes .  Avec un compositeur, une partition offerte par hasard, sur laquelle j'avais très vite jeté un coup d'oeil, et qui était une série de Sonates qui me faisait penser à l'autre Domenico, c'est à dire , Scarlatti. 

Cimarosa, puisqu'il s'agit de lui, Domenico, avait deux générations de différence avec Scarlatti, et on le comparait beaucoup plus à Mozart. J'ai alors fait la proposition de les enregistrer pour la RTBF, et puis les enregistrer de nouveau pour moi, un peu comme un travail à garder. Quelques années après j'ai proposé cet enregistrement à un Label qui aurait aimé que je le rejoue sur pianoforte.

WB: Vous l’avez fait ?

RM: Non, ce n’est pas mon instrument, je n'aurai pas été capable de l'employer convenablement.

WB: C’est donc écrit pour le pianoforte?

RM: Oui, absolument. Je l'ai alors proposé à un Label Belge «Pavane» et il a été très bien accueilli et récompensé par un Diapason d'Or, distinction du magazine Diapason en France. C'est ce qui a contribué à me faire connaître, et à commencer une collaboration avec Pavane, toujours présente aujourd'hui.

WB: A propos de la musique de Cimarosa, on ne sait pas grand-chose? 

RM: Comme tous les musiciens, et artistes de son époque, il a fait le voyage à Moscou, chez la Grande Catherine…. Il a beaucoup écrit d'opéras bouffes, mais ce que l'on connait principalement c'est son concerto pour hautbois, et son opéra «Il matrimonio segreto»

WB: Encore une autre critique que j’ai lue sur vous en allemand et si je traduis en français: «Elle est une virtuose des mondes intérieurs». C’est beau, non?

RM: Très beau compliment, cela me touche beaucoup, quelque part l'aventure n'est intéressante que si elle est intérieure, non ? 

WB: Quand on vous compare à Lipatti ou à Haskil, est-ce que vous êtes gênée ou flattée ou ni l’un ni l’autre?

RM: Un peu des deux, cela dépend du moment. Je suis quelqu’un qui ne me pose pas beaucoup de questions à ce sujet, j'essaie d'être simple,  de faire ce qui est le plus difficile dans toute une vie, c’est-à-dire,  être soi-même.    

WB : Et votre expérience en tant qu'accompagnatrice à l'Opéra a du vous aider pour Mozart ? 

J'ai considéré cela d'abord comme un travail.....un apprentissage en sorte, apprendre... à jouer Mozart !  Peu à peu je suis rentrée dans son monde, sa fantaisie, sa mélancolie aussi qui le caractérise, et tout devenait familier. J'aime fréquenter un compositeur longtemps. En musique je n'aime pas faire du tourisme, c'est important de rentrer dans l'intimité des œuvres, la construction d'un programme … c'est sans doute pour cela que j'ai enregistré beaucoup d'intégrales : Cimarosa, Field, Mendelssohn, Mozart … de temps en temps j'en sors aussi, mais toujours avec un lien, comme avec les Russian Seasons, le rapport entre Anton Rubinstein, Tchaikowsky, Glinka, autour de l'âme slave. Ma recherche par exemple avec A. Rubinstein pour cet enregistrement m'a passionnée, il y a une telle littérature pour piano,  c'est colossal ! 

WB: Il y a des merveilles…

RM: Oui, souvent on considère cette musique comme abusive en plaisirs et en mélodies, quelle chance...!, ou alors avec un petit dégout pour la facilité …..comme avec les Saisons de Tchaikowsky.   

WB: Cela me rappelle parfois Schumann!

RM: Ce ne sont pas des  pièces de moindre importance jetées à la hâte sur un papier à musique, même si l'histoire raconte que Tchaikowsky avait besoin d'arrondir ses fins de mois. Il y a là de petits chefs-d’œuvre, très difficiles à exprimer et à raconter qui font partie de l'essence même du compositeur .

WB: Et votre disque des variations?

RM: J'avais enregistré quelques années auparavant les trios pour flute, violoncelle et piano de Haydn. Il manquait une œuvre sur cet enregistrement et j'ai eu l'idée d'y ajouter les variations en fa mineur. Cet enregistrement aujourd'hui est épuisé, et j'ai toujours eu en tête de rejouer ces variations, c'était l'occasion.  Les variations de Hummel faisaient aussi partie de mon répertoire. J'ai un grand plaisir à jouer ce grand compositeur, dont les concertos préfigurent ceux de Chopin. Un catalogue considérable, j'ai choisi ces variations sur le thème d'Armide de Gluck,  parce qu’elles sont très joyeuses et humoristiques. 

