Hilversum, le 10 octobre 2012

Louis Lortie est un pianiste que j'ai connu il y a plusieurs décennies. En fait, cela fait presque 25 années que j'ai un abonnement pour la série "Meesterpianisten" au Concertgebouw d'Amsterdam et lui a été le premier que j'ai entendu en 1989. Il m'a fait grande impression avec la deuxième année de Pélérinage de Liszt et surtout avec ses Ravel. Je me souviens d'autres récitals, parfois audacieux, avec l'intégrale des Etudes de Chopin et un concert avec orchestre assez émouvant (lors duquel il a joué le Premier Concerto de Brahms) sous la direction d'un chef hollandais, Hans Vonk, qui souffrait d'une horrible maladie et qui, au moment de ce concert, n'a plus pu se tenir debout et qui n'a même plus pu tourner ses pages.... J'ai donc bien profité de l'occasion après une classe d'interprétation pour demander un entretien, qui a eu le jour après, avant une interview avec la radio hollandaise.. Rencontre avec un pianiste qui n'a pas peur de se prononcer..

 

Willem Boone (WB) : Je vous ai observé lors d’une classe d’interprétation hier et je me demande ce qui vous procure le plus grand plaisir dans une master class?

Louis Lortie (LL) : Bonne question! Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir des jeunes inspirés qui ont envie de travailler. Il faut être sévère et cela peut parfois les déprimer, mais c’est comme cela dans le métier!

WB : Le métier est-il si dur?

LL : Oui, nous vivons dans un monde cruel, on ne peut pas toujours donner des bonbons à ceux qui se présentent à une master class(rires). Surtout pour eux c’est difficile actuellement : il y moins de concerts, du moins en quantité. Il y a une coupure de concerts et une dépression dans les orchestres. Si on regarde les payements mensuels des musiciens d’orchestre : c’est insuffisant pour vivre. Je constate moi-même que la vie d’artiste n’est pas toujours facile : par exemple la première répétition avec un orchestre ne se passe pas toujours bien.

WB : Est-ce que les master class ne sont pas parfois frustrantes, par exemple avec le pianiste qui a joué les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky hier quand vous n’avez guère eu le temps d’entrer en détail?

LL : Oui, on n’a pas assez de temps et c’est quelque chose que je n’aime pas. La seule façon valable d’apporter quelque chose à un jeune pianiste, c’est de se revoir plusieurs fois. Ils ne se rendent souvent pas compte qu’ils retombent dans les mêmes erreurs, donc il faut répéter, c’est comme avec l’éducation d’un enfant!

WB : Vous avez insisté hier sur l’importance du « slow practice », le faites-vous vous-même?

LL : J’en ai parlé moins que d’habitude, normalement j’en parle beaucoup. Hier, dans le cas de la jeune pianiste japonaise qui a joué Pétrouchka, je l’ai quand même fait, car son interprétation était extrême. Oui, je le fais moi-même, surtout mentalement.

WB : C’est-à-dire?

LL : Dans mon esprit, je l’ai fait aujourd’hui. Cet après-midi, il y a eu une répétition d’orchestre de la Wanderer Fantaisie de Schubert, que je jouerai dans l’arrangement de Liszt pour piano et orchestre. Liszt a voulu rendre Schubert plus spectaculaire. Le chef a trouvé que mon approche était trop respectueuse de Schubert et que cela ne fonctionnait pas. J’ai réfléchi et je crois qu’il avait raison, il faut être flexible!

WB : Oui, mais tout le monde ne l’est pas!

LL : Non, mais c’est un chef que je respecte beaucoup.

WB : Vous avez également mentionné l’importance de s’enregistrer. Est-ce que vous le faites souvent vous-même?

LL :  Je suis presque toujours enregistré!

WB : Quelles leçons en avez-vous apprises?

LL : Je n’aime pas, mais je considère que je dois m’écouter. Le résultat est parfois exactement ce que je veux faire et des fois, il est très loin de ce que j’aurais voulu faire. J’essaye d’analyser mes réactions et la divergence entre l’écoute interne et l’écoute externe. Et je constate qu’il n’y a pas de « tempo juste ».

WB : J’ai été frappé hier par votre connaissance de la partition de Pétrouchka. Quelle est votre relation avec cette œuvre?

LL : Je la connais très bien, je l’ai jouée très jeune, aussi la réduction à quatre mains. Et je l’ai souvent entendue par des orchestres.

WB : Est-il nécessaire de l’avoir dans les doigts pour l’enseigner?

LL : On peut l’enseigner sans l’avoir dans les doigts, mais il faut bien connaitre la partition.

WB : La jouez-vous encore en ce moment?

LL : Non, je ne la joue plus depuis vingt ans.

WB :Je me souviens que vