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Paris, le 6 avril 2018

Rares sont les pianistes qui se sont tellement dévoués à Beethoven comme François Frédéric Guy qui a non seulement joué et enregistré l'ensemble des concertos et sonates pour piano, mais aussi toutes les sonates pour violon et piano, violoncelle et piano et les trios avec piano. Il n'y a que les noms de Wilhelm Kempff et Vladimir Ashkenazy qui me viennent à l'esprit. J'en ai donc profité pour parler surtout de ce compositeur quand j'ai parlé à François Frédéric Guy dans un café parisien.


Willem Boone (WB): Peut-on dire que vous êtes un pianiste français atypique, puisque vous jouez plutôt le répertoire allemand que la musique française ?

François Frédéric Guy (FFG) : Oui, c’est sûr, c’est mon côté atypique : j’aime la musique allemande et j’ai voulu être chef, c’est doublement atypique ! Mon répertoire c’est surtout Beethoven et Brahms, Liszt ; Mozart bien-sûr, un peu de Schubert et de Schumann de temps en temps... en y réfléchissant, c’est difficile de faire coexister Beethoven et Schubert !

WB : Est-ce un cliché qu’un pianiste français « devrait » surtout jouer Debussy, Ravel, Fauré et Saint Seans ?

FFG : Absolument, c’est un cliché idiot, et qui a la vie dure! Surtout qu’on vit une époque d’échange où l’on va à Tokyo en 12 heures.. Cela dit, j’adore Debussy et aussi la musique création contemporaine française: Marc Monnet, Bruno Mantovani, Hugues Dufourt; c’est ma manière de faire de la musique française! J’aime aussi les pionniers comme Messiaen et Boulez! J’ai fait également beaucoup de créations. Le merveilleux compositeur Tristan Murail va m’écrire un concerto pour 2020. Et j’ai commandé au jeune compositeur Aurelien Dumont, actuellement pensionnaire de la Villa Médicis, un concerto pour la double fonction chef/soliste, un peu comme chez Mozart..

WB : Peut-on dire de manière générale qu’il est rare qu’un pianiste français joue beaucoup de Beethoven comme dans votre cas ? Je me souviens d’Yves Nat, Jean Bernard Pommier et de Jean Efflam Bavouzet pour l’intégrale, sinon il y a eu de grands maîtres comme Casadesus qui l’ont joué, mais pas de façon exhaustive !

FFG : Bavouzet est un ami qui a un immense répertoire et avec qui j’ai enregistré un disque à deux pianos. Autour du Sacre du Printemps. Vous avez raison, c’est assez rare parmi les pianistes français. Dans mon répertoire, Beethoven est présent de façon permanente, à peu près à chaque concert et sous toute ses formes!! Sonates, variations , musique de chambre , concertos ! C’est également avec lui que j’ai fait mes débuts officiels de chef d’orchestre au Théâtre des Champs-Élysées à Paris , la semaine dernière, avec le Triple concerto et la cinquième symphonie !

WB : C’était comment ?

FFG : Un très grand succès et un moment très important et émouvant dans ma vie d’artiste. A 25 ans, je voulais être chef d’orchestre, j’ai failli arrêter le piano, j’avais déjà une invitation d’aller étudier auprès de Seiji Osawa ! Et la vie a pris un autre chemin et je suis devenu pianiste. Maintenant, c’est un grand bonheur de diriger et surtout Beethoven, le compositeur que je connais le mieux. L’année prochaine, j’aborderai L’Héroïque et en 2022 Fidelio.

WB : On peut dire que vouez un grand amour à Beethoven après tout ce que vous avez enregistré, non seulement les sonates  et les concertos pour piano, mais aussi les sonates pour violon, celles pour violoncelle ainsi que les trios avec piano ?

FFG : Ah oui, je ne m’en lasse pas, Beethoven est comme Shakespeare pour les acteurs, même après avoir joué Macbeth plus de 500 fois, on n’en a pas assez ! C’est la même chose avec l’opus 111 ou le cinquième concerto!

WB : Est-il votre compositeur de chevet ?

FFG : Oui, je dirais exactement l’alpha et l’oméga de ma vie musicale ..je parcours inlassablement son œuvre pour découvrir de nouvelles choses, et c’est pour toute la vie !

