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Amsterdam, le 12 janvier 2020

Au moment où j'ai publié cette interview (novembre 2020), le monde a complètement changé par rapport à janvier de la même année quand cette entrevue a eu lieu. C''etait l'epoque "avant-Covid19" où on pouvait aller au concert et se retrouver dans une salle avec plusieurs milliers de personnes. Je pouvais retrouver l'artiste dans sa loge, m'asseoir à côté de lui, sans distanciation... 

 

Willem Boone (WB): Vous avez joué aujourd’hui deux raretés: le 16ème concerto de Mozart et la Fantaisie de Fauré, je pense qu’on ne les entend pas souvent en concert?

Eric le Sage (ElS): C’est absolument vrai, je dois avouer que je ne connaissais même pas le concerto de Mozart quand on me l’a proposé, je ne l’avais jamais entendu, je les ai tous joués sauf trois.

WB : Et vous l’avez appris pour l’occasion ?

ElS : Oui, en effet. Et le Fauré, cela fait longtemps que je le propose aux orchestres, mais cela ne semble pas les intéresser, ce n’est jamais joué, donc je suis très content de l’avoir joué.

WB : Et ce concerto de Mozart, ce n’est pas celui et le 15ème à propos desquels Mozart a dit qu'ils faisaient « suer le pianiste » ?

ElS : Je ne sais pas, peut-être, non, il ne fait pas suer, c’est très bien écrit, il est très agréable à jouer, je regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt, il est super.

WB : Très festif !

ElS : Oui, très festif !

WB : Et est-ce que vous avez souvent l’occasion de jouer la Fantaisie de Fauré ?

ElS : Non, c’est la première fois..

WB : Ah bon ? 

ElS : Cela fait dix ans que je la propose et personne n’en veut. 

WB : Même pas en France ?

ElS : Surtout pas en France ! Cela n’intéresse pas trop les chefs d’orchestre, parce que ce n’est pas un morceau pour faire briller l’orchestre ou le soliste. Cet orchestre est idéal, ils ont un esprit de musique de chambre, tout le monde s’écoute, il n’y a pas de chef, je suis au milieu de l’orchestre, c’est comme ça que ce doit être joué. 

WB : Le chef ne vous manque pas à ce moment-là ? 

ElS : Pas du tout, non, au contraire. Cela circule bien, l’orchestre entend ce que je fais, c’est très clair dans cette acoustique formidable, ça aide aussi beaucoup. 

WB : Vous avez joué avant l’entr’acte le concerto de Mozart, après l’orchestre a joué une symphonie de Mozart et vous êtes revenu pour jouer le Fauré, qu’est-ce que vous faites entre temps ?

ElS : Je suis là, je regarde les partitions, je travaille un peu, lentement ou je ne fais rien..

WB : Et si ne vous jouez qu’avant l’entr’acte, est-ce que vous restez pour écouter ce qu’on joue après ?

ElS : Oui, j’écoute toujours ce qu’il y a après, mais comme j’ai joué à la fin, je n’ai pu écouter dans la salle, sinon j’écoute toujours après, c’est intéressant.

WB : J’ai quelques questions concernant Schumann, car vous êtes parmi les rares pianistes à avoir enregistré tout Schumann pour piano et aussi pour piano et musique de chambre, qu’est-ce qui vous a amené à jouer tout Schumann ?

ElS : Ah, j’adore cette musique ! Je l’ai découverte quand j’avais 12, 13 ans, j’en joue lors de tous mes concerts, il y a quasiment toujours du Schumann. J’ai fait le concours Schumann et j’ai gagné et j’ai continué à le jouer et travailler. Il y a eu le bicentenaire de sa naissance qui est arrivé, j’ai proposé à tout enregistrer à Alpha, qui a accepté. Cela a pris 5 ans, cela a commencé en 2005. 

WB : Est-ce que vous avez dû apprendre beaucoup de morceaux pour l’enregistrement ?

ElS : Quelques pièces, les pièces pour enfants, les petites sonatines, sinon, j’avais tout joué en concert.

WB : Même les Etudes de Paganini ?

