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Entretien téléphonique, le 23 février 2021

Parfois on a de ces surprises agréables: le pianiste Vittorio Forte m'a gentiment proposé de m'envoyer son dernier cd '(Re)visions', consacré à des transcriptions, faites par le célèbre pianiste américain Earl Wild. Cela nous a amené naturellement à organiser une entrevue lors de laquelle nous avons parlé plus longuement du phénomène qu'est la transcription, ainsi que d'Earl Wild lui même...

 

Willem Boone (WB): J’ai bien sur quelques questions sur votre cd, c’est un programme très original, c’était autre chose que le énième disque avec Carnaval ou l’Appassionata ou encore Gaspard de la nuit, si beaux soient-ils!

Vittorio Forte (VF) : Oui, absolument, on aimerait tous enregistrer ces choses-là, pas de problème, mais de temps en temps, c’est bien de découvrir d’autres chemins.

WB : Qu’est-ce qui vous a amené à faire ce cd, c’était l’intérêt que vous portez aux transcriptions ou était-ce un hommage que vous vouliez rendre à Earl Wild ou bien tous les deux?

VF : Les deux, depuis plusieurs années les transcriptions me séduisent beaucoup, parce que selon le type de transcriptions, selon le transcripteur surtout, on a ce plaisir, cette réjouissance de jouer des œuvres qui ne sont pas écrites pour le piano. Quand c’est bien fait, on a l’idée de jouer une œuvre qui a été conçue pour le piano. L’autre jour, je voyais une discussion sur Facebook qui dure depuis des décennies sur la fameuse Chaconne de Bach, transcrite par Busoni. Il y a toujours des détracteurs qui disent que ce n’est pas du tout la même chose que l’original, que cela n’a pas été conçu comme ça. C’est clair, mais le but de la transcription est aussi parfois d’en faire autre chose qu’un arrangement d’un instrument à un autre. Au 19ème siècle, on transcrivait à quatre-mains les symphonies de Haydn ou de Mozart pour pouvoir les jouer dans son salon avec ses amis. Par la suite, c’est devenu un art à part, une façon de composer qui est autre chose, le matériau thématique est déjà présent, mais le génie du compositeur peut s’exprimer tout aussi bien. C’est ce qui fait de Liszt, Busoni et de Wild de grands transcripteurs. 

WB : C’est tout un répertoire négligé qu’on n’entend pas souvent en concert!

VF : Pas très souvent, il y a peu de pianistes qui s’intéressent aux transcriptions : il y a Katsaris qui en joue énormément, il y a assez régulièrement Volodos aussi, et puis Hamelin, ce sont des pianistes actuels qui en jouent pas mal. C’est vrai que jusqu’il y a 30 ou 40 ans, c’était plus rare, seulement la Chaconne et quelques pièces de Bach. 

WB : Bach a souvent été transcrit, par beaucoup de compositeurs! Vous avez écrit que celles de Wild sont particulières, parce qu’elles restent plus près de l’original que celles d’autres compositeurs et vous avez comparé aux transcriptions de Liszt. Je suis d’accord sauf pour le Haendel, la première pièce sur le cd.

VF : Absolument, sur ce disque il y a trois façons différentes de traiter la transcription : la première partie avec les deux pièces baroques, Wild fait de la transcription « à l’ancienne », c’est-à-dire, il reprend l’œuvre, pratiquement telle quelle, et puis il fait les changements de nuances et d’écriture par rapport aux possibilités du piano. Dans le Haendel même le phrasé est pratiquement le même que celui pour clavecin, dans le Marcello, par rapport aux autres, il change de tonalité, do mineur au lieu de ré mineur, sinon c’est absolument la même partition. Ensuite il y a un autre déclic avec Rachmaninov. Avec les mélodies de celui-ci, il essaye de prendre deux chemins parallèles, il y en a un où il reprend l’intégralité de la partition du piano et de la voix et il fait un mixte des deux pour pouvoir créer enfin une œuvre seule. Cela fait que vous avez une partie de la main qui doit jouer le chant, et l’autre partie de la même main qui doit faire une partie de l’accompagnement. C’est la même chose pour les deux mains puisque la partie mélodique est souvent partagée  selon le registre. C’est absolument dans la même veine que ce que Liszt a fait avec les Schubert. Il y a ensuite la question de la construction : dans les Rachmaninov, il fait souvent une seule exposition  comme dans l’œuvre originale, avec l’accompagnement et la voix qui garde les mêmes tonalités, il ne les change pas. Puis parfois, il essaye probablement par esprit d’inspiration, d’exprimer autre chose, il les transforme. Par exemple dans la transcription de «Sorrow In spring time » ou même dans « Floods of spring », il change complètement la texture de l’écriture, il la rend plus orchestrale, certainement plus pianistique. Ce sont des transcriptions qui ont été écrites il y a 30 ou 40 ans, donc c’est récent et on parle d’un piano à 88 touches, des grands Steinway de concerts, il y a des capacités extraordinaires pour transcrire. Effectivement, il change parfois l’œuvre, en gardant l’essentiel quasiment inchangé. Par contre, tout ce qui est autour, c’est un mélange de toutes les influences que Wild a reçues. Il était un fervent admirateur de Rachmaninov. 

S’il a fait ses transcriptions, c’était surtout pour lui rendre hommage, il adorait Gershwin et, les « grands romantiques », ou encore Debussy et Ravel. Dans Gershwin, par exemple, on retrouve les harmonies « impressionnistes ». Toutes ces influences-là ont fait que Wild a utilisé cette évolution du monde pianistique dans la façon de transcrire, jusqu’à ces bijoux, que sont à mon avis les sept études de Gershwin. Là, finalement, il s’approprie la musique initiale, et recrée l’oeuvre. Il connaissait et aimait le jazz, ses harmonies, ses rythmes, et était un formidable improvisateur.  Le sommet de sa manière de transcrire est la grande fantaisie sur Porgy and Bess, qui était malheureusement trop longue pour ce cd. Elle dure 30 minutes, c’est absolument splendide, on a l’impression que le pianiste s’assied au piano en se souvenant de Porgy and Bess, il recrée toutes les harmonies et mélodies et ça part dans tous les sens. C’est d’une virtuosité incroyable, mais à la fois si bien écrit. Ce n’est pas « gratuitement » brillant, Earl Wild ne jouait pas comme ça, toute l’élégance qu’il mettait dans ses interprétations des œuvres du répertoire, il la mettait aussi dans ses transcriptions. 