WB : Qu’est-ce qui le rend génial pour vous ?

FFG : L’universalité de son langage qui parle de l’être humain dans toutes ses caractéristiques, il peut être romantique, fou, passionné, mystique, panthéiste, fatal, conquérant, tout cela à la fois. Il a beaucoup d’humour, c’est le reflet de l’être humain avec un grand « E ». Il n’est pas divin comme Mozart, ou même inaccessiblement divin comme Bach; non, il est totalement et si désespérément humain!! Et c’est ce dialogue avec l’humanité, qui touche les gens et ça me touche aussi.

WB : Moi je vois son génie surtout dans son inventivité qui est illimitée (aussi dans le cycle des quatuors à cordes que j’ai entendu en décembre par le Quatuor Danel). Chose qui me frappe de plus en plus chez Beethoven : il n’y a pas tellement de belles mélodies (pas comme chez Chopin ou Schubert par exemple), mais ce qu’il en fait est proprement génial !

FFG : Oui, en effet, plus les cellules sont banales, plus ça lui donne la possibilité d’exploiter son potentiel ! Glenn Gould a comparé une fois les Variations Sérieuses de Mendelssohn et les Variations Eroique de Beethoven, pour Mendelssohn, il a dit que le thème est sublime, mais qu’après les variations tournent à la paraphrase et qu’elles en sont presque décevantes. Avec celles de Beethoven, c’est le contraire : elles commencent avec presque rien et ce qu’il en fait dans les variations devient épique et magistral d’inventivité . Pour les variations Diabelli, c’est la même chose , il s’agit au départ d’un thème trivial d’un compositeur moyen-Diabelli- et les variations sont un sommet d’inventivité et probablement le sommet de l’œuvre pianistique de Beethoven . C’est un grand inventeur, comme vous dites. Tous les compositeurs ont pris dans Beethoven après lui : Brahms dont la première symphonie regorge de citations de la 5ème symphonie, de l’Héroïque et surtout de la 9ème! Mais aussi Schumann, Mendelssohn, Bruckner, Liszt, Bartok. Mahler le cite souvent . Boulez disait que sa deuxième sonate était sa sonate Hammerklavier, et quand Bavouzet lui jouait sa première sonate, il a dit que son modèle était la Sonate à Thérèse opus 78 de Beethoven.

WB : Pourriez-vous me donner un exemple d’une belle mélodie dans l’une de ses sonates ?

FFG : La sonate à Thérèse justement, dont le thème du premier mouvement ressemble à la
musique de Schubert.

WB : J’aime aussi beaucoup le thème du deuxième mouvement de la sonate d’opus 90 !

FFG : Oui, en effet. Chez Beethoven, il y a souvent le motif de la cellule, c’est peut-être unique.

WB : Est-ce que César Franck n’a pas fait la même chose ?

FFG : Oui, mais ce n’est peut-être pas le même niveau ! Bien que ce fut un immense compositeur ! Il a écrit à mon sens un pur chef d’œuvre : sa sonate pour violon que j’aime beaucoup jouer notamment avec mon partenaire, le merveilleux violoniste Tedi Papavrami . Prokofiev, grand admirateur de Beethoven, à utilise aussi ce principe de la cellule courte et basique, notamment dans sa 6ème sonate pour piano

WB : Je ne l’ai jamais fait lors d’une interview, mais comme vous avez abordé toutes les sonates pour piano de Beethoven et comme cela m’intrigue beaucoup , est- ce que ce serait possible de parler de chacune de ses 32 sonates ? Pourriez-vous en dire quelque chose ou puis-je vous dire brièvement mes impressions de chaque sonate pour qu’on en discute ?

FFG : Avec plaisir !