Après ces deux compositeurs celui qui a introduit Beethoven, Liszt et Schumann, s'imposait. Là aussi difficile de choisir, on ne connait de Czerny que ses Etudes pour le piano et il fait à cause de cela figure de mal-aimé. Je ne partage pas du tout ce sentiment, c'est un compositeur qui a laissé des œuvres qui font partie du grand répertoire d'un pianiste, excepté qu'aujourd'hui il fait partie des figures d'une autre époque. Compositeur qui nous a laissé un nombre considérable de pièces, élève de Hummel et professeur de Liszt...pour moi le lien entre tous ces musiciens était évident, il n'y manquait que Beethoven, que j'ai ajouté avec une de ses variations de jeunesse. Les mille compositions du catalogue de Schubert s'offraient à moi, il allait faire le lien avec le début du romantisme, j'ai choisi les variations du D-935 en si bémol majeur.  Et avec Mozart je fermais la boucle du style classique Viennois. 

Vous savez, la variation, est une structure très spéciale. Vous n’avez jamais le temps de vous y installer. Ce sont de petites pièces, donc l’humeur  change tout le temps. Celles en mode mineur sont souvent les plus intéressantes. Comme vous n’avez jamais le temps d’être dedans, il faut trouver un fil conducteur,  la grande phrase, l'unité  qui les relie.

Dans ce panel de Variations il faut aussi mentionné que non seulement les compositeurs ont entre eux un lien évident, Vienne, souvent élève de l'un et professeur de l'autre … mais aussi Paisiello avec Cimarosa, Gluck avec Hummel et Beethoven, Louis Rode, violoniste virtuose qui a crée la 10ème sonate de Beethoven pour violon, Duport qui a inspiré son opus 5 pour violoncelle à Beethoven.... en fait c'était comme une chaine, le seul un peu à part est Schubert ,mais je n'allais pas me priver de la porte du pré-romantisme ! 

WB:  Il y a un pianiste hollandais, Hannes Minnaar, qui a dit quelque chose de très intéressant: «Quand on joue des variations, c’est les reprises qui sont les plus intéressantes» C’est vrai ?

RM : Vrai ou faux ? Je ne sais pas …. moi je me sens plus libre dans la reprise que dans l'exposition. Je pense que c'est très personnel, et que cela fait partie du moment et de beaucoup d'autres critères, en tout cas ce n'est certainement pas une redite de la première fois, il faut garder une liberté, mais, ça n'engage que moi.  On pourrait en débattre pendant des séminaires entiers...... 

WB: Est-ce que vous connaissez Shura Cherkassky?

RM: Bien sûr ! C’est quand je l'ai entendu dans les pièces de Rubinstein que j'ai eu envie de les jouer!  C’était un magicien du son ! 

WB: Il avait un jeu extrêmement intéressant et quand il jouait des variations, c’était toujours différent, aussi la dynamique. Son toucher aussi, ce son de velours, jamais agressif dans les fortissimos.

RM: J'ai écouté aussi toutes ces variations par Brendel, Schiff, par Lupu, Perahia, Barenboim, ma lignée de pianistes préférés.    

WB: J’ai entendu Lupu dans les variations de Haydn et c’était magnifique ! Je m’en souviens très bien et ça fait pourtant trente années.

RM: Moi aussi, un interprète magnifique.

WB: Il y a des concerts qui restent, avec Cherkassky, c’était pareil, je l’ai entendu jouer la Mélodie en fa de Rubinstein que je pourrais jouer en tant qu’amateur à ma petite manière, mais je me souviens de la magie sonore.

RM: Est-ce que ce n'est pas la chose la plus importante et celle qu'on retient le plus ?  Sortir du concert en ayant emporté quelque chose avec soi. On a eu des pianistes qui ont marqué les œuvres par leurs interprétations:  Arrau, qui a été pour moi la plus belle référence,  Rubinstein à sa manière, était également un énorme pianiste, avec une joie de vivre communicative, un plaisir de dévorer la musique, de nous la transmettre et de nous la faire partager, Michelangeli, Brendel, tant d'autres et puis une personne qui a marqué l'époque : Martha Argerich !  Aujourd’hui, j’ai l’impression que les artistes, avec bien sûr des exceptions,  sont des étoiles filantes, un peu blasés, on joue vite, on joue fort, on ne respire plus et la performance est une condition....un peu comme dans toutes les choses de ce siècle.

WB: Pour revenir aux variations de Haydn, est-ce qu’on peut dire qu’il était un précurseur de Schubert?