ElS : Oui, je les ai jouées en concert, mais ce n’était pas facile.

WB : Et c’est une question bateau, mais quel rôle Schumann joue-t-il dans votre vie ? Pour Martha Argerich, il est « son ami intime », est-il votre ami ou compositeur de chevet ?

ElS : Il est le plus proche de moi, quand je joue Schumann, je sais où je vais, quand je joue Chopin, je n’en joue jamais, mais si j’en enseigne, j’ai l’impression de jouer un rôle ou de comprendre par rapport à ce que je connais de la musique, mais quand je joue Schumann, j’ai l’impression de le comprendre plus naturellement, c’est un langage et une personnalité qui prennent à la gorge. Voilà, pour un acteur, certains Shakespeare sont plus naturels que d’autres, quand je joue Schumann, c’est plus naturel, je ne sais pas si je le joue bien, mais pour moi, c’est naturel. Je n’ai pas l’impression de jouer un rôle.

WB : Est-ce qu’on peut dire qu’il plait aux pianistes français, car il y a pas mal de pianistes qui excellent dans sa musique ?

ElS : C’est vrai..

WB : Il y a Nat, Collard, j’ai entendu récemment Adam Laloum..

ElS : Oui, c’est vrai, il y a peut-être quelque chose entre les pianistes français et sa musique, je ne sais pas vous dire pourquoi, mais il y a une belle école de piano Schumann, à l’époque après-guerre, il y a eu Nat et Cortot qui jouaient Schumann et Gieseking qui jouait de la musique française ! 

WB : Je comprends tout à fait votre engouement pour Schumann, parce que moi aussi je suis « Schumanno-maniaque » et pour moi c’est toujours les extrêmes, l’ambiguïté, la spontanéité, qu’est-ce qui le rend attrayant pour vous ?

ElS : C’est très inspiré, c’est très affectif comme musique, il y a toujours un fond de vitalité, même dans des pièces très tristes ou lourdes, le troisième mouvement de la Fantaisie par exemple, il y a toujours de la vitalité, ce n’est jamais morbide. Mahler ou Bruckner, c’est affectif aussi, mais parfois, c’est un peu morbide, ça va vers le noir. Même dans les dernières pièces, les Chants de l’aube ou les Variations fantôme, quelques tristes et touchantes qu’elles soient,  il y a toujours de la lumière.  Avec Bruckner, des fois, on a envie de se tirer une balle, alors que chez Schumann, il y a toujours cette lumière, cette énergie de vie, même dans les moments les plus difficiles. 

WB : C’est Claudio Arrau qui a dit que même dans les mouvements les plus intimes, il y a toujours un courant de turbulence en dessous..

ElS : Aussi, oui

WB : Même dans les Scènes d’enfants par exemple ?

ElS : Oui, il y a beaucoup de vie dans Schumann, même quand c’est très poétique, il y a beaucoup de « innere Stimme » (voix intérieures) dans ses partitions, mais qu’on n’entend pas, quand on en joue beaucoup, ce n’est pas une musique qui « plombe », qui rend heureux.

WB : Il est à son plus beau quand il évoque la solitude, j’ai l’impression que des fois, il se sent seul et il se confie de manière le plus intime, par exemple les deux derniers volets des Davidsbundlertanze, la 8ème Novellette après les deux, trois premières minutes.

ElS : C’est ça, il y a toujours un moment de grâce, il y a des mélodies incroyables, il suspend et il se confie au piano, 

WB : Aussi le postlude des Amours du poète…

ElS : C’est un régal ! 

WB : A propos, comme vous êtes tellement complétiste de Schumann, cela ne vous aurait pas tenté d’accompagner tous les lieder ?

ElS : Si, si, je n’ai pas trouvé de chanteur intéressé, j’ai fait beaucoup de Schumann avec Julien Prégardien, on a fait un disque autour de Dichterliebe qui est très bien. J’ai joué sur un vieux piano de l’époque de Schumann, un vieux Blutner, c’est vraiment très réussi. 

WB : Cela fait longtemps ?