WB : Mais dans le Haendel justement, est-ce que vous pensez qu’il ajoute beaucoup à l’original? A mon avis, c’étaient des embellissements qui n’ajoutent pas grand-chose à la pièce..

VF : Non, Earl Wild l’a dit quand on l’a interrogé là-dessus, il jouait cela un peu comme la transcription que Rachmaninov jouait, c’est pratiquement la partition originale. Il ne rajoute pas grand-chose, il double quelques octaves, il ajoute des doubles voix parfois en mains croisées, mais cela reste extrêmement respectueux de la partition. Il utilisait souvent cette pièce pour commencer ses concerts, je l’ai utilisée pour ouvrir le disque, comme si on disait : « Voilà, on va entrer dans le monde des transcriptions! «  Celle-ci est très classique, et par le romantisme, on atteint le paroxysme de la transcription et l’improvisation avec « Someone is watching over me ». Et cela se termine avec, en clin d’œil à Wild et à mon précédent disque, avec le Solfeggietto de Carl Philip Emanuel Bach.

WB : Je me suis dit qu’avec le Haendel, ce n’est pas une transcription à vrai dire, puisque l’original a été écrit pour le clavier aussi?

VF : Absolument, c’est plus un arrangement.

WB : Je trouve très beau le Marcello, est-ce que c’est difficile à jouer pour un amateur? Cela me donne envie de jouer!

VF : Non, c’est d’une grande simplicité. Ce qui est difficile, c’est de maintenir ce tempo stable sans maniérismes, puisque on a tendance à vouloir le jouer de manière romantique. Il faut jouer le plus simplement possible en utilisant beaucoup de pédale, ce n’est pas du tout interdit. Il ne faut pas ralentir, car cela donne une impression d’alourdissement.  Il faut le jouer assez lentement, mais de façon égale tout le temps, il faut chercher une grande simplicité. Sinon, ce n’est absolument pas difficile.

WB : Il y a des transcriptions, par exemple la Mélodie d’Orphée de Gluck, par Sgambati, ça a l’air facile, mais moi cela m’a couté! 

VF : Ce n’est pas facile du tout! Cela ressemble un peu à Marcello, c’est légèrement plus difficile pianistiquement, l’écriture de la main gauche dans le Sgambati est plus chargée. Il y en a deux de cette pièce, l’autre est de …

WB : Siloti. Mais celle de Sgambati sonne facile, mais ce n’est pas facile du tout! 

VF : C’est difficile de rendre bien l’accompagnement en double notes, ce n’est pas « virtuose », il n’y a pas d’acrobatie, parce que ce n’est pas rapide. Vous l’écoutez par Nelson Freire, c’est juste divin! Il était l’un des premiers à le jouer, comme Guiomar Novaes. 

WB : Pour les chants de Rachmaninov,  les transcriptions sont très belles, est-ce que vous pensez qu’elles auraient pu être de Rachmaninov lui-même?

VF : C’est une bonne question! Rachmaninov en a fait quelques-unes notamment de ses propres mélodies, et effectivement, c’est un peu le même principe que chez Wild. Il y en a certaines qui sont très littérales, il ne fait que le strict minimum de la transcription pour inclure la mélodie dans l’accompagnement. En revanche quand Rachmaninov transcrit par exemple la Berceuse de Tchaikovsky originairement pour voix et piano, il utilise la texture de sa propre écriture et évidemment cela devient plus riche. Il y a une autre transcription de cette même Berceuse par Pabst, qui est strictement identique à l’originale, ce qui est tout aussi joli d’ailleurs. 

C’est ce que fait Wild dans « Dreams », la première transcription consacrée à Rachmaninov dans mon disque. Il reprend pratiquement la même partition, alors que pour la suivante « Where Beauty Dwells » (dont le titre original est « Zdes Khorosho »),  il change complètement de texture. Il en change aussi la forme avec une double exposition dans deux registres différents. 

WB : C’est vrai, Rachmaninov a fait de belles transcriptions et celles-ci sont presqu’aussi belles! 

VF : On ne peut pas comparer, mais je pense que Rachmaninov aurait été ravi, parce qu’elles sont très respectueuses du style. Wild était un exceptionnel interprète de la musique de Rachmaninov, donc il ne pouvait qu’avoir du respect pour sa musique. Il en a beaucoup transcrit, je n’en ai choisi que sept, mais j’en avais déjà enregistré trois dans un autre disque il y a cinq ans, dont la Vocalise, qui est absolument magnifique. De cette magnifique œuvre vocale, on joue toujours la même version, de Richardson, qui est beaucoup moins intéressante que celle de Wild. Cette dernière est plus riche, plus pianistique, romantique, plus proche de ce que Rachmaninov aurait pu faire lui-même. Pour moi, une transcription doit avoir pour objectif de mettre en valeur certaines qualités qui appartiennent à la pièce et d’autres qui appartiennent à l’interprète. Il y a en a certaines qui sont axées exclusivement sur la virtuosité, la technique à son niveau le plus complexe. Lorsqu’on pense aux Symphonies de Beethoven transcrites par Liszt, le simple fait de jouer « textuellement » au piano la partition réduite, est déjà d’une difficulté que peu peuvent surmonter. 

Cependant, la transcription conçue quasiment comme une improvisation « écrite », a aussi son charme. C’est le cas dans certaines paraphrases de Liszt ou Thalberg, ainsi que dans celles de Wild, notamment des Songs de Gershwin.

C’est ce que j’ai voulu suivre somme exemple pour la courte transcription du Solfeggietto de Carl Philip Emanuel Bach. 

J’aime imaginer qu’il était une sorte de « rockstar », qui improvsait constamment, partant dans des délires incroyables. Personne ne composait comme lui, s’il avait connu tous les courants musicaux qui se sont passés après, il aurait fait du jazz ou de la fusion! C’est quasi certain, car il avait une nature musicale un peu folle, visionnaire,  et partir dans des idées et s’arrêter quand la nuit tombe, était un exercice fréquent pour CPE Bach. C’est pour cela que le Solfeggietto part aussi dans ce sens-là, un peu sans contraintes. 

WB : Je l’ai joué, l’original!

VF : Oui, tout le monde! Il y a pas mal de personnes qui m’écrivent : « Cela me rappelle mes leçons ». C’est une jolie pièce, l’une des premières pièces rapides qu’on apprend, c’est très agréable à jouer. J’ai regardé pour le programme de ce disque s’il n’y avait pas eu quelqu’un qui avait transcrit sa musique pour piano seul récemment. Il y avait un compositeur et pianiste brésilien, il s’appelle Bresilio Itibere, qui a fait une transcription de Solfeggietto, en forme d’ « étude », je l’ai lue et c’était intéressant. Mais à part changer certaines indications de tempo et changer les registres, il n’y a pas tellement d’inventivité. En reprenant cette idée, j’ai suivi les pas de Wild pour « improviser » ma propre transcription. Finalement, c’est un clin d’œil à mon disque précédent et à Wild. Je n’en suis pas mécontent et je pense que ça va bien dans ce programme. Mais il faut la concevoir comme un amusement, rien de plus.

