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Rotterdam,  le 28 octobre 2017


Willem Boone (WB): Le chef Yannick Nézet-Séguin a dû se faire remplacer au pied levé (par Olari Elts, WB) pour le concert d’hier soir, cela vous importe-t-il que ce soit un autre chef ?

Cédric Tiberghien (CT) : Le concert s’est bien passé : Yannick est quelqu’un d’extraordinaire que j’admire, j’ai joué avec lui il y a cinq ans. J’admire aussi l’orchestre que j’ai entendu à Paris. Puis j’admire la Symphonie Turangalila depuis longtemps, j’en ai acheté la partition à onze ans. C’était par curiosité, je voulais savoir comment est écrit une telle œuvre. Le retrait de Yannick a chamboulé le programme (il avait aussi prévu du Rameau, qui a été supprimé hier soir), mais je me suis bien entendu avec son remplaçant. La symphonie de Messiaen est une œuvre de joie et l’élan général était très bon. C’est une œuvre qui colle à la peau de Yannick, mais nous avons voulu aller au-delà- de cette déception.  Bien sûr, cela peut arriver que quelqu’un doive se retirer, je comprends la raison, car moi-même j’ai eu des problèmes physiques et la seule solution est le repos.

WB : Vous avez enregistré plusieurs disques consacrés à Bartok qui ont été acclamés par la presse, quel est votre rapport avec ce compositeur ?

CT : J’ai découvert très jeune le Mikrokosmos, c’est une méthode qui peut être suivie. J’aime le côté ludique et imagée, il y a des histoires et non des exercices. Tout cela est associé pour moi à quelque chose de positif. Ensuite mes parents avaient des disques de Kocsis, donc j’ai grandi avec le plaisir de Bartok. Hyperion savait que j’admire ce compositeur et ils m’ont suggéré de faire trois disques Bartok. C’était un défi et aussi une chance inouïe. Dans chacun de ces trois disques j’ai voulu présenter une partie pédagogique, folklorique et des œuvres intellectuelles, telles que la sonate pour piano, celle pour deux pianos et percussion, la suite en plein air. Sur chaque album, il y a un éventail assez large.

WB : Comment qualifieriez-vous la musique de Bartok : est-ce la proverbiale main de fer dans un gant de velours ?

CT : C’est un a priori qui vient de certaines œuvres, telle que l’Allegro Barbaro. Pour moi, Bartok représente surtout la poésie, la vie rythmique jamais mécanique, c’est quelqu’un de très humain. Sa musique est très liée à la langue hongroise que j’ai beaucoup écoutée. Elle a un rythme très particulier qui donne du sens à sa musique. J’ai aussi appris qu’en hongrois, l’accent est sur la première syllabe, on dit Bartok et non « Bartok « , comme en France. On retrouve cela beaucoup dans sa musique.

WB : Dans une critique de l’un de vos cd, parue dans Diapason d’octobre dernier, la musique de Bartok est décrite avec les termes « percutant », « mystérieux », « cassant », « lugubre », « immatériel », c’est tout cela à la fois ?

CT : Au moins ! C’est difficile de réduire un compositeur à quelques termes, mais il y a des clichés. Il y a plein d’autres choses, sa musique raconte beaucoup de choses. Bartok était influencé par la musique française, il adorait Debussy.  Dans Bartok, les mélodies riches et le langage harmonique comptent plus que le côté percussif. Les gens sont souvent très réceptifs à ses compositions, comme je constate souvent après les concerts.

WB : Votre consœur Martha Argerich a dit à propos de Bartok qu’il « vous procure une sensation d’inconfort total. C’est un merveilleux pianiste qui a composé des œuvres absolument pas pianistiques. Mais c’est bon, il faut faire entendre l’effort, ne pas gommer l'effort. Le sens de la musique, c’est aussi la lutte contre les éléments. »Qu’en pensez-vous ?