WB : Pour commencer, la sonate d’opus 2/1, je n’ai pas l’impression d’avoir affaire à une œuvre de justesse, Beethoven y est déjà le maître mature qui s’est libéré de la tutelle de Haydn

FFG : C’est dommage que les sonates de l’opus 2 n’aient pas de nom, le public les connaît mal, alors qu’elles sont très ambitieuses ! Il y a beaucoup d’humour, comme dans le final d’opus 2/1. Le début du premier mouvement fait penser à un personnage d’opéra qui entrerait sur scène l’air malicieux sur les pointes des pieds; quant au mouvement lent on y ressent encore l’heritage de Mozart, sans en atteindre malgré tout la perfection ...
Par contre, dans la sonate opus 2/2, le mouvement est d’une profondeur presque wagnérienne ! On voit dans ce même opus l’évolution de la virtuosité. Beethoven avait de grandes mains, jusqu’à une dixième dans la main gauche. On constate aussi que les sonates deviennent de plus en plus longues et ambitieuse à tous les niveaux.
La virtuosité est encore plus brillante dans l’opus 2/3, c’est sa sonate « commerciale » de génie. Et il faut encore mentionner l’exceptionnel mouvement lent douloureux et tragique .. C’est une œuvre très difficile, bien que moins difficile cependant que son opus 7.

WB : Cette sonate ne figure pas parmi mes sonates favorites..

FFG : Le mouvement lent- encore lui! est pourtant l’un des plus beaux mouvements de Beethoven, le final est également d’une grande beauté, très original dans son énoncé . Voilà un exemple de mélodie magnifique ! j’aime beaucoup. C’est la sonate la plus longue après la Hammerklavier.

WB : A propos de la cinquième sonate,  le pianiste Louis Kentner a dit une fois qu’elle est une excellente introduction à l’univers des sonates de Beethoven !

FFG : On l’appelle la petite Pathétique de Beethoven. Dans les sonates d’opus 10, il change de style. Il délaisse le style hérité de Haydn. Dans le troisième mouvement, on dirait presque qu’il a pris de la cocaïne, tellement les événements musicaux sont courts et s’enchaînent rapidement. Il préfigure déjà sa cinquième symphonie, on y entend fugitivement le célèbre motif du premier mouvement!

WB : J’ai lu une fois que la tonalité de la sonate d’opus 10/2 , fa majeur, est celle de  l’optimisme, comme dans la sonate « Printemps »ou la huitième symphonie ?

FFG : C’est vrai ! Il y a un côté schubertien avec des tonalités pas si habituelles. Beethoven est très orchestral dans la fugue du dernier mouvement (presto)où il se souvient à nouveau de Haydn avec beaucoup d’humour et de virtuosité !

WB : J’ai entendu une fois une interprétation mémorable par Radu Lupu de cette trilogie et il rapprochait la sonate d’opus 10/3 des dernières sonates, tant sa manière de jouer le largo et mesto de la septième sonate était profonde !

FFG : Radu est mon pianiste préféré ! Cependant je ne pense pas que ce mouvement lent préfigure les dernières sonates; simplement il cherche un style plus personnel, aussi dans la durée et comme on l’a dit Beethoven n’attend pas les dernières sonates pour être profond et métaphysique ! Il l’est dès les premières œuvres. Il est déjà au-dessus de tout dans cette 7ème sonate. Il y a beaucoup d’humour aussi, par exemple dans le final, où le thème se réduit à une cellule répétée de trois notes ascendantes et un silence comme une question en suspens. C’est perturbant et drôle à la fois.

WB : Ensuite la Pathétique, l’une des plus connues..

FFG : C’est la révolution, le mai ’68 de Beethoven ! Il dit : « Maintenant, je suis LE grand compositeur ! » Le piano explose, il y a beaucoup de violence. C’est Beethoven qui a par exemple inventés les trémolos, qui vont plus tard faire le bonheur de Liszt. L’introduction préfigure la sonate d’opus 111.

WB : Les premières mesures de la Pathétique me rappellent le début de la sonate en do mineur D 958 de Schubert, qui est écrite dans la même tonalité !

FFG : Oui, on pourrait le dire, mais ce n’est pas le même caractère. Dans la Pathétique, il y a une introduction funèbre, puis une course à l’abîme, dans la sonate de Schubert, nous avons plutôt affaire à une grande architecture.

WB : Les deux petites sonates d’opus 14 sont tout à fait autre chose…

FFG : Ah oui, la sonate d’opus 14/1, c’est merveilleux, comme si Beethoven disait : « Quoi faire après la Pathétique ? » Il change complètement de style, le propos est beaucoup moins révolutionnaire et plus discret et fluide. C’est encore comme s’il voulait dire : « J’ai épaté tout le monde, maintenant je vais vous surprendre ! »Dans le dernier mouvement de la première le ton est schubertien, il y invente littéralement Schubert. C’est profond et « semplice ». Dans la sonate d’opus 14/2, le ton est extrêmement lyrique, et il y a encore beaucoup d’humour notamment dans la marche grotesque qui tient lieu de second mouvement, et le finale qui ressemble à un scherzo !!