ElS : Non, cela fait un an. Je vous conseille de l’écouter, il est vraiment bien. On en fera un autre bientôt, il n’y a pas d’intégrale prévue, c’est un chanteur qui aime beaucoup Schumann et avec qui j’ai le plaisir d’enregistrer.

WB : C’est le père ?

ElS : Non, c’est le fils !

WB : Ah oui, le père est bon aussi, quand il chante, on entend tout, on n’a pas besoin de programme…

WB : Et pourtant, chez Schumann, il y a des détracteurs qui disent que parfois sa musique est « hystérique » , « faite de petites pièces », « morcelé », « désorganisée »…

ElS :  Il y a toujours des gens qui ne comprennent pas ! 

WB : « Un sentiment d’inachevé », est-ce qu’ils ont tort ?

ElS : Oui ! (rires), quand ils ne sont pas sensibles, voilà, moi je ne suis pas sensible à Chopin, tant pis, on ne peut pas être sensible à tout ! C’est vrai qu’il y a des gens qui préfèrent des choses très ordonnées, Schumann était ordonné, mais il n’était pas comme Bruckner qui savait exactement le nombre de mesures qu’il allait avoir à la fin d’une symphonie, Schumann avait un don pour partir d’une petite cellule, de développer tout un morceau, c’était un grand constructeur, mais à sa façon. Il n’y a pas de routine chez lui.

WB : Quels sont les plus grands préjugés sur sa musique selon vous ?

ElS : Ce que vous avez dit, c’est un peu hystérique, pâteux…

WB : Le mot « hystérique »m’étonne, il peut être sauvage..

ElS : Il met parfois »le plus vite possible » et après « encore plus vite », il faut galoper, ce n’est pas une musique de confort, on ne s’installe pas comme si on écoutait une belle symphonie de Mozart, c’est fatigant d’écouter du Schumann, il y a des gens qui préfèrent tranquillement écouter du Schubert..

WB : Est-ce que vous avez des œuvres favorites ?’

ELS : J’adore les Davidsbündler, c’est un kaléidoscope de 18 pièces et en même temps, il y a une grande unité mystérieuse, comme les grandes pièces de Beethoven, il y a une unité qui n’est pas explicable, ensuite évidemment la Fantaisie, j’adore les Chants de l’aube, pour les œuvres de la fin, on voit les faiblesses, ce qui est touchant.

WB : J’ai parfois un peu du mal avec le Schumann tardif, j ‘ai un peu l’impression que le génie…

ELS : Oui, il s’en va ! Les 4 Marches sont moins intéressantes, s’il ne les avait pas composées, ça ne serait pas grave. C’est la seule pièce qu’on peut oublier, c’est un peu lourd, mais ça s’écoute. Mais j’aime beaucoup les Chats de l’aube, quand on aime quelqu’un, on l’aime aussi pour ses défauts..

WB : Comme je disais, j’ai l’idée que le génie n’est plus là..

ELS : Si, le génie est là, mais il n’y a  plus la force ou il y a moins de force vitale..

WB : Dans ses œuvres tardives, il est un peu répétitif aussi…

ELS : Oui, mais étonnant ! 

WB : Par exemple le concerto pour violon, le considérez-vous comme un chef d’œuvre ?

ELS : J’aime bien.

WB : On ne l’entend quasiment pas..

ELS : C’est vrai, on ne l’entend pas beaucoup, mais c’est un peu comme la Fantaisie de Fauré, c’est difficile à jouer, parce qu’il y a de gros  parti-pris de tempi, c’est un concerto très bizarre, mais on l’aime aussi pour ses défauts.

WB : Ce n’était pas sa femme qui voulait empêcher qu’il soit publié ?

ELS : C’est possible.

WB : Ce n’est qu’en 1937 qu’il a été rejoué

ELS : Clara veillait à Schumann, il y a quelques pièces qui ont disparu.

WB : Dans un magazine hollandais, j’ai lu quelques « musikalische Haus und Lebensregel », je voulais vous demander d’en commenter quelques-unes, parce que..

ELS : Qu’est-ce que c’est exactement ?

WB : Des principes de Schumann… Par exemple « Jouez toujours comme si un maître vous écoutait », vous aimez ?