CT : D’abord, Argerich est plus qu’une consœur, c’est une déesse ! Je connais son live de la sonate de Bartok : il y a une vie extraordinaire, le côté mécanique a disparu. Sa liberté avec le rythme m’inspire. En ce qui concerne le passage que vous avez cité, c’est possible. Bartok était un excellent pianiste, mais le piano en soi ne l’intéressait pas. Point de vue style pianistique, il était un peu comme Brahms.  On trouve l’aspect pianistique plutôt chez Liszt ou Rachmaninov. Bartok était plus fasciné pas le discours.  Si ce n’est pas bon à jouer, tant pis. Ce qu’Argerich dit sur la lutte contre les éléments est intéressant. Dans certaines œuvres, le public doit ressentir la peur ou celle de l’interprète de jouer. Il est important d’atteindre ses limites physiques. Le final de la suite En plein air est une poursuite, où on atteint les limites de l’instrument.

WB : Qu’est-ce qui explique que la musique de Bartok n’est pas très populaire ?

CT : Les gens ne connaissent pas la musique pour piano de Bartok. L’intégrale nécessite huit disques, ce qui est beaucoup, cela fait presqu’autant que les sonates de Beethoven. De toutes les œuvres, le public ne connait que la Sonate et les Danses Roumaines. C’est un a priori. Il aime peu l’inconfort. En littérature, la plupart des gens n’achètent que le dernier roman d’un écrivain, en musique il y a une fracture que je n’arrive pas à comprendre. Pour certains, la musique de Bartok est comme la musique moderne.  Son lien avec le romantisme tardif lié à la terre et la patrie devrait parler à tout le monde. Cet a priori vient de la dissonance, c’est elle qui a rendu la musique sensible, pour moi la dissonance c’est l’expression.

WB : Oui, mais je comprends quand même que certaines œuvres, telles que le Mandarin merveilleux ne sont pas considérées comme faciles d’accès, même après tant d’années !

CT : Je suis d’accord, certaines périodes de sa vie sont plus arides.

WB : Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était un esprit très cultivé, quelqu’un qui connaissait bien son métier !

CT : Il connaissait extrêmement bien son métier, il était aussi intéressé par les maths.  Le mélange de musique complexe et de musique, basée sur les chants populaires est fascinant. J’ai proposé des programmes Brahms-Bartok et j’ai constaté qu’ils sont liés. Pour un programme tout Bartok, les gens ne viennent pas, donc il fallait présenter intelligemment.  Les gens connaissaient Brahms, mais ils disaient surtout après que Bartok était bien ! Je rêve de faire des programmes sans programmes, que les gens me font confiance et que je pourrais composer un récital libre. Les gens pourraient découvrir des choses intéressantes et cela demanderait une écoute active.

WB : Joueriez-vous des choses inconnues ?

CT : Pas seulement, j’ai fait d’autres essais avec des programmes Chopin-Szymanofsky ou autour des études de Debussy, que les gens ne connaissent d’ailleurs pas bien, combiné avec Ephémères de Philippe Hersant et des préludes de Chopin. Les gens étaient surpris et leur réaction était positive. J’ai carte blanche pour trois concerts à Londres, dont deux seront consacrés à Bartok-Boulez et à Bartok-Kurtag. Pierre Laurent Aimard joue aussi ce type de programmes et il le fait très bien. Il fait venir le public.

WB : Peut-on dire que Bartok fait l’objet d’un malentendu , à savoir que sa musique est souvent jouée de façon agressive (barbaro) et percussive ?

CT : Oui, en effet. Certains gens ne croient même pas qu’il est mort et disent : « Les contemporains, ce n’est pas mon truc » et il faut répondre : « Monsieur, Madame, il est mort en 1945. » Généralement, ce n’est pas un compliment quand les gens disent que quelque chose est « contemporain. »

WB : A quel point est-ce difficile de s’approprier sa musique (les rythmes en particulier) ? Est-ce plus difficile que Chopin ou la musique espagnole ?

CT : Les rythmes des Mazurkas de Chopin sont le plus difficile à saisir. La musique de Bartok est basée sur la danse, les Mazurkas de Chopin sont moins naturelles, elles n’étaient pas prévues pour être dansées ! Bartok plait plus aux enfants que Beethoven, car c’est une musique organique qui est liée au corps.

WB : Vous avez joué la sonate pour deux pianos et percussion aussi, est-ce une œuvre difficile à monter ?

CT : Oui, extrêmement difficile, car elle rassemble différents aspects de Bartok. Le contrepoint est épouvantablement difficile ! Il faut se mettre à la peau du public qui l’entend pour la première fois. Quelle clarté de discours, quelle magie et quel génie de l’orchestration…

WB : Faut-il que l’un des deux pianistes mène les percussionnistes ?