WB : Les études que Wild a composées d’après des chants de Gershwin ont été une première pour moi. Et cette grande transcription, l’avant-dernière pièce sur votre cd, était surprenante,  parce qu’il y avait un thème de la 2ème Partita de Bach que je n’ai pas tout de suite reconnu. On met du temps à reconnaitre un thème quand c’est hors contexte!

VF : Absolument, j’avais peur de l’inclure dans le disque de crainte que cela paraisse comme une parodie. Wild part d’un thème qui est magnifique, « Someone to watch over me », et, à partir de là, il décide de traverser géographiquement et stylistiquement le monde musical. Il y a la cellule thématique du début de cette chanson qu’ il l’utilise de toutes les façons possibles : d’abord en forme de Barcarolle et ensuite en notes répétées faisant apparaitre à la main gauche plusieurs thèmes de chansons où d’airs d’opéras italiens, « O sole mio », « Oh mio babbino caro », le carnaval de Venise, la Turandot, Tosca. Tout cela en deux pages et une seule exposition. Ensuite ce thème est transformé en des rythmes plus modernes : une salsa, pendant quelques dizaines de mesures qui revient à trois reprises et enfin le croisementr avec la deuxième partita de Bach et la deuxième fugue du 1er livre des Préludes et Fugues de Bach, mais toujours avec le matériau thématique de Gerschwin. Finalement, ce qui est assez extraordinaire c’est le foisonnement d’idée! J’avoue avoir eu des doutes, mais c’est tellement plaisant de temps en temps de laisser place à l’instinct.

Nous sommes souvent exagérément exigeants lorsqu’il s’agit du répertoire  fréquemment joué. Et cela peu donner des interprétations qui manquent de personnalité, ou de prise de position. La partition, surtout lorsque le compositeur s’appelle Mozart, Beethoven ou Chopin, peut nous impressionner, alors qu’elle est un support extraordinaire pour faire parler son âme d’artiste. 

Quand je rencontre un pianiste de jazz qui me dit : « Ah, super, mets-toi au piano et joue-moi quelque chose! » à part jouer les œuvres de ton répertoire de concert, tu te dis : « Je fais quoi? Je ne sais pas faire autre chose! » 

Ce sens de la liberté, Earl Wild l’avait! Il a toujours été un grand improvisateur et au niveau digital, il pouvait faire ce qu’il voulait. Finalement, il a joué beaucoup de transcriptions quand il était jeune, et il a évidemment joué tout le répertoire très exigeant techniquement et mis énormément de tout cela dans ses propres compositions. Il a aussi composé des œuvres originales pour piano seul, dont notamment une sonate. Il y a peu de pianistes qui jouent les études d’après Gershwin  en concert. Sauf aux Usa où elles peuvent paraitre même dans des programmes d’examen. 

En Europe, Wild est aussi méconnu comme pianiste que comme compositeur. C’est très triste, parce que c’était un formidable pianiste et ses transcriptions valent la peine d’être apprises et jouées.  Le public les adore, c’est vraiment un rapport gagnant-gagnant pour un interprète qui veut jouer ses transcriptions.  Elles sont difficiles, donc il faut avoir les moyens pour les jouer, mais elles sont tout à fait respectueuses des possibilités d’un pianiste, c’est-à-dire que cela tombe magnifiquement bien sous les doigts… pour les mains qui fonctionnent, bien sûr! On voit bien que c’est un pianiste qui les a écrites.

WB : Et dans la deuxième transcription de Tchaikovsky sur votre cd, est-ce que là il cite un thème de Jevgeni Onegin?

VF : Oui, effectivement. 

WB : Il y a une transcription de Pabst d’après cet opéra que Cherkassky jouait de temps en temps.

VF : Oui, il l’aimait beaucoup.

WB : Wild était un fabuleux transcripteur doublé d’un pianiste virtuose, est-ce qu’on peut dire qu’il était si fort  parce qu’il connaissait les potentialités de l’instrument?

VF : Pour moi, c’est une évidence! Quand on reprend la formule que vous venez de dire concernant Liszt, au-delà du fait qu’il était un exceptionnel pianiste, hyperdoué déjà à la base, et un compositeur de génie, il connaissait très bien l’instrument. Il en connaissait bien les possibilités. A son époque, c’était déjà un instrument qui avait des capacités sonores et mécaniques très importantes. On ne peut pas être transcripteur si on n’a pas de connaissances du piano et de la technique pianistique extrêmement profonde, c’est impossible. On peut faire des arrangements, des réductions, mais faire des transcriptions, des paraphrases, ce n’est pas donné à tout le monde.

WB : Vous avez déjà partiellement répondu à ma question suivante, Stravinsky par exemple n’était pas connu pour être un très bon pianiste, pourtant Pétrouchka n’est pas mal écrit..

VF : Non, c’est vrai, il connaissait bien l’écriture, mais s’il pouvait lui-même le jouer? Cela m’étonnerait. 

WB : Combien de transcriptions Earl Wild a-t-il écrit en tout?

VF : Je ne saurais pas vous dire le nombre exact, mais sur son site web il y a la liste. Il y a aussi des pièces de Fauré, Le Rouet d’Omphale de Saint Saens, 14 mélodies de Rachmaninov, 

WB : Le larghetto du second concerto pour piano de Chopin je pense?

VF : Oui, absolument! 

WB : Quelques Mozart aussi il me semble?

VF : Je ne pense pas, je n’en ai pas le souvenir, j’ai cherché à faire quelque chose d’historique, il me semble que je n’ai rien trouvé de Mozart. Par contre, il a transcrit la Sarabande de la première Partita de Bach, mais ce n’est pas très réussi à mon avis. Il l’a appelée « Hommage à Poulenc », il faut l’aimer, j’ai essayé, mais je n’ai pas accroché, donc je ne l’ai pas enregistrée.  Par contre, j’aurais bien voulu intégrer Après un rêve de Fauré, parce que c’est une très belle transcription. 