RM: Quelque part oui ! Mozart et Haydn dominaient l'époque précédente. Schubert, de par sa formation classique, a été forcément influencé par Haydn qui a ouvert le chemin, il est lui, à la charnière du romantisme .Il écrit pour le lied et la musique de chambre , il lui faudra beaucoup de temps pour faire admettre une écriture pleine de spiritualité, de lyrisme et de sensibilité .

WB: Cette alternance entre variations majeures et mineures chez Haydn fait penser à Schubert, n’est-ce pas? Je ne sais pas si peux le dire  mais  j’ai toujours pensé que les variations en mineur sont bien plus intéressantes que celles en majeur?

RM: C’est souvent le cas !

WB : C’est vrai?

RM: Chez Mozart, chez Czerny, chez Hummel,  elles sont bien présentes,  la tonalité mineure appelle à la mélancolie. 

WB: Etes-vous attirée par la mélancolie?

RM: Absolument, ce n’est pas pour rien que j'ai enregistré  les concertos mineur de Mozart. C'est une attirance d'atmosphère, et pour une orientale cela me parle plus qu'une tonalité majeure, joyeuse, cristalline ! 

WB: Vous ne jouez que ses concertos en mineur?

RM: Non, j’ai joué la plupart des concertos,. Quand la  proposition d'en enregistrer s'est présentée, j’ai proposé les deux en mineur, que je considère comme beethovéniens quelque part. 

WB: Dans le livret de votre cd, il était écrit que Beethoven était «le maitre de toutes les variations», mais justement dans votre disque..

RM: Je comprends ce que vous voulez dire, ce ne sont pas les variations les plus représentatives du compositeur. J'aurai du choisir les 32 Variations où les Diabelli, non, j’ai voulu un Beethoven jeune !  Il faut aussi savoir que sur le cd était présentes des variations d'un compositeur qu'on a souvent confondu avec Mozart, un Viennois Anton Eberl. J'ai enregistré ses variations sur un Air de Malbrough, attribuées à Mozard …(avec un d).mais nous dépassions le timming et je les ai remplacées par celles de Beethoven pas prévues au départ. Celles d'Anton Eberl sont sur les plateformes comme Spotify, Deezer, Qobuz où on peut les écouter.

WB: J’ai lu sur votre disque: «Elle établit un programme attrayant, équilibré, qui peut après tout être facile à écouter, mais qui ne signifie en aucun cas une écoute facile»

RM: Je pense que c’est vrai. On a l'impression à lire le nom des compositeurs qu'on est en terrain connu et abordable. Je crois que ce programme est fait de musique à la source,  directe, pure, sans garniture, sans surcharge, peut-être un peu formelle et forçant l'écoute et l'attention. 

WB: Mais que signifie «une écoute facile»?

RM: Si vous jouez la sonate à la Turque de Mozart, c’est une écoute facile pour le public. Je pense que ce programme de variations est intéressant, mais pas une écoute facile si on ne prend pas le soin de l'écouter vraiment, est-il un peu … réservé ..?  

WB: Est-ce qu’on peut dire au contraire que c’est une écoute intelligente?

RM: C'est plutôt dans ce sens.

WB: Et Hummel, est-il sous-estimé par le public?

RM: Pas très connu d'un public traditionnel. Il y a des perles dans ses compositions et il est entre Mozart/Haydn et Mendelssohn / Schubert. Sonates, concertos sa littérature pour piano est énorme sans compter sa musique de chambre et ses opéras. 

WB: Sa musique de chambre aussi, les trios par exemple..

RM: Oui, et j’ai joué le quintette avec contrebasse qui est une autre merveille. Je l’ai combiné avec la Truite de Schubert lors des concerts. C’est important pour moi de composer des programmes qui se tiennent et qui ne sont pas faits  de petits bouts. 

WB: Où le situez-vous: est ce qu’il est un romantique, un classique?

RM: C’est une bonne question.  J'ai envie de dire que c'est un intermédiaire, et qu'il a influencé Chopin et Schumann. Magnifique pianiste, il a été une sorte de rival pour Beethoven, et.. le professeur de Liszt !

WB: J’ai encore quelques autres questions: est-ce que vous êtes perfectionniste?

RM: Oui et non (rires). Cela dépend de ce que vous entendez pour perfectionniste. Dans le sens figée,  dans un cadre,  travailler et retravailler, non . Je suis une pianiste d'intuition, j'aime la fantaisie, l'imprévu et la liberté. Donc je m'en sers ! 

WB: Mais quand vous vous écoutez, est-ce que vous vous dites: «J’aurais dû faire ceci, cela, j’ai encore raté cela..?»