CT : Non, c’est un travail de musique de chambre, il y a quatre musiciens à égalité. On a besoin de beaucoup de travail avec les percussionnistes. Mais quelle œuvre ! Je tenais absolument à ce que ça fasse partie du projet de Hyperion, impossible de louper ça !

WB : Les concertos pour piano ne sont pas très souvent joués non plus, les jouez-vous ?

CT : le 2ème, oui, et l’année prochaine, je ferai le 3ème aussi.

WB : Est-ce que le presto du deuxième mouvement du 2ème concerto est effectivement si difficile que l’on dit ?

CT : Il est difficile de mettre en place, il faut une technique solide et une force physique. Je suis toujours un peu surpris par le disque de Pollini/Abbado : ils présentent une lecture analytique et un rythme implacable, alors que c’est une danse ! Pour moi, ce concerto a un côté léger et joyeux, c’est une œuvre colorée plutôt que ce côté guerrier. Cela dit, j’admire leur lecture !

WB : Mais pourquoi relativement peu de pianistes jouent-ils les concertos de Bartok ?

CT : Parce que c’est difficile !

WB : Les concertos de Rachmaninov sont difficiles aussi, mais cela n’empêche pas beaucoup de pianistes de les jouer…

CT : C’est différent, Bartok n’est pas écrit pour le pianiste, il ne vient pas du piano romantique, contrairement à Rachmaninov. J’ai joué le 3ème concerto de ce dernier en même temps que le 2nd de Bartok. Le Bartok est beaucoup plus difficile !

WB : Pourtant j’ai entendu que le rythme du dernier mouvement du 3ème de Rachmaninov semble très difficile ?

CT : C’est tout à fait jouable, cela coule de source et cela tombe bien sous les doigts.

WB : Je dois vous avouer que j’ai du mal à écouter la musique de Messiaen, elle me met mal à l’aise. Pourtant je m’en veux, car il est l’un de classiques du 20ème siècle. Je me suis forcé d’écouter son Quatuor pour la fin du temps et j’ai trouvé le début impressionnant, mais j’ai encore eu du mal avec le 2ème volet. La question est peut-être bizarre, mais où pourrait-on commencer quand on veut s’initier à sa musique ?

CT : Il ne faut pas forcément essayer de comprendre. Si vous voulez vous initier, commencez par les œuvres de jeunesse, il y a 8 préludes qui datent des années ’20 et qui sont accessibles. J’adore sa musique d’orchestre qui est magique. Je suis ébloui par la richesse extraordinaire de la Symphonie Turangalila. Son œuvre pour piano seul me laisse un peu de marbre, même les 20 Regards. C’est très beau, mais cela m’ennuie un peu. Je ne suis pas croyant et il y a une sorte de naïveté dans sa spiritualité qui ne me parle pas, ce côté premier degré « Jésus, que c’est beau » Les 20 Regards restent un corpus extraordinaire, mais c’est dans sa musique orchestre qu’il y a le plus de grandeur pour moi.

WB : Qu’en était-il de vous : était-ce un amour instantané ?

CT : J’ai découvert la Symphonie Turangalila à 11 ans et je l’ai souvent écoutée. J’en aime le côté ludique et l’usage des ondes Martenot qu’on n’entendait pas ailleurs. C’est une musique très imagée.

WB : Qu’est-ce que la Symphonie Turangalila comme œuvre ? Quel rôle le piano y joue-t-il ?Se taille-t-il la part du lion ?

CT : J’adore faire partie d’un tout, un soliste n’a pas toujours envie d’être le soliste.. On s’associe pour créer un résultat. On est comme la célesta, on participe et ce n’est pas du tout frustrant. Il y a d’ailleurs quand mêmes des cadences où le piano s’expose.

WB : Yvonne Loriod a dit dans une interview qu’ »elle a été la première à jouer les œuvres de Messiaen. Les grands pianistes de l’époque, tels que Casadesus, Haas et François étaient tous un peu affolés par sa musique et ne la jouaient pas. » Cela n’a pas changé il semble, n’est-ce pas ?

CT :Si, La Turangalila est devenue un grand classique. Par contre, il n’y a pas beaucoup d’ondistes. Celle qui a joué hier soir l’a fait une deux centaine de fois.