WB : Vous avez déjà parlé des transcriptions de Liszt, il en a beaucoup écrit et dans certaines d’entre-elles, il se met admirablement au service de l’original, par exemple j’aime beaucoup le Prélude et Fugue d’après l’œuvre pour orgue de Bach. J’en ai récemment parlé à Philippe Cassard à propos de son enregistrement de la neuvième Symphonie de Beethoven pour deux pianos, mais là je me suis dit quand Liszt transcrit des symphonies de Berlioz ou de Beethoven, est-ce que c’est aussi réussi que cela, parce que je pense que le piano est un instrument qui n’arrive pas très bien à rendre les différents timbres d’un orchestre et ça fait un peu pauvre à mon avis.

VF : Si ce n’est pas indiscret, qu’est-ce que Philippe a répondu? Parce qu’il a quand même enregistré cette symphonie?

WB : Je ne sais plus exactement quelle était sa réponse, mais en gros il a dit que Liszt est resté très fidèle à l’original et qu’il avait même marqué dans la partition quel instrument jouait dans la symphonie originale. Je pense qu’il n’a pas mal pris ma question! Quand il prend les transcriptions des symphonies de Beethoven par Liszt, cela ne fonctionne que dans les mouvements lents, mais dans les mouvements rapides, cela fait un peu…

VF : ..pauvre! 

WB : Est-ce qu’un piano peut rendre tout un orchestre je me demande? 

VF : Franchement, je ne sais pas! Liszt excelle lorsqu’il fait des paraphrases. Quand il paraphrase une œuvre, il va extrêmement loin et là, on est dans la réjouissance de jouer, car on a l’impression de jouer une œuvre originale.  Lorsqu’il transcrit des symphonies, et qu’il prend le parti de ne pas paraphraser, c’est quasiment impossible d’en rajouter, il y a déjà tellement de notes dans la version originale, on peut ajouter des effets, mais on ne peut pas ajouter de notes.  Sinon, cela devient injouable. Dans les paraphrases, il ajoute des éléments nouveaux, c’est ce que Wild a fait pour certaines œuvres, il transcrit en gardant le fil conducteur harmonique de l’œuvre, mais il transforme tout cela. C’est le cas des transcriptions de Godowsky aussi. Il y a des paraphrases plus réussies que d’autres, j’estime que Norma, les réminiscences de Don Juan, Tannhäuser sont très intéressantes. Même la transcription de la Danse Macabre de Saint Seans si on arrive à la jouer dans le bon tempo ou l’Ouverture de Guillaume Tell de Rossini, ou encore le Lacrymosa et le Confutatis du Requiem de Mozart sonnent merveilleusement bien. Je préfère à a limite entendre la 1ère ou la 2ème symphonie de Beethoven, transcrite par Liszt pour piano seul, plutôt que la 5ème ou la 9ème. Ce sont des monuments colossaux dans leurs versions originales et quand on entend le début de la 5ème au piano, même quand c’est bien joué, on peut être frustré à l’écoute. C’est différent avec une transcription pour piano seul d’une œuvre pour voix, violon, violon et piano, trio, jusqu’au quatuor disons, on peut avoir une transcription qui reste respectueuse du texte et à la fois arrive à donner quelque chose d’original dans sa façon d’être transcrite. Mais lorsqu’on va à l’orchestre, cela devient extrêmement difficile pour des questions de timbre : même si on peut imiter une trompette au piano, quand on mélange des tutti sur un piano… c’est du piano! 

WB : En effet! Est-ce qu’à priori une transcription d’une chanson n’est pas plus réussie que celle d’une pièce orchestrale?

VF : C’est probable! Il y a d’autres personnes qui ont transcrit les symphonies de Brahms, au-delà du fait que c’est quasiment injouable, cela ne fonctionne pas. Il y en a de la 40ème symphonie de Mozart, c’est sympathique à jouer, mais cela ne marche pas non plus. Il nous manque trop les cordes! J’estime que le piano est un instrument chantant, donc quand on veut transcrire du chant, on peut réussir le mieux, c’est d’ailleurs ce qu’a fait Liszt dans sa totalité des transcriptions, il y a presque toujours du chant dedans. 

Mais il n’y a pas de règles, car les transcriptions de Godowsky d’œuvres orchestrales de Strauss, par exemple, si on considére qu’il s’agit là de métamorphoses, c’est-à-dire de transformation totale de l’œuvre originale, notamment harmoniquement. On a le thème qui est d’une difficulté pianistique extraordinaire et on a affaire à quelque chose de très riche et bien écrit, pareil pour Romeo et Juliette de Prokofiev. Ensuite, les ballets de Tchaikovsky, transcrits par Pletnev sont très réussis aussi. 

WB : Et que pensez-vous de la transcription de Liszt de la Mort d’Isolde? J’ai parlé à France Clidat qui m’a dit que c’était la plus belle transcription qui soit!

VF : Elle est magnifiquement écrite, quand c’est bien joué, on entend véritablement la profondeur expressive de l’œuvre, après quand vous êtes vraiment admirateur de la musique de Wagner, vous pouvez y voir un hommage de la part de Liszt, mais cela ne vous suffira pas. Par contre, pour un pianiste, c’est jouissif! C’est la même chose pour la Chaconne de Bach/Busoni, c’est jouissif, ce serait dommage de s’en priver, donc je la joue régulièrement et les critiques à son sujet ne me gênent pas. Busoni lui-même était conscient qu’il ne voulait pas faire un arrangement d’une pièce pour violon au piano, il voulait faire une pièce de concert. Dans une lettre à son ami Eugène d’Albert, il dit bien « Je pense que si Bach avait pu envisager écrire cette pièce pour d’autres instruments, il aurait choisi des instruments puissants, comme l’orgue. » C’était son opinion et c’est pour cela qu’il a écrit sa transcription de cette façon-là. Si on ignorait la version pour violon seul de Bach, on n’aurait eu aucun problème avec la version de Busoni.

WB : J’ai quelques questions sur Earl Wild lui-même, quel était votre rapport avec lui? Est-ce que vous l’avez connu ou rencontré?

VF : Malheureusement pas, non. Il est décédé en 2010, la dernière fois qu’il a joué en France était en 2008. A part ses enregistrements, je ne le connaissais pas, mais j’étais toujours intéressé par ces pianistes « hors-circuit ». Il est venu en Europe tellement rarement, il est venu à Amsterdam en 2005 je crois.

WB :Oui, je l’ai entendu deux fois au Concertgebouw et une fois dans la ville que j’habite, Utrecht. Je l’ai entendu trois fois en tout, la première fois, il avait déjà 76 ou 77 ans, puis il est venu quelques fois après. J’ai l’impression qu’en Europe, il n’était pas du tout connu!