ELS : Oui, il faut se concentrer, sinon, ça ne sert à rien ! 

WB : Puis : « Essayez de jouer des pièces faciles bien et beau, c’est mieux que de jouer des pièces difficiles médiocre »

ELS : Absolument, j’ai donné un masterclass à Taiwan, une jeune Chinoise de 13 ans jouait les Variations Abegg et je lui ai dit : « Il ne faut pas jouer cela tout de suite » , c’est difficile à jouer, il vaut mieux jouer des choses plus faciles bien et travailler là-dessus. C’est la compétitivité, de toujours faire jouer des choses difficiles par des enfants.

WB Et : « Ne cherchez jamais la bravoure, cherchez les intentions du compositeur, cela suffit, tout le reste est caricature. »

ELS : Mais oui !

WB : « Jouez avec diligence les fugues des grands maîtres, surtout celles de Bach, avec le Clavier bien tempéré comme pain quotidien, on devient surement un bon musicien »

ELS : Absolument, comme Casals qui écrivait une fugue par jour.

WB : Est-ce que Schumann est votre pain quotidien ?

ELS : Effectivement, oui.

WB : Le jouez-vous chaque jour ?

ELS : Non, pas chaque jour, je le joue souvent, mais je ne le travaille pas chaque jour. 

WB : Est-ce qu’on vous le réclame souvent ?

ELS : Oui, on réclame beaucoup le concerto, mon répertoire, c’est plutôt Fauré, Beethoven, Schumann.

WB : J’ai entendu une fois que Schumann « ne vend pas »..

ELS : C’est vrai, je n’ai pas choisi de compositeurs qui vendent le plus avec Fauré et Schumann (rires)

WB : Il vaut mieux faire du Beethoven !

ELS : Et encore : « Cherchez des camarades qui savent plus que vous ! »

ELS: Oui, c’est important, j’aime bien jouer avec des gens qui jouent mieux que moi, car j’apprends.

WB : « Soyez modeste, vous n’avez rien à vanter que d’autres n’ont pas pensé avant et quand c’était bien le cas, considérez-le comme un don des dieux que vous devez partager avec d’autres »

ELS : Oui, c’est bien dit..

WB : « Sans enthousiasme, on n’entendrait rien de bien dans l’art »

ELS : Oui…

WB : « On ne finit jamais d’apprendre »

ELS : Absolument, oui !

WB : « C’est horrible de supprimer ou de changer quoi que ce soit dans des pièces de bons compositeurs, ou même de faire des embellissements, c’est la plus grande honte qu’on puisse faire à l’art »

ELS : Je pense qu’il vient d’une époque où il y avait la mode italienne, il détestait ce courant de musique un peu décorative..

WB : Je crois qu’il était quelqu’un de très honnête, sincère..aucune pose, quoi !

ELS : Il a appris la musique un peu tout seul, il a construit son univers, il a été très actif pour défendre d’autres compositeurs, il a été très généreux avec les autres. Il a dit que Brahms était un génie.

WB : Vous avez dit que vous ne jouez pas beaucoup de Chopin..

ELS : Je le joue mal, j’évite d’en jouer beaucoup !

WB : Comment est-ce qu’on situe Schumann par rapport à Chopin et Liszt ?

ELS : Ce sont trois écritures différentes, Chopin, c’est beaucoup plus piano, même si c’est un immense compositeur, c’est un grand pianiste, c’est difficile, mais c’est toujours confortable en général, Schumann des fois écrit des choses un peu inconfortables, c’est la musique avant tout, Liszt, c’est bien écrit pour le piano, mais il a tellement écrit, qu’il y a parfois des choses moins bien. Schumann, des fois il faut chercher comment le faire sonner, parce que c’est bizarre, dans l’Humoresque, dans les Novellettes, il y a des choses bizarres à faire sonner.

WB : Est-ce que cela tombe bien sous les doigts ?

ELS :  Parfois oui, parfois non. Cela tombe moins bien sous les doigts que Chopin. 

WB : Il y a un pianiste hollandais qui a fait un disque autour de Chopin et il y avait des variations sur un Nocturne de Chopin, moi je ne les connaissais pas, est-ce que vous les connaissiez ? Je n’ai jamais vu dans les anthologies !