WB : Mais qui la joue hormis Thibaudet et vous ?

CT : C’est joué plus souvent que vous imaginez, il y a Aimard, Bavouzet, Angelich, Osborne, Béroff, Muraro et j’ai été surpris par Hewitt..

WB : Il y a encore Yvonne Loriod qui a dit : « J’ai toujours incité mes élèves à ne pas se spécialiser, mais à tout jouer. » Cela vaut pour vous aussi ?

CT : A vouloir tout jouer, les impresarios ne savent pas trop quelle est votre identité, on m’a dit : « Vous jouez tellement qu’on ne sait plus à quel répertoire vous associer. » Je suis émerveillé par le répertoire, j’ai découvert la Symphonie lyrique de Zemlinsky et il faut continuer ces découvertes. Ensuite, j’ai découvert une œuvre de Hindemith, in einer Nacht, qui m’a donné envie d’aborder ce compositeur, sur lequel il existe des clichés, par exemple que sa musique est austère. Et je prépare un programme avec des œuvres qui sont nées à l’époque de la 1ère guerre mondiale : les études de Debussy et des œuvres de Hindemith, Szymanovsky, Scriabine et Bridge.

WB : Peut-on dire que Bartok était un précurseur de Messiaen ?

CT : Il était un précurseur de toute la musique du 20ème siècle. Sa richesse polyphonique a influencé beaucoup de compositeurs. Bartok représente un tournant dans le 20ème siècle.

WB : Vous avez fait un disque où vous juxtaposez les ballades de Chopin et celles de Brahms. D’où vous vient cette idée, rare au disque ?

CT : J’ai voulu montrer différentes approches de deux compositeurs, presque contemporains. Chopin était l’inventeur de la ballade, flamboyant et Brahms, tout jeune, lié au passé lointain avec une idée du temps éloigné et nordique.

WB : Si je devais décrire le ton dans les ballades de Chopin, diriez-vous  « épique » pour Chopin ?

CT : Complètement, oui.

WB : Celles de Brahms ne sont pas si amènes, la 4ème est très belle, mais les 2nd et 3èmes sont parfois renfrognées et hargneuses..

CT : Il y a un côté héroïque et fantastique dans le sens romantique, qui est moins souvent présente chez Chopin.

WB : J’ai récemment interviewé la pianiste Janina Fialkowska qui a appelé la 4ème ballade de Chopin « la sonate en si mineur de Liszt » Qu’en pensez-vous ?

 CT : C’est intéressant ! Mais je pense que la 4ème ballade n’est pas vraiment une œuvre aboutie, les comparer ne fonctionne pas forcément. Liszt offre une réflexion sur la forme sonate de Beethoven, alors que chez Chopin, il y a un côté linéaire, une architecture relativement basique. On n’y retrouve pas l’éblouissante structure de la sonate de Liszt. Ce dernier était une sorte de surhomme qui était au-dessus de l’humanité, alors que Chopin est plus l’homme fragile. Ils étaient l’un l’opposé de l’autre.

WB :Toujours à propos de la 4ème ballade, il y a, à la fin, un climaxe, puis un silence et puis quatre accords descendants et finalement les dernières pages. Faut-il mettre la pédale lors de ce silence ? Sinon, pourquoi certains le font ?

CT : Je ne sais plus.. Je pense qu’il faut couper la pédale entre les accords et la suite, mais s’il y a une autre belle idée musicale, ça va. Il faut faire attention aux indications de pédale de Chopin. Je n’aime pas trop « l’église » autour de Chopin, certains le lisent comme la bible, ça stérilise la musique pour moi. Je n’aime pas le respect desincarné ni le tout blanc, tout noir, surtout pas chez Chopin.

WB : Chopin, est-il un incontournable pour un pianiste ?

CT : Certains, comme Brendel, l’ont contourné ! J’ai envie de dire oui, mais pourquoi d’autres compositeurs seraient-ils incontournables ? Chopin, c’est surtout une très belle musique bien écrite, ce serait dommage de passer à côté. Quand j’écoute de la musique, je préfère écouter d’autres musiques que Chopin pourtant, plutôt de la musique du 20ème siècle. Un récital tout-Chopin, je ne sais pas… Ceci dit, mon dernier cd est consacré à Chopin (rires)

WB : Justement, sur ce cd, vous jouez entre autres les Préludes. Les considérez-vous comme le sommet de tout son œuvre ?