VF : C’est incroyable! Il n’a jamais enregistré pour de grandes maisons de disques, alors que pour certains, il fait partie des dix plus grands pianistes américains. 

WB : Oui, mais même en Amérique, je n’avais pas l’impression qu’il était aussi connu que Rubinstein ou Horowitz!

VF : Non, là on parle de très grandes stars! Il faut plutôt prendre l’idée de pianistes comme William Kapell, Gina Bachauer,Van Cliburn qui étaient quand même connus et qui connaissaient une belle carrière aux Etats Unis, mais cela n’atteignait pas les grandes carrières de Rubinstein, Horowitz, Arrau, Backhaus. A ce niveau-là, on ne compare plus, ce serait même stupide de dire qu’Horowitz était meilleur que Rubinstein. J’ai lu pas mal de choses sur Wild, maintenant j’ai l’impression de l’avoir connu. Je lisais par exemple que lorsqu’il avait donné un concert à la fin de sa vie à New York, il avait reçu une critique pas très sympathique disant que « s’il n’avait pas été plus célèbre que cela, c’était à cause de son irrégularité », car, apparemment, il était capable de jouer lors d’un même concert une œuvre comme jamais on ne l’avait entendue, une sorte de révélation absolue, et puis de passer l’autre moitié du concert à jouer avec des trous de mémoire et des erreurs. Mais on parle là d’un concert donné à 90 ans!

WB : Oui, je me souviens aussi. J’ai entendu son concert quand il a fêté ses 90 années à Amsterdam et j’ai lu des histoires que l’agent est allé le chercher à l’aéroport et qu’il a un choc pas possible de le voir dans une chaise roulante. Je pense qu’il était déjà partiellement aveugle d’un œil, on a eu peur quand cela ne marchait pas très bien lors de la répétition, mais lors du concert cela a bien marché. Je me souviens de trous de mémoire aussi dans les ballades de Chopin où il y a eu des motifs que j’ai entendus deux ou trois fois.. Ce qui m’a beaucoup frappé, c’était sa sonorité dans la 7ème sonate de Beethoven, ce n’était pas du tout frêle pour un monsieur de 90 ans, c’était bien puissant! 

VF : Après, la question est toujours la même, il y a des pianistes qui arrivaient à jouer de manière extraordinaire à un grand âge, il y a l’exemple de Horszowski, Cherkassky ou Ciccolini. Il y a aussi une forme de légende qui se crée maintenant concernant les pianistes très âges; on se dit à chacune de leurs apparitions sur scène, que ça va être un évènement historique! Et, malheureusement, ce n’est pas toujours le cas!

WB : Il y a encore pire, pour un pianiste, cela peut être douloureux, mais je pense à un artiste qui vient de nous quitter, le violoniste Ivry Gitlis. Il jouait encore à 95 ans et c’était archi-faux, je croyais être le seul à souffrir! C’était d’une laideur pas possible et dans les commentaires sur YouTube je lis comme c’est émouvant…

VF : Il ne pouvait plus jouer à cause d’un problème de dos, il me semble. Physiquement parlant, c’est impossible de jouer du violon avec le dos vouté. Tous les violonistes cherchent l’élévation pour pouvoir jouer; je l’ai entendu pour ses 90 ans à Bruxelles, il jouait Kreisler et c’était à son image. Il a joué avec Vengerov, qui était à côté de lui, ils se passaient la « parole », avec Argerich au piano. C’était émouvant!

WB : Je l’ai entendu dans la sonate de Franck quand il avait 82 ans et honnêtement, je n’ai pas entendu plus laid que cela dans ma vie! C’était une souffrance pas possible!

VF : Alors que c’était un grand violoniste! Qui pouvait faire pleurer un violon!

WB : Retournons à Earl Wild! Il a côtoyé du monde!

VF : C’est extraordinaire, il a joué devant six présidents! Il était aussi l’un des premiers à jouer à la radio, à la télé, et aussi sur le …web! 

Beaucoup de « premières », c’était lui! Mais on l’a quand même beaucoup ignoré et il a presque du créer son propre label pour faire des disques. Je ne sais pas ce qui s’est passé, je crois qu’il  n’avait jamais joué à Paris. Je sais qu’il avait deux récitals apparemment magiques à Bordeaux et à Angoulême. 

Je regrette que dans le monde musical il y ait quelques stars qui passent partout et que finalement on donne peu de chances à d’autres musiciens de s’exprimer sur les mêmes scènes sous prétexte qu’ils n’ont pas la même notoriété. 

WB : J’ai encore quelques questions sur Carl Philip Emanuel Bach : je sais que vous le défendez beaucoup et je pense que parmi les fils de Jean Sébastien, c’est bien lui, le plus connu et le plus original, mais j’ai pas mal de problèmes avec ce compositeur, je vous dis ouvertement que sa musique m’agace! J’ai fait mes devoirs : j’ai regardé un film de vous sur YouTube où vous jouez une Fantaisie et je me dis que ça part dans tous le sens, c’est capricieux, que diriez-vous pour me convaincre?

VF : Je n’ai pas forcément envie de vous convaincre! Je peux comprendre, sa musique m’a surpris aussi. Cela dépend de comment on se positionne. Il faut bien séparer le C. Ph. E Bach des concerti et sonates versus le C. Ph. E. Bach des fantaisies et rondos, car ce n’est pas du tout le même processus de composition. Dans les sonates, il garde un fil conducteur, thématiquement et harmoniquement, c’est très bien écrit et évidemment structuré. Dans les fantaisies, c’est de la musique expérimentale, donc il faut l’écouter comme si c’était une sorte de mémorandum, un cahier de conseils pour les compositeurs à venir. Par exemple, si vous prenez une idée de quatre mesures dans ces œuvres de C. Ph. E Bach, vous trouverez cette même idée plus ou moins élaborée chez Mozart ou Haydn. Vous prenez une cadence chez CPE Bach, vous trouverez la même cadence dans un concerto de Beethoven, écrite de la même façon. Finalement, pourquoi il a mis sur papier ces œuvres, c’est difficile à dire, je pense vraiment qu’il s’asseyait devant son instrument et il improvisait, il avait le cahier devant lui, et il écrivait . A mon avis il peaufinait après, c’étaient des idées qu’il lançait sur le papier et cela donne cette impression de démesure. Dans mon disque C. Ph. E Bach, il y a deux pièces « Abschied » et les variations sur « la Folia », qui ont une structure plus formelle donc moins abrupte. 