RM: D'abord je ne m'écoute pas souvent, et si je me le dis c'est que je peux faire autrement.

WB: N’est-ce pas le propre d’un perfectionniste?

RM: Je n'aime pas le mot. Il représente pour moi quelque chose à l'arrêt et j'aime être  en mouvement.

WB: Et est-ce que le perfectionnisme peut vous empêcher de prendre de trop grands risques?

RM: Oui. Je trouve cela un peu réducteur.

WB: Que pensez-vous de la prise de risques, en prenez-vous? Calculés?

RM: Oui. Cela dépend. Je ne suis pas du tout dans ce questionnement. Quand j'ai  vraiment envie de faire quelque chose d'important et d'urgent pour moi, je le fais, je prends le risque.   

WB: Je pose la question parce qu’aux Pays Bas, il y a un comédien, enfin il est considéré comme tel, même s’il ne m’a jamais fait rire une seule fois. Il aime beaucoup la musique classique et il s’est fait un peu l’ambassadeur, ce qui est bien. Il avait un grand rêve: il voulait diriger la neuvième symphonie de Beethoven, mais il ne sait pas déchiffrer. Il y a un orchestre, le Residentie Orkest, le troisième orchestre des Pays Bas qui a accepté qu’il dirige cette symphonie. Les membres ont dit que c’était bien parce que pour une fois, ils pouvaient lui dire ce qu’il faut faire.  Il y a un chef qui lui a appris comment battre la mesure. C’est pour cela que je pose la question: quand on est perfectionniste, on se dit: «Je ne peux pas, cela n’apportera rien à rien»

RM: Mais vous avez dit la  chose la plus importante « il avait un rêve »

WB: Oui, mais ça devient risible!

RM: Pour qui? Pourquoi ? C'était important pour lui. Il y en a qui ont réalisé de grandes choses avec leurs rêves, heureusement 

WB : J’ai lu un article sur la manière de travailler de Rachmaninov où on a cité une lettre de Dinu Lipatti. J’ai essayé de traduire, parce que c’était écrit en néerlandais: «Il faut d’abord jouer l’œuvre de beaucoup de façons différentes, afin de découvrir le contenu émotionnel. Cela implique aussi le travail mental, se faire une idée de la parfaite beauté. Après, on passe au travail technique en divisant l’œuvre en petites unités dans le but d’éliminer tout obstacle physique et technique.  Ce processus d’analyse ne doit pas concerner l’œuvre entière du début à la fin, chaque détail doit être traité séparément. Le musicien doit avoir la tête claire sans vouloir exprimer de sentiments. Finalement arrive la dernière phase où l’œuvre en termes de technique et d’architecture est dominée. Il joue l’œuvre entière pour avoir la perspective. Et l’être froid, clair, distant qui a travaillé le matériel dont est fait la musique participe avec l’artiste plein d’émotion, esprit, vie et chaleur à une interprétation complète. C’est l’artiste qui la créée dans sa tête et qui de cette manière, a découvert une nouvelle expressivité.»

RM: Je suis complètement d’accord ! Très bien analysé aussi. 

WB : Oui, mais il y a une chose qui me taraude là : comment peut-on séparer aussi nettement le travail froid et sec d’une interprétation vécue ? Si vous travaillez chez vous, il y a quand même une once de musicalité, non?

RM : Vous pouvez faire  abstraction, vous pouvez décider que pendant un moment vous allez travailler tête froide, par exemple pour découvrir le centre même de ce que vous allez construire. Bien sûr si vous travaillez avec l’émotion, ça vous aide, ça règle même certains problèmes techniques. Mais si vous arrivez au concert, et que vous êtes  en sur-émotion, par exemple, trop sûr de vous, ou au contraire en manque de confiance, ce qui va tenir la prestation de manière à ce qu elle ne s'écroule pas c'est le travail de fondation que vous avez fait avant en tête froide.  Quand vous jouez, vous faites un travail sur vous, c’est la première chose. Si vous ressentez une émotion, et que vous savez la conduire, elle passera forcément de l'autre côté. L’espace entre vous et le piano, le meuble j'entends,  je n’existe pas, c’est un cercle qu'il faut remplir. En fait, nous sommes les seuls artistes qui jouons l'instrument de face. Tout dans cette discipline est en contradiction, depuis le noir et le blanc jusqu'au jeu qui se doit  décontracté-contracté. Evidemment, vous ne pensez pas à cela, parce que c’est devenu organique. Mais quelle aventure extraordinaire et interpelante ! 

WB: Est-ce que vous êtes très consciente de ce travail sec et de passer à l’interprétation?