ELS : Non, je ne les connais pas, j’ai lu qu’il n’y a que deux ou trois variations, ce sont deux ou trois pages.

WB : Quelles sont vos références en matière de disques ?

ELS : J’adore Yves Nat, j’avais tous les disques microsillons quand j’étais jeune, j’aime ce son massif, toujours inspiré, il jouait un Schumann généreux, j’aime Kempff dans les Scènes de la Forêt, il a un sens de la couleur, de la pédale, j’aime Richter, les Kreisleriana par Horowitz, complètement dingues. 

WB : Et Youri Egorov ?

ELS : Je l’ai écouté il y a longtemps en concert, il jouait la Toccata magnifiquement bien et le Carnaval par lui, c’était aussi très bon. 

WB : Il avait vraiment un son pour Schumann !

ELS : Ah oui, c’était magnifique ! 

WB : Avec qui vous sentez-vous le plus en phase, avec Eusebius ou avec Florestan ?

ELS : Moi, je suis plutôt Eusebius je crois..plutôt rêveur que fou..

WB : J’ai posé une fois la question à Elisso Virsaladze, qui est une grande interprète de Schumann qui m’a tout de suite dit : « Les deux, sinon on ne peut pas le jouer »

ELS : Ce sont les deux, mais si vous me demandez lequel j’aime un peu plus, ce serait Eusebius..Je m’appelle Le Sage après tout !

WB : Martha Argerich a dit une fois qu’elle a trouvé le Quatuor avec piano le plus difficile qu’elle ait jamais joué, est-ce que c’est tellement difficile ?

ELS : Bof, je pense que rien n’est difficile pour Martha ! 

WB : Non, c’est pour cela que j’étais étonné..

ELS : Oui, il y a des passages un peu difficiles, si on a un mauvais piano, si ça ne répète pas bien, ce n’est pas facile, mais ça va, c’est bien écrit. 

WB : Quand on regarde ce qu’elle  joue : la Toccata de Prokofiev ou le 3ème concerto de Rachmaninov…

ELS : La Toccata de Schumann est beaucoup plus difficile ! 

WB : Ce n’était pas elle au Concours Chopin quand elle s’échauffait qu’elle avait une telle surcharge d’énergie qu’elle a joué la Toccata de Schumann trois fois de suite avec les reprises !

ELS : Il y a des gens qui peuvent jouer pendant des heures, comme Yuja Wang..c’est des forces de la nature ! 

WB : Et que pensez-vous de la musique de Clara Schumann ?

ELS : Oui, j’aime bien, ce n’est pas du niveau de son mari, je pense faire un enregistrement autour de pièces inspirées par Schumann, soit de Brahms, soit de Clara, même de Kurtag. Clara a fait de très belles variations sur un thème de Schumann, c’est sa plus belle pièce.

WB : J’ai vu sur YouTube « Improvisations d’après opus 12 »

ELS :Ce sont de petites miniatures, ce sont des improvisations qu’elle a écrites.

WB : J’ai encore quelques questions sur Fauré :j’adore quelques-unes de ses premières œuvres, telles que la première sonate pour violon  ou le premier quatuor avec piano, la Ballade, mais je dois dire, peut-être encore plus qu’avec Schumann, j’ai un peu du mal avec le Fauré tardif, car il y a un tout autre style.

ELS : Fauré, c’est un peu comme Beethoven, il y a trois styles ; il le Fauré jeune, très généreux, très romantique, un peu salonnard, un peu sucré, il y a le Fauré de 40 ans, qui est très construit et il y a le Fauré de la fin, quand il était sourd, comme Beethoven, il part dans des directions, comme la Fantaisie que je viens de jouer. C’est une musique qui demande de l’écouter beaucoup. 

WB : J’ai entendu une fois le deuxième quintette avec piano qui est très long et puis j’ai trouvé..

ELS : J’ai tout enregistré de Fauré et même moi, la première répétition avec le quatuor quand on a joué, on s’est dit : « C’est bizarre »..