WB : J’en ai parlé au fortepianiste Andreas Staier…

VF : Il a été mon enseignant pendant quelques années avec qui j’ai pu préparer mon tout premier disque. Qu’est-ce qu’il vous a dit?

WB : Je lui ai dit aussi que j’avais du mal à écouter cette musique et il m’a dit qu’il comprenait et qu’ « elle avait été composée pour agacer. Il écrivait rarement de belles mélodies, parce qu’il y était allergique ! »

VF : Ce n’est pas faux! Par contre, quand vous écoutez « Abschied », c’est vraiment très beau.

WB : Il a comparé à Beethoven qui lui aussi a écrit de la musique sans le but de vouloir plaire à qui que ce soit!

VF : Peut-être, c’étaient des instruments différents, des époques différentes. Pour Beethoven, je ne sais pas, il avait besoin de reconnaissance, est-ce que vraiment il n’a pas voulu plaire? Il n’a peut-être pas cédé à trop de compromis, quand on écoute le Beethoven des premières sonates et le Beethoven de 20 ans plus tard, on se rend bien compte que dans un premier temps lui aussi, il a voulu prendre le même chemin de tous les autres. Mais cette posture-là ne lui allait probablement pas bien et c’est pour cela qu’il s’est probablement décidé à emprunter d’autres chemins. Peut-être que Carl Philip Emanuel Bach s’affichait complètement pour agacer, mais je ne crois pas qu’un compositeur, n’importe quel compositeur, de toutes les époques, ait pu écrire de la musique sans avoir le souci de ce que l’auditeur allait penser. 

WB : Staier m’a dit aussi « Quand il vous irrite, il faut se dire qu’on écoute Beethoven! »

VF : Ce n’est pas mal! C’est un peu ce que je vous disais, comme beaucoup de compositeurs après ont pris exemple sur Carl Phillip Emanuel Bach, je pense qu’on peut se dire : « Ah, tiens, là, on dirait Mozart ou Haydn! » Il y a des pianistes, sans parler de la critique, qui n’aiment pas Brahms, alors que ça semble quand même incroyable. 

WB : Un dernier commentaire de Staier sur C. Ph. E Bach : « Il a écrit de la musique pour musiciens, c’est-à-dire, certaines musiques peuvent être comprises en les jouant comme l’Art de la fugue, certaines blagues fonctionnent que quand on les joue et elles marchent moins pour les auditeurs. » Êtes-vous d’accord?

VF : C’est joli! Le fait que ce soit écrit pour des musiciens vraisemblablement oui, après les amateurs de l’époque étaient de très bons musiciens en général, il n’y avait pas de concerts dans le temps. La musique était écrite pour des gens qui connaissaient déjà bien la musique et même qu’ils connaissaient bien l’instrument. Il n’y a pas beaucoup d’enregistrements de cette musique et lorsque j’ai acheté l’intégrale, la seule qui existe sur piano, j’ai été très surpris moi aussi et je me suis dit : « Tu es sur que tu veux faire cela? » Et puis finalement, j’ai mis les doigts dessus et on a l’impression de s’amuser, parfois même de réécrire des choses : vous jouez, vous êtes en train de faire une mélodie, vous faites huit mesures superbes et tout d’un coup, il y a une cadence et on ne sait pas où on va! On part sur d’autres choses, c’est vrai ce que vous dites, mais si on prend les éléments un par un et quand on les transpose dans un autre monde musical, je pense qu’on peut trouver de l’intérêt. C’est pour cela que je pense que c’est presqu’un cahier de conversation musical qu’il a créé pour faire un lien entre l’époque de son père avec laquelle il a voulu rompre, et celle de Haydn, qui s’inspirait le plus de C. Ph. E. Bach. Sans oublier bien sûr Mozart et Beethoven.

WB : Je pense qu’il était beaucoup plus connu de son vivant que maintenant, n’est-ce pas?

VF : Je crois qu’il était plus admiré de son vivant que maintenant. Sa musique est devenue rare, sauf parmi les violoncellistes, autrement sa musique pour clavier est très rarement jouée. 

WB : Il a énormément écrit pour le clavier!

VF : Oui, c’est incroyable, le nombre de choses qu’il a écrites est exceptionnel. Il y a quatre volumes entiers de rondos, fantaisies et sonates. C’est plus que Beethoven et nettement plus que Mozart.

WB : Cette intégrale dont vous parliez comprend combien de cd? Ce doit être un gros boitier!

VF : 26 cd, c’est impressionnant. C’est une pianiste croate qui a tout enregistré. Évidemment, il y a des choses très bien et des choses moins bien. J’aime bien sa musique, mais je ne vais pas me lancer dans l’intégrale, ce serait une folie!

WB : Il y a un autre compositeur dont vous avez parlé sur Facebook : Clementi.

VF : Pour moi, Clementi c’est autre chose!

WB : Quel est selon vous son rôle dans la musique?

VF : Il a eu à la fois la bonne idée, de son vivant, mais la mauvaise idée, pour la postérité, de faire un triple  métier: le fait de s’intéresser pas mal aux affaires et à l’argent a fait que par rapport à tous les autres compositeurs de son époque il a pu vivre de manière assez privilégiée. C’est paradoxal. A croire qu’il faut être pauvre et en souffrance pour être reconnu ! On ignore beaucoup de choses de son œuvre, on ne sait même pas ce qu’il a fait. Certaines se sont perdues pour différentes raisons et puis finalement, on résume son œuvre à une douzaine de sonates qui sont vraiment de facture exceptionnelle et proches des grandes sonates de Beethoven au niveau de la réussite, du style, de la composition à l’égard de ce qui pouvait se faire sur les pianos de l’époque. S’il n’y avait pas eu Mozart et Beethoven, Clementi serait probablement devenu l’un des plus grands compositeurs du 19ème siècle. Mais quand vous avez affaire à de tels génies, c’est impossible. Clementi a traversé les deux compositeurs : il est né avant Mozart et il est mort après Beethoven. On attend d’un compositeur que s’il ne peut pas faire mieux qu’il puisse faire plus. Je suis un admirateur profond de la musique pour piano de Clementi, peut-être des trois compositeurs Mozart, Beethoven et Clementi, c’est le seul qu’il connaisse vraiment bien les instruments à claviers. Ses 100 études sont une réussite absolue, même s’il faut avoir envie de les travailler! 

WB : C’est de Gradus et Parnassum que vous parlez?