CT : Les préludes datent de 1838/39, il les a écrits à Majorque. Ce sont des œuvres très sombres qui correspondent à son état d’âme. Elles sont colorées par la mort, il avait déjà un pied dans la tombe.
. Ce qui est intéressant dans ce cycle, c’est qu’il y a autant de préludes en majeur qu’en mineur, il n’y a pas d’élévation. Par contre, c’est une chute dans les ténèbres. Le dernier prélude avec des arpèges à la fin est d’une violence extraordinaire, tout comme la 2ème sonate, qui connait également beaucoup de violence et dont le caractère est sombre aussi.

WB : Comment voyez-vous la fin de cette sonate ?

CT : Complètement visionnaire, il n’y a pas de rythme ni harmonies. Il voulait clairement faire peur. Il y a une espèce de modernité, l’expression d’une nécessité intérieure.  Les récits de George Sand témoignent d’un était de transe, habité.

WB : N’est-ce pas terriblement intimidant de se heurter à une telle pléthore d’enregistrements pour la sonate et les préludes, que peut-on encore y ajouter ?

CT : Je n’écoute pas beaucoup de piano, donc je n’ai pas écouté de références. Il y a des gens qui ne connaissent pas bien les préludes, j’ai souvent vu des réactions de gens qui n’avaient pas entendu ce cycle en entier.

WB : Est-ce que les préludes représentent pour vous le sommet absolu parmi l’œuvre de Chopin ?

CT : Oui, c’est l’œuvre ultime. C’est d’une telle puissance. Mais ce n’était pas conçu comme une œuvre, contrairement à la sonate de Liszt. Richter ne les jouait pas tous par exemple.

WB : Envisagez-vous d’en jouer dix ou quinze seulement ?

CT : Difficilement, ça reste un tout.

WB : Si vous pouviez retenir qu’une seule œuvre de Chopin, laquelle serait-ce ?

CT : Ou bien les préludes ou bien une mazurka. Dans les mazurkas, il était d’une  sincérité absolue, il se parlait à lui-même. Ce sont des joyaux.

WB : Je voulais vous faire un compliment et j’espère que vous voudrez bien le prendre comme tel et non comme une remarque gratuite ou passe partout. J’ai été frappé au disque par l’excellence  de vos prestations. Vous jouez normal, sain, sans maniérisme ni excès aucuns,  c’est évident dans votre 1er Concerto de Brahms, vos ballades de Brahms et de Chopin, mais aussi en tant que chambriste avec Alina Ibragimova. Vous êtes tellement excellent dans les sonates de Beethoven..

CT : Je recherche le naturel. La musique passe avant l’interprète, ce que je vois dans la partition doit être transmis le plus naturellement possible. L’idée de l’interprétation est au centre de mon travail, je n’aime pas les excès.

WB : J’aimerais encore une fois citer Martha Argerich concernant la pratique de la musique de chambre : « Rien ne remplace la musique de chambre, les jeux, les défis qu’on s’y lance, les taquineries mutuelles, les harmonisations émouvantes, cette solidarité des uns envers les autres. »  Partagez-vous son avis ?

CT : Je suis entièrement d’accord. On peut se surprendre l’un l’autre en sachant que l’autre répondra.  Avec Alina, on discute très peu.

WB : Sauf les sonates de Beethoven, vous avez aussi enregistré l’intégralité des sonates de Mozart avec Ibragimova. A propos d’un de ces cd, Diapason a écrit en octobre « Une intégrale qui ne fera pas date malgré ses qualités.. ou plutôt malgré celles de son pianiste » puis « Tiberghien ne cesse de nous emballer par son dynamisme, son toucher cristallin, ses élans rythmiques et ses relances, tandis qu’Ibragimova alterne le bon et le contestable. » Quel effet une telle critique vous fait-elle ?

CT : Je ne suis pas d’accord, les seules critiques négatives qu’on ait reçues étaient en France.. Sinon nos disques ont été récompensés par le Gramophone et nous recevrons bientôt un prix en Allemagne. Les critiques avaient envie de voir un violon avec un accompagnement. Alina a une approche que j’adore. C’est curieux que ça ne plaise pas en France. La série Mozart représente ce qu’on a fait de mieux, on s’est fait plaisir et on se stimule mutuellement.