WB : C’est touffu..

ELS : Non, ce n’est pas touffu, si vous l’écoutez plein de fois, le disque que j’en ai fait est un bel enregistrement

WB : Je n’en doute pas..

ELS : Non, vraiment, des fois, c’est plus ou moins bien, mais celui-là, on a passé beaucoup de temps, on a pris les tempos de Fauré, ils me connaissent très bien, on a beaucoup joué ensemble, même pour l’auditeur, il faut l’écouter au minimum vingt fois, et après, ça va vous plaîre. 

WB : Dans la Fantaisie que vous avez jouée, c’était un peu pareil, il y a de très longues lignes, on ne sait pas bien où ça va…

ELS : Il faut l’écouter beaucoup, ce n’est pas une musique qui se donne tout de suite. La deuxième sonate pour violon, c’est pareil. Mais son évolution  en 50 ans est incroyable : quand vous regardez les nocturnes : le premier, qui est très Chopin, et le dernier qui est complètement atonal et écrit juste après la sonate de Berg, il y a des chromatismes..

WB : C’est à cause de sa surdité ?

ELS : C’est comme Beethoven, c’est l’évolution, il était dans son monde, peut-être la surdité y était pour quelque chose, 

WB : Il parait que son écriture pianistique est très difficile ?

ELS : Oui, je conseille aux gens de l’écouter beaucoup de fois ! ça vient et ça se mérite, et on ne regrette pas. La Fantaisie, quand j’ai commencé, je n’y comprenais rien, j’ai commencé à déchiffrer il y a six mois, il n’y a rien de naturel harmoniquement..

WB : Il y a une délicatesse que j’aime beaucoup.. Est-ce que vous allez enregistrer l’intégrale pour piano de Fauré ?

ELS : Probablement, je ne sais pas encore. J’ai fait les Nocturnes, dans quelques années, je ferai les Barcarolles, ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas décidé encore, 

WB : Est-ce que vous êtes complétiste en général ?

ELS : Quand j’aime bien, j’aime mieux connaitre tout ! Quand j’aime bien un écrivain, je veux tout lire. 

WB : J’ai vu  que vous avez fait un disque du trio avec piano, mais c’était une version avec clarinette ?

ELS : Il y a deux versions,  Fauré l’avait autorisé dans la version avec clarinette. Dans l’intégrale, il y a les deux. 

WB : Est-ce que Fauré est mal aimé en France ?

ELS : Oui, on joue ses premières pièces, rarement les autres, on joue beaucoup plus Debussy. C’est une musique qui se mérite.

WB : Vous avez fait tout Poulenc aussi, j’ai toujours un peu de mal à le placer : est-ce qu’il était mi-moine, mi-voyou ?

ELS : C’est un peu comme Florestan et Eusebius, j’aime bien sa musique, sur l’intégrale pour piano, il y a une heure de très bonne musique et une heure de musique un peu moins bonne. J’ai tout fait, j’avais 30 ans et j’avais envie de tout jouer. 

WB :  Et qu’est-ce qui est très bon selon vous ?

ELS : Les Nazelles, les Improvisations, il y a de très belles pièces. Il y a des choses un peu sucrées et des choses très difficiles, cela vaut le coup. Je joue avec Les Vents Français au Japon depuis vingt ans et chaque fois, ils veulent le Sextuor de Poulenc, et même les sonates pour violon et violoncelle sont magnifiques. 

WB : J’ai interviewé un collègue à vous il n’y a pas longtemps, Rudolf Buchinder. Il avait publié un film sur YouTube avec les  « do’s » et « dont’s », je voulais savoir ce que vous en pensez..

ELS : C’est quoi, les « do’s » et « dont’s » ?

WB : Bon, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut surtout pas faire, il a dit que sa carrière était une mosaïque et qui s’est fait progressivement. Il a dit : « Je n’ai jamais été une sensation et c’ était une chance, car le pire est qu’on ne puisse pas répéter la sensation »

ELS : Oui, il n’a pas tort ! Je n’ai jamais été à la mode, mais je joue un peu tout le temps, ça me correspond très bien. 