WB : Oui, exactement, par exemple la manière dont il finit le deuxième mouvement ! Je pense à Claudio Arrau, grand beethovénien, qui disait qu’en musique « il n’y a pas d’humour , jamais », je ne suis pas d’accord, et vous ?

FFG : Non, c’était une erreur monumentale ! Je rappellerai la phrase du grand Alfred Brendel à propos des variations Diabelli: « l’humour est l’envers du sublime »..
L’opus 22 quant à elle est très démonstrative et virtuose, par exemple le début du premier mouvement avec sa cellule interrogative et mordante qui se résout dans une montée extrêmement virtuose est particulièrement difficile. Par contre, le mouvement final est très lyrique.

WB : Peut-on dire que c’est une sonate classique ?

FFG : Dans la facture, oui. Il y a de l’humour et du lyrisme dans le premier mouvement, le deuxième mouvement est comme une mélodie d’opéra, ce qui est très particulier. Il y a un côté « sain »dans cette sonate, comme si on faisait un régime, un peu comme dans l’opus 2/3. Richter adorait l’opus 22 et il en était l’un des grands interprètes.

WB : L’opus 26 est atypique de structure…

FFG : Oui, il invente, encore et encore ! les variations sont un peu dans un style d’impromptu schubertien, le scherzo est violent, presque pré-brucknérien.

WB : Peut-on dire que le style est fuyant dans les deuxième et quatrième mouvements ?

FFG : Oui, Chopin aimait cette sonate et l’a prise comme modèle pour sa deuxième sonate « funèbre ». Le final de Beethoven lui a servi de modèle, aussi pour certaines de ses études.

WB : Qui était ce « heroe » auquel Beethoven a dédié la marche funèbre ?

FFG : Probablement Bonaparte, Beethoven aimait Bonaparte, mais il détestait Napoleon qui a fait la guerre. Le dernier mouvement est très fuyant, il y applique une nouvelle technique : celle des basses Alberti inversées, comme il le fait aussi dans l’opus 27/1

WB : .. que je trouve plus une fantaisie que la célèbre « Clair de lune » !

FFG : Je ne suis pas d’accord, ce n’est pas la même fantaisie ! L’opus 27/1 est fantasque, abrupte, change tout le temps, le style est très libre, dans la « Clair de lune »Beethoven franchit une étape supplémentaire, il n’y a pas de thème, mais une couleur. C’est révolutionnaire et presqu’impressionniste. Le deuxième mouvement est un transition de climat et d’harmonie entre deux abîmes. Le troisième mouvement est une course pour échapper à quelque chose d’inévitable.

WB : J’ai été assez surpris par l’enregistrement récent de Murray Perahia de cette sonate, il jouait le premier mouvement dans un tempo plutôt allant, alors qu’avec certains (Arrau ou Guilels par exemple) ça prend nettement plus de temps, comment se fait-il que les tempos varient tellement dans un même mouvement alors que dans beaucoup d’autres sonates les tempos semblent plus consensuels ?

FFG : C’est écrit à la blanche et non pas à la noire !Les différences sont probablement dues à de mauvaises éditions, c’est aussi le cas dans le premier mouvement de l’opus 106 écrit à la blanche et que certains pianistes des plus illustres jouent inexplicablement à la noire, changeant ainsi radicalement le sens et le tempo de cette œuvre. Dans le mouvement initial de la « Claire de lune », l’interprète ne doit pas cependant pas accélérer. On doit créer une atmosphère immobile et hypnotique .

WB : L’opus 28, la Pastorale, est presque « bucolique », tres calme..

FFG : C’est l’une des plus belles,  un grand voyage naturaliste, un peu comme dans une symphonie. Le premier mouvement commence de manière assez bizarre : avec un effet de timbales pianissimo sur laquelle se développe un thème élégiaque de dix mesures!! Totalement inouï! C’est très intérieur aussi et assez malaisé à jouer : par exemple le tempo du final qui n’est ni rapide. C’est très romantique.