WB : Est-ce que la combinaison piano-violon n’est pas risqué dans le sens qu’un piano peut dominer le violon ?

CT : ça fait 12 ans que nous jouons ensemble, on pense à la musique. J’oublie que je joue avec un violon, c’est devenu un..

WB : Dans cette série Mozart, vous avez inclus les premières sonates aussi, sont-elles suffisamment intéressantes pour être incluses ?

CT : Nous y sommes comme deux enfants, nous faisons des blagues, nous prenons des objets et on s’amuse avec..

WB : Vous avez inclus les premières sonates dans un souci de vouloir faire complet ?

CT : Dans toutes les critiques sauf celles françaises on a salué l’apport des premières sonates. C’était un plaisir de présenter l’innocence et la joie de Mozart jeune. Mais il y a les grincheux…

WB : Vous semblez fidèle à vos partenaires (Ibragimova, Tamestitt), croyez-vous que la musique de chambre puisse se pratiquer le mieux avec des partenaires de longue date au lieu des duos faits pour l’occasion comme par exemple au festival de Verbier ?

CT : J’ai envie de dire non. On le fait, mais pas de la même façon, on ne respire pas ensemble. Ça ne remplace jamais 10 ans. Ça peut très bien marcher, mais idéalement, ça devrait être comme dans un couple : on sait ce que l’autre pense.

WB : Mais ça peut être comme dans la vraie vie, non ? On a parfois de ces rencontres avec des personnes qui marchent dès le début ? (Je raconte d’avoir invité le rédacteur en chef du magazine néerlandais Muze, pour lequel j’ecris, pour écouter le violoniste Maxim Vengerov à Paris. On s’entendait très bien alors qu’on ne se connaissait guère bien)

CT : Il était comment, Vengerov ?

WB : Fabuleux, comme toujours !

CT : Oui, mais j’ai vu que le piano était à moitié fermé !

WB : Sans doute pour ne pas étouffer le violon ?

CT : Mais ça se travaille ! Je ne l’ai jamais fait, c’est à moi de trouver l’équilibre juste. Ça me choque quand le piano n’est pas grand ouvert. 

WB : Dans un quiz pour Quobuz, vous avez dit qu’il faut « savoir ce que je veux dire et ce que j’aimerais que les gens reçoivent » Que voulez-vous dire par là ?

CT :  L’interprète ressent une certaine frustration : au travers de son interprétation, il partage avec le public, mais il n’est pas à la peau des gens. Chacun reçoit à sa manière, donc il y a une partie qui vous échappe. J’aimerais être dans mon public.

WB : Si on vous disait « Votre interprétation ne me touche pas », en seriez-vous choqué ou déstabilisé ?

CT : Non, ça ne me choquerait pas, mais j’ai besoin qu’on m’explique. Si les critiques ont un corps, je suis intéressé, je peux réfléchir à cela.

WB :Dans la même interview, vous avez dit : « Il y a des partitions sur le piano, des projets dont je sais qu’ils arriveront forcément d’ici quatre ou cinq ans. » Quels sont vos projets pour l’avenir ?

CT : Beaucoup de choses, des pièces tardives de Liszt, pour mon prochain disque, je jouerai la troisième année de pèlerinage, ensuite il y a ce projet autour de l’Armistice dont je vous ai parlé, des œuvres de Haydn, qui m’a toujours fait peur, mais maintenant moins, pareil pour Ligeti, ça traîne fréquemment sur mon piano. Sinon, des pièces de Busoni et j’aimerais revenir à Beethoven, dont j’ai joué toutes les sonates pour piano et celles pour piano et violon. De ce dernier, j’ai enregistré le 1er concerto pour piano. Les projets se font un peu par hasard. Un ami à Londres m’a parlé de la 4ème Symphonie de Szymanovsky et cela a été le coup de foudre.

WB : La vie est trop courte pour tout jouer !

CT : Oui, effectivement, le jour où je meurs, il y aura forcément des regrets : « Je n’ai pas joué cela… »

WB : Y a-t-il des compositeurs que vous avez évités ?

CT : Scarlatti me fait peur, sa musique est extrêmement difficile, puis Ligeti demande un grand investissement.