VF : Absolument! Après il a fait un tas d’autres études, car il était un grand pédagogue. Cela montre à la limite qu’il est plus proche de Czerny que de Beethoven ou Mozart. Il a ce côté pédagogique, un peu expérimental, un peu grand compositeur « J’essaye de faire des concerti et des symphonies », mais finalement il s’est bien intéressé aux jeunes, les futurs pianistes. Czerny est négligé aujourd’hui, car on imagine qu’il s’est dédié exclusivement aux études et exercices, mais ce n’est pas vrai et Clementi dont on ignore la beauté de son œuvre pour piano. Ses sonates sont vraiment magnifiques, je dirais que les trois-quarts d’entre-elles méritent d’être jouées et enregistrées! C’est dommage que les pianistes ne puissent pas s’intéresser à tout, mais parfois j’ai l’impression qu’ils ne s’intéressent à rien…

WB : J’ai encore un dernier sujet que j’aimerais aborder avec vous : hier, j’ai vu un film sur YouTube du pianiste Leif Ove Andsnes qui parle à un spécialiste de cerveau qui a examiné le cerveau du pianiste. Il a fait des constats intéressants : le corpus colosum qui relie les deux hémisphères du cerveau est plus épais chez les musiciens que chez les non-musiciens! Il a précisé que c’est chez des musiciens qui ont étudié près de 25.000 heures et ce n’est que là que c’est visible, donc cela nécessite beaucoup de travail. Ce spécialiste a posé quelques questions au pianiste et cela me parait intéressant de vous poser les mêmes : la première serait : à quel âge avez-vous commencé le piano?

VF : A 9 ans.

WB : Combien de temps a-t-il fallu avant de maitriser la coordination des deux mains?

VF : Très rapidement, une petite année!

WB : Est-ce que vous progressez toujours en termes de technique ou avez-vous atteint une sorte de plafond à l’âge de 20 ans?

VF : Non, je continue toujours, il y a des choses qui s’améliorent. D’autres moins, mais il y a certains plans sur lesquels je pense que cela s’améliore.

WB : Qu’est-ce qui ne progresse pas, parce que vous avez dit « d’autres moins »?

VF : On est tellement dans une recherche intellectuelle, je suis encore assez jeune, je suis à la moitié de mon parcours, mais disons quand j’étais plus jeune, je pouvais jouer « sans crainte » les études de Chopin, Liszt et Scriabine ou Prokofiev, cela ne me dérangeait pas. Maintenant je me pose beaucoup de questions, trop de parasites intellectuels viennent gêner le choix du répertoire. Je fais partie de ces pianistes qui sont toujours dans la recherche, la curiosité, l’expérimentation en fait : je prends beaucoup de notes sur ce que je fais, j’essaye de mieux comprendre le fonctionnement mécanique et gestuelle pour l’obtention d’une sonorité. Oui, globalement, cela continue de progresser.

WB : Est-ce que vous avez toujours un régime technique?

VF : Oui, je fais un peu de technique parfois, comme on fait le gonflage des pneus d’une voiture! Si on n’en fait jamais plus à partir du moment où on commence à donner des concerts, je pense que nous perdons en précision. Travailler la technique pure, se concentrer sur les questions mécaniques et physiques permet d’être focalisé vraiment sur cet objectif-là. C’est très important, parce qu’après il faut pouvoir transférer cet objectif purement mécanique en objectif musical, donc le traduire en sons. Aujourd’hui on dispose de cahier d’exercices et d’ouvrages sur la technique, qui sont très bien écrits avec des choses très belles à jouer aussi en concert, cela permet de rééquilibrer les choses. Il faut le faire de temps en temps!

WB : Leif Ove Andsnes a dit quand il y a un jour où il n’a pas travaillé son piano qu’il sent qu’il manque quelque chose, c’est la même chose pour vous?

VF : Un jour il a dit? C’est incroyable,  pour moi c’est tout à fait le même sentiment. 

WB : Donc vous travaillez tous les jours?

VF : En effet; lorsque je m’arrête plusieurs jours je sens que ça ne va pas! 

WB : Ils ont parlé aussi de l’importance de l’oreille, est-ce que vous entendez des différences dans des sons qui sont clairs pour vous mais pas pour d’autres?

VF : Non, pas vraiment, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la question du docteur?

WB : Ils ont fait la différence entre un pianiste et un violoniste : pour un pianiste, il y a plus de notes dans un accord, on entend d’une manière différente!

VF : Oui, mais en même temps, le violoniste cherche la justesse de son son, pendant toute sa vie, chose que nous, on n’a pas à faire! Finalement c’est lui qui développerait peut-être plus son oreille qu’un pianiste? Pour les pianistes, c’est  plutôt la maitrise des paliers sonores, la gestion des registres, la coordination sonore, alors qu’un violoniste doit vraiment chercher un son, son oreille est le premier juge. Le grand danger pour les pianistes est de ne pas s’écouter assez.

WB : Le docteur a dit aussi qu’il y a une difficulté d’écouter des sons qu’on produit et on pense déjà à ce qui va venir..

VF : C’est une vérité, pour moi c’est une façon très utile de travailler, notamment quand on apprend une pièce par cœur, quand on doit jouer avec d’autres instrumentistes ou avec orchestre, c’est un travail qui devient automatique lorsqu’on le fait régulièrement. Le réflexe se ralentit quand le temps passe ou lorsqu’on est resté un certain temps sans travailler. 

WB : Andsnes a dit qu’un maitre focalise sur des séquences de longues lignes, plutôt que sur la production de quelques sons!

VF : Absolument!

WB : Il a fait une remarque intéressante : on ne joue pas seulement d’un instrument, mais d’une certaine façon, on joue aussi « de la salle », l’acoustique.

VF : C’est le grand problème pour nous, plus que pour d’autres, puisque nous abordons un nouvel instrument à chaque fois. Donc, c’est doublement difficile pour le pianiste, puisqu’ il doit s’adapter au piano ET à l’acoustique. Quand elle est vraiment mauvaise et quand on a un très bon piano, finalement c’est regrettable, ça ne sert presque à rien d’avoir un très bon piano dans une très mauvaise acoustique. On s’adapte évidemment, mais le plus important pour un instrumentiste ce sont les conditions dans lesquelles on joue. Vous avez le meilleur piano du monde, vous jouez dans un endroit où il y a trop de réverbération, vous ne pourrez pas faire quelque chose d’intéressant dans un répertoire romantique ou tardif, c’est joué d’avance! C’est la même chose pour une acoustique très sèche, c’est probablement plus facile au niveau musical de s’adapter à une acoustique sèche, mais techniquement, c’est plus difficile.  On a plus tendance à forcer, parce qu’on a l’impression que le piano ne répond pas à nos sollicitations. 