Pour la sonate d’opus 31/1, Schnabel a noté dans sa merveilleuse édition « sano » (sain ). C’est une sonate qui n’est, en apparence pas compliquée ni métaphysique. Beethoven a la tête haute, on respire et de nouveau, il y a beaucoup d’humour. Il y a un énorme mouvement lent, qui est une parodie de Rossini d’un humour décapant dont le tempo est noté « adagio grazioso » ce qui est en général contradictoire! À noter que le finale a servi de modèle à Schubert pour le final de sa sonate D 959. . Je vais jouer un programme à Madrid en 2009, où je jouerai ces deux sonates pour montrer la correspondance.
Dans l’opus 31, il y a à nouveau trois opus et à nouveau, le propos change. Le début de la « Tempête » est très audacieux. Un peu comme une obsession :« stubborn » comme le disent les Anglais. Le mouvement perpétuel du final est aussi une tempête mais intérieur comme un vent qui fait s’envoler les dernières illusions de la vie...

WB : Les sforzati que Beethoven écrit beaucoup dans la Tempête et aussi dans l’opus 31/3 étaient également nouveaux..

FFG : Oui, bien sûr ! Dans l’opus 31/3, encore, l’écriture n’est pas commune, par exemple dans les interrogations au début De toute la sonate émane une énergie vitale. La chasse du scherzo est extrêmement violente: on entend les sonneries des cors de chasse et on imagine presque la meute des chiens courant après le gibier! Le menuet est lumineux, alors que le final préfigure par certains côté le pianiste de la Waldstein, très démonstratif. Les croisement de mains rapides de la coda en sont un exemple flagrant.

WB : Considérez-vous les deux petites sonates d’opus 49 comme les maillons faibles de toute la chaîne ?

FFG : Non, pas du tout ! « Leicht’ en allemand signifie aussi « léger ». Elles ont été écrites plus tôt, à la fin du 18ème siècle. Ce sont des œuvres laboratoires destinées aux élèves de Beethoven, un peu comme le livre d’Ana Magdalena Bach. Ce sont deux petits bijoux. Le deuxième mouvement d’opus 49/1 rappelle le rondo du deuxième concerto. J’aime les jouer enchaînées, comme une grande sonate.

WB : La Waldstein est un vrai sommet !

FFG : C’est sa sonate pré-romantique, il y a une excellence, un côté grand piano. Le mouvement lent est crépusculaire et s’enchaîne au finale véritable hymne à la joie et à la vie cependant son début mystérieux pianissimo baigné dans la pédale rappelle un paysage vu à travers la brume lorsque l’aube arrive, d’où le surnom « Aurore » en français. C’est un hymne à la nature, panthéiste.

WB : Claudio Arrau a dit à propos de cette sonate que le premier mouvement en était presque toujours joué trop vite, qu’en pensez-vous ?

FFG : Je ne suis pas d’accord, c’est un grand élan romantique, une tempête. Dans le dernier mouvement, il y a d’autres nouveautés, comme des glissandos et l’utilisation de la pédale sur plusieurs mesures.

L’opus 54 est aussi une œuvre laboratoire, Beethoven commence avec un ménuet et finit avec une toccata avec beaucoup de finesse, qui annonce les études de Chopin. Il y a dans ce dernier mouvement un aspect « études » au sens chopinien du terme, extrêmement technique et difficile.

WB : Peut-on dire – comme cette sonate est atypique de par sa structure – qu’il n’y a pas de style proprement dit ?

FFG : Pas du tout !! Beethoven au contraire n’est jamais sans style, mais il cherche de nouveaux styles ! L’Appassionata est la grande sœur d’opus 54, le premier a été écrit en fa mineur, le second en fa majeur. L’opus 57 est contemporain de l’Héroique. Le début est un simple arpège. Comme souvent il pose une question qui ne trouve sa réponse que plus tard dans le mouvement .. À noter que dans le premier mouvement, Beethoven surprend encore et supprime la reprise traditionnelle de l’exposition. Par contre il introduit une reprise dans le finale comme il l’avait d’ailleurs fait dans l’opus 54!!!

WB : que beaucoup de vos collègues ne font pas !

FFG : Vraiment? Mais il le faut, sinon c’est comme si on déchirait plusieurs pages de la partition !