WB : Puis : « Donner toujours le meilleur de vous-même, on ne sait jamais qui est dans la salle, il suffit qu’il y ait une personne qui peut faire de la publicité.. »

ELS : Là, je m’en fous ! Quand je joue, j’aime bien, qu’il y ait du monde, pas de monde, que des gens qui ne connaissent pas la musique, des agents, je m’en fous !

WB : Ensuite : « Cherchez à connaitre le compositeur, non seulement les notes, lisez d’abord un livre sur lui »

ELS : On aborde un compositeur aussi avec les notes, lire un livre, c’est intéressant, mais ce n’est pas indispensable. J’aime bien la vie d’un compositeur, mais c’est important de lire entre les notes. 

WB : Les biographies, ce n’est pas indispensable pour vous ?

ELS : Non, même si j’aime bien. 

WB : Et : « Quand un morceau ne vous parle pas, mettez-le de côté et essayez plus tard »

ELS : Oui, il a raison, c’est vrai que cinq ou dix ans plus tard, cela va mieux, mais il faut les travailler régulièrement.  Même les choses difficiles ou les choses qu’on a envie de jouer ou celles qu’on ne comprend pas bien, il faut les jouer de temps en temps et à un certain moment, ça va mieux ! 

WB : Est-ce que vous travaillez  plusieurs morceaux en même temps ?

ELS : Oui, je travaille beaucoup pour plus tard, des choses que je jouerai dans cinq ans. 

WB : Moi je suis très amateur au piano, mais c’est Sokolov qui a dit une fois : « Parfois certaines partitions se retrouvent sur mon piano, sans que je sache bien pourquoi ou comment. » Moi, ça m’arrive aussi que tout d’un coup, je joue des choses que je n’avais pas prévues, ça vous arrive aussi ?

ELS : Oui, Sokolov est tellement adonné dans son travail, il change son programme tous les six mois, c’est un maître !

WB : C’est le moins qu’on puisse dire ! Et est-il vrai si on apprend quelque chose très vite qu’on tend à l’oublier plus vite aussi ?

ELS : Absolument ! 

WB : Et «écouter plusieurs version d’une même œuvre, si vous cherchez une interprétation, il vaut mieux en acheter deux ou trois » ?

ELS : Maintenant c’est tellement facile d’écouter plusieurs interprétations, oui, il ne faut pas écouter une seule version.

WB : Si vous jouez une œuvre contemporaine, des fois il n’y a pas de repères, est-ce que c’est difficile ?

ELS : Oui, ça peut être compliqué s’il n’y a pas d’enregistrement.

WB : Ce concerto de Mozart que vous avez joué aujourd’hui, si vous l’abordez, écoutez-vous d’abord un cd ?

ELS : Non, d’abord je travaille, après j’écoute quelques cd, mais pas beaucoup, j’ai écouté quelques versions.

WB : Ivo Pogorelich a dit qu’il n’écoute jamais quoi que ce soit, donc ni cd, ni retransmissions à la radio, cela m’a un peu étonné !

ELS : Peut-être qu’il préfère autre chose, j’aime bien écouter, j’aime bien faire des disques, écouter des enregistrements, je comprends qu’il y ait des gens qui n’aiment pas, ils n’ont pas envie de venir en arrière. J’aime bien enregistrer, cela ne me dérange pas. 

WB : Et quand vous écoutez la radio et c’est vous qui jouez, vous reconnaissez-vous ?

ELS : Pas toujours, en bien et en pas bien. Des fois, c’est bon et je n’ai pas aimé, parfois c’est bon et c’est moi !

WB : Et quand vous devez écouter les prises de son, c’est difficile ?

ELS : Oui, ce n’est pas facile.

WB : C’est pénible ?

ELS : ça dépend, on n’enregistre pas toujours dans de belles acoustiques.

WB : J’ai parlé à Jean Philippe Collard qui a dit que la salle du Concertgebouw est mythique, mais qu’on est parfois distrait par tous les ornements, c’est tellement grandiose..

ELS : Je n’ai même pas regardé la salle, j’ai juste écouté le son que je faisais et les musiciens, je n’ai même pas vu la décoration.