WB : Et puis le docteur a dit quelque chose d’intéressant : le musicien est souvent plus jeune que son vrai âge! Il parait que le contact avec la musique rendu plus jeune …

VF : En effet, c’est rare de trouver un musicien « vieux »!

WB : Le spécialiste avait examiné l’âge d’Andsnes et il avait trouvé qu’en musique il avait quatre ans de moins que dans « la vie », cela fait quand même une différence. Mais il a ajouté que le stress est très dangereux et menaçant, cela fait vieillir. Quelle est votre manière d’y faire face, car ce doit être un métier stressant?

VF : Normalement la vie d’Andsnes doit être stressante, car il joue trois fois par semaine! C’est clair que c’est un stress beaucoup plus important pour des pianistes avec une carrière mondiale que quand on fait une trentaine ou quarantaine de concerts par an, comme moi! Vous avez du stress, c’est certain. Je pars du principe que j’ai toujours voulu faire ça. J’ai choisi très tardivement de faire cette carrière, mais une fois que je m’y suis consacré, je me suis battu pour y arriver. Personne n’a cru en moi durant mes années d’études, donc il a fallu s’accrocher et aussi faire face au stress du jugement. 

Alors je me suis souvent dit : « Tu voulais faire ça, c’est acceptable qu’il y ait un minimum de trac, mais tu vas l’amener avec toi sur scène, et tu vas l’utiliser à bon escient » Je pense que la plupart du stress pour l’interprète vient du fait de jouer par cœur. Est-il réellement possible que notre esprit ne s’échappe pas tout au long d’un récital? Cela engendre des peurs, la crainte que la structure de tout notre travail pour l’accomplissement d’une interprétation s’écroule à cause d’un problème de mémoire. Je n’ai pas entendu de grand pianiste qui n’avait pas un moment de doute. Il faut finalement accepter les erreurs, c’est lorsqu’on accepte cela qu’on va avoir moins de stress! Mais il faut d’abord accepter, que l’on ne puisse pas être parfait. 

WB : Est-ce que vous êtes conscient de ce que vous faites où est-ce qu’il y a des moments où vous êtes entrainé par la musique?

VF : C’est justement là tout le problème! Des fois je me laisse entrainer par la musique, j’essaye de garder toujours un contact avec la réalité, qui va changer lors du concert, et cela qui va créer des moments plus ou moins « magiques ». Quand on est systématiquement dans la maitrise et quand on a un peu de mal à se lâcher, on sort du concert en se disant qu’il manquait quelque chose. C’est ce qui rend un concert live extraordinaire car il y a une ambiance qu’on ne retrouvera que rarement dans un enregistrement. 

WB : Est-ce que le sentiment qu’on peut rater donne beaucoup d’importance au moment?

VF : Malheureusement oui et c’est terrible chez les musiciens. La peur de rater ou de se tromper est incroyable. Un champion de tennis peut perdre un match et très bien jouer deux jours plus tard gagnant le match sans problème. Lorsqu’on est pianiste, lorsqu’on se trompe, on a l’impression qu’il y a tout un monde qui s’écroule. En fait, ce n’est pas vrai, mais c’est peut-être dû aux nombreuses incertitudes vis-à-vis de notre métier et le fait qu’on soit obligé de travailler constamment. Quand on travaille beaucoup pour finalement arriver à s’exprimer pendant une heure et demie, on a envie que ce soit à la hauteur de tout le travail qu’on a derrière soi. C’est pour cela que la peur monte et le stress se présente. Un chanteur d’opéra sait que si « LA note » n’est pas juste tout le monde va se retourner contre lui. C’est Michelangeli qui a dit que nous portons cinq tonnes de poids sur nos épaules. Cela le faisait d’ailleurs beaucoup souffrir, il était très stressé, on ne le remarquait pas, mais il était vraiment sous l’emprise du trac quand il jouait. 

WB : Est-ce qu’il y a une mémoire rien que pour la musique, parce que ce médecin a parlé de patients d’Alzheimer qui ne reconnaissent parfois plus leur frère ou sœur, mais ils se souviennent bien de chansons d’enfance ou ils savent encore chanter et jouer d’un instrument?

VF : J’en ai parlé à un ami neuro-chirurgien qui m’avait dit que désormais toutes les recherches disent qu’une manière de ralentir ou même empêcher Alzheimer c’est effectivement d’éduquer son cerveau aux arts en général, et en particulier la musique. On n’a pas encore découvert précisément comment interagissent différents zones du cerveau lorsqu’on joue, apprend ou écoute de la musique, mais on va bientôt y arriver. A partir de là, on aura une possibilité de mieux envisager les choses et de mieux gérer notre stress. La mémoire musicale est un peu particulière, certains ont fait le regroupement entre la mémoire mathématique et musicale.

WB : Une dernière question : c’est Martha Argerich qui a dit que la technique d’un pianiste, c’est sa sonorité. Il y a eu une discussion sur Facebook, cela m’a fait réfléchir. Cela m’intrigue beaucoup, mais d’après moi, ce sont deux choses très différentes : technique et sonorité.

VF : Non, je suis 100% d’accord avec elle! Il faut comprendre la chose de façon subtile : en fait la technique est dictée par la sonorité, d’où d’ailleurs l’intérêt de bien s’écouter. Si notre quête est la « juste » sonorité, nous allons mettre en œuvre un ensemble de choses, pour faire en sorte d’obtenir cette sonorité. Lorsqu’on va chercher à produire tel son dans telle œuvre, on va donner moins d’importance à la résolution technique d’un problème, mais le faire passer par le filtre de la musique. Argerich est l’une des premières à avoir exploité à bon escient cette théorie, sachant qu’il y a en elle un instinct indescriptible, quelque chose qui serait de l’ordre de la métaphysique, une symbiose entre les quatre éléments, mais en musique.

Aujourd’hui, c’est devenu quasi normal je dirais, de trouver des pianistes avec une technique époustouflante et le niveau pianistique a atteint de sommets. 

Y-a-t-il en revanche des véritables « pattes sonores »? La réponse est moins évidente. 

Mais peu importe, aujourd’hui pour les mélomanes c’est une chance inouïe d’avoir tant de merveilleux pianistes partout dans le monde, qu’on découvre au gré du scrolling sur les réseaux sociaux et à internet plus qu’aux médias, qui par ailleurs tournent souvent autour des mêmes noms. La « musique classique », malgré ce qu’on peut parfois penser, se porte très bien, et après l’année qu’on vient de vivre, je crois que les musiciens vont dégager une force expressive découplée au moment des retrouvailles avec le public.