La sonate d’opus 78 est l’une des plus poétiques avec l’opus 26, la tonalité de fa dièse majeur est très rare. L’introduction rappelle Mahler et le premier thème celui du premier mouvement de la sonate en la majeur D 664 de Schubert.

WB : Pourquoi est-elle surnommée « à Thérèse » ?

FFG : Parce qu’elle a été dédiée à Thérèse von Brunswick, on dit que « die ferne Geliebte », c’était elle, mais c’est controversé maintenant.

La sonate opus 79 est délicieuse, écrite dans un style populaire (« völkisch » en allemand), il y a beaucoup d’humour. Le mouvement lent annonce les ballades de Brahms, le dernier mouvement rappelle les bagatelles de Beethoven lui-même.

La sonate « les Adieux » est une sonate presque cinématographique! Avec un programme dramatique allant des adieux au retour en passant par l’absence ... Elle est romantique dans le propos. C’est la première fois que Beethoven note les tempi en allemand et non en italien affirmant ainsi sa volonté d’exprimer plus finement et précisément sa pensée musicale, dans sa langue maternelle.Le finale est difficile techniquement, il rappelle le cinquième concerto.
Cette sonate exceptionnelle montre comment Beethoven réussit à traduire musicalement le récit d’un drame humain près qu’à la manière d’un opéra..

La sonate opus 90 est la plus « schubertienne » , il y a encore quelques nouveautés : la concision du propos, le nombre de changements brusques de caractères qui donne l’impression d’une personne en proie à des doutes et des pensées qu’il exprimerait soudainement. Cette sonate inaugure la série des grandes sonates de la fin, elle est proche de
l’opus 101, à laquelle elle pourrait servir de grand prélude. À la toute fin du finale, on reste en effet en suspendu à une question sans réponse et j’ai toujours l’impression que le début de la 28ème sonate donne la réponse tant espérée.

La sonate opus 101 est la première écrite pour un « Hammerklavier » c’est-à-dire un grand piano à marteaux ( qui frappent les cordes au lieu d’avoir un système de cordes pincées comme au clavecin ou clavicorde.) il y a plus également de notes dans les basses.
Le second mouvement en forme de marche rappelle le quatuor à corde opus 132. Le caractère de cette sonate est très contrasté proche dans l’ensemble de la 4ème sonate pour violoncelle et piano opus 102 écrite simultanément .

La Hammerklavier quant à elle n’a pas d’’équivalent, ni avant, ni après. Le propos, la force, la variété et la difficulté de l’œuvre sont uniques. Beethoven a dit qu’elle donnerait du mal aux pianistes pour 50 ans, moi je dirais pour 150 ans!!Je l’ai jouée plus de 100 fois et je l’ai enregistrée trois fois, c’est mon œuvre de chevet. C’est la sonate qui contient peut-être le plus beau mouvement lent, et dont les proportions, comme celles de tous les autres mouvements, sont gigantesques. La fugue finale repousse tous les paramètres du genre à l’extrême et exige de l’interprète des prouesses techniques et mentales hors du commun .

WB : Est-ce qu’il n’y a pas plein de mystères dans cette sonate que personne ne sait percer ?

FFG : Peut être… si on prend l’introduction du finale par exemple, on peut dire que de rien émerge quelque chose, c'est une introduction cosmique, un Big Bang musical..

WB : Cette fugue me semble difficile à comprendre, comme la Grosse Fugue pour quatuor à cordes !

FFG : Mais elle suit toutes les règles ! Le plan est très clair, c’est une espèce de Veni Creator comme dans la huitième symphonie de Mahler. Vous avez raison pourtant, qu’elle est difficile à mener !

WB : Puis viennent les trois dernières sonates..

FFG : Ces trois sonates ont chacune un caractère différent, l’opus 109 est une sonate qui frappe par sa brièveté : les deux premiers mouvements durent à peine plus que cinq minutes, le dernier est plus long en forme de variations qui annoncent le dernier style de Beethoven en s’affranchissant des dernières références au passé classique, et se développant à partir d’un magnifique choral. Comme dans l’opus 106, il y a aussi des silences éloquents qui deviennent un des caractéristiques de l’écriture de Beethoven .
L’opus 110 est peut-être la plus belle de toutes les sonates, en ce qui me concerne. Le propos est christique. La reprise de la fugue symbolise un retour à la vie et rappelle les passions de Bach, c’est une résurrection grandiose.