RM : Je préfère le mot ‘attention’ plutôt que ‘conscience’. En principe et en partie oui, évidemment. Vous ne pouvez pas enlever l’émotion totalement.

WB: Oui exactement, quand on est musicien, on l’est tout le temps ! Pouvez-vous être assise face à votre instrument  avec les doigts qui filent sans que vous soyez impliquée émotionnellement?

RM:  Oui, bien sûr quelquefois je le dois, il le faut dans le travail, bien sûr, ou pour reprendre une œuvre beaucoup trop jouée et dans laquelle je voudrais retrouver une page blanche pour me permettre d'aller plus loin dans ce que j'ai de nouveau à dire. 

WB: Je me suis dit que Lipatti était un génie et comment est-ce qu’il pouvait séparer clairement l’un de l’autre?

RM : Il y a toujours un peu de l’un dans l’autre, et de l'autre dans l'un.

WB: Est quand vous jouez un concert, êtes-vous toujours consciente de ce que vous faites?

RM:  Question difficile, c'est quoi être conscient? Combien de temps?  C’est comme si vous conduisiez une voiture, en enlevant  le pilote  automatique. Je pense que vous feriez alors des tas d'accidents. De plus être conscient tout le temps est impossible voire invivable. C'est parce que on peut être inconscient que les choses se passent. Je préfère dire  «une forme  d'attention», le mot convient mieux, avec des plages d'abandon où la musique est votre compagne. Mais tout cela dépend de l'équilibre et de la gestion  d’un tas de choses comme  : le trac, le public, le lieu, l'accueil, la confiance, votre démarche intérieure, le plaisir, le talent du public, oui, cela aussi, tellement de facteurs, mais quand vous pouvez voyager entre l'attention et le relâchement, malgré tous les parasites qui vous ramènent à la «conscience», vous savez, les chaussures, la robe, la veste trop serrée, la dame qui tousse, le retardataire.... alors... c'est un pur bonheur !!

WB: Justement, pour moi, conduire une voiture, c’est une routine!

RM : Donc vous n'êtes pas conscient, en conduisant, vous êtes en veille, prêt à agir, en attention......  mais pas conscient. 

WB : En ce temps de covid, est-ce que la scène vous est nécessaire?

RM : Je ne l'exprimerais pas comme ça. Dans l'idée d'être sur scène c'est toute la préparation qui me nourrit jusqu'au jour du concert. Pendant toute cette pandémie avec ces confinements successifs, je ne suis pas restée sans rien faire. J'ai travaillé, la musique m'a tenu compagnie, en fait cela n'a pas changé grand-chose parce que je savais que j'allais retrouver la scène avec encore plus de plaisir. De plus j'ai travaillé à la programmation de la première édition d'un festival en Normandie et d'un nouvel enregistrement.

WB : J’ai parlé à une collègue à vous, Muza Rubackyté, je lui ai demandé comment elle vit cette période de déstabilisation et elle a dit que la scène ne lui était pas nécessaire, mais qu’elle voulait être en contact avec la musique, qu’en est-il de vous?

RM : Exactement la même chose. 

WB: Mais est-ce que cela vous donne assez de satisfaction?

RM : Oui, parce que  la musique et là, je découvre de nouvelles œuvres, je fais des projets qui se réaliseront ou pas .. qu'importe,  et j'ai surtout eu beaucoup de temps pour travailler.

WB: Ce festival en Normandie, vous allez lui donner suite?

RM: Je l’espère ! C’est dans un lieu absolument magnifique, entre la mer, la campagne et les falaises. 

WB: Qu'est-ce que vous avez fait cette année?

RM: Les Concerts Passion du Manoir d'Ango. Cinq concerts de musique de chambre avec quinze artistes d'exception. Partager la musique, partager l'amitié, et jouer ! 

WB : C’est bizarre, car cela fait longtemps que je vais au concert, je connais vos disques, mais je ne me souviens pas de concerts!  

RM: J'ai joué très souvent en Hollande, un peu partout, mais je n'y suis plus revenue depuis un certain temps. On peut jouer pendant des années dans un lieu , puis cela change on  va ailleurs, et puis encore ailleurs mais toujours avec ce plaisir des rencontres et de la nouveauté.

WB: Merci beaucoup pour votre gentillesse!

RM: C'est moi qui vous remercie. Avez-vous aimé cet enregistrement des Variations ?

WB: Oui, tout à fait ! Ce qui m’a frappé, c’est votre phrasé. L’impression que vous m’avez faite, c’est que vous avez un livre, vous l’ouvrez et vous racontez : « Il était une fois »

RM : On me dit souvent que je raconte une histoire, c’est amusant !