WB : Stephen Kovacevich m’a dit que cela a été écrit par quelqu’un qui sait qu’il va mourir, partagez-vous son avis ?

FFG : Oui, mais peut-être aussi par quelqu’un qui finalement veut croire à la résurrection après la mort .... La reprise du thème du dernier mouvement noté « Klagend » c’est à dire plaintif, est entrecoupé de silences, comme quelqu’un qui aurait du mal à respirer C’est rare que Beethoven soit à ce point religieux. a joué cette sonate, on a beaucoup de mal à s’en remettre après…

WB : Est-ce vrai que le deuxième mouvement est particulièrement difficile ?

FFG : C’est dans la sonate le mouvement qui symbolise la vie! Survolté et abrupte!

WB : Il y a encore quelque chose de particulier : dans le mouvement lent, il y a une sorte de notes répétées..

FFG : Oui, Beethoven a déjà utilisé ce procédé dans la sonate pour violoncelle opus 69, il faut répéter une note comme si la seconde note n’était pas vraiment rejoué mais induite ..om en résulte un effet vocal irréel et sublime .. Dans l’opus 110, on l’entend très explicitement, comme la voix d’un évangéliste, il faut que ça soit induit, comme un écho.
Enfin l’opus 111 commence un peu comme la Pathétique, mais avec le poids des années. Un saut d’octaves périlleux, presque fatal tel un destin vers lequel Beethoven-et finalement l’humanité entière- se dirige inexorablement...

WB : La coda me rappelle toujours Chopin !

FFG : Oui, notamment la fin de l’étude révolutionnaire. Il y a un côté élévation qui prépare déjà l’arietta, la musique commence à flotter au-dessus-de la terre.

WB : Ah, je suis content que la musique ressemble effectivement à Chopin, je l’ai toujours pensé sans que je puisse dire à quelle composition de Chopin cela me faisait penser ! Peut-on dire que l’arietta est le couronnement de tout son parcours ?

FFG : Il n’était pas vieux, il avait 50 ans, comme moi , mais c’est un aboutissement. La musique qu’il a écrite après, les Variations Diabelli et les Bagatelles, est très différente de style. Pour le deuxième mouvement, il n’écrit pas explicitement « variations », ce sont des transformations ou des mutations, cette technique trouve son apogée dans les variations Diabelli, . Ça commence comme de vraies variations sur un thème, mais ce sont de moins en moins des variations quand on avance. La 31ème est une immense méditation quis’est éloignée du thème originel ..

WB : Je suis toujours sidéré par cette variation « jazzy » dans l’arietta qui semble déjà annoncer le boogie woogie !

FFG : Peut être .. je trouve cette variation beaucoup plus tragique que ce rythme laisse penser..
Puis sans transition on quitte la terre, le monde des vivants pour rejoindre un cosmos, des régions inconnues c’est sans fin et pour l’éternité. Terra incognita. Alles ist Verbracht: tout est accompli.

WB : Le pianiste Louis Kentner a dit une fois à propos de cette sonate que les pianistes jouent soit le premier mouvement bien, soit le deuxième mouvement, mais rarement les deux, qu’en pensez-vous ?

FFG : Ce sont deux mouvements d’apparence opposée. Mais reliés secrètement . C’est ce que doit réussir l’interprète ...

WB : Y a-t-il une intégrale des sonates de Beethoven qui vous satisfait pleinement ?

FFG : C’est difficile à dire. Schnabel reste inégalé, c’est une incarnation surnaturelle.. On peut trouver son bonheur chez différents pianistes, Brendel reste un modèle aussi.

WB : On dit souvent que Schnabel jouait trop vite !

FFG : On se basait sur des disques, sa nervosité était sans doute due au 27 tours, mais personne ne jouait les mouvements lents comme lui. Et puis trop vite par rapport à quel critère?

WB : Et qui vous a marqué le plus en concert ?

FFG : Brendel et Lupu. Jai également été frappé par la projection sonore de Pollini, ce dernier a une énergie rythmique qui est la base absolue dans la musique de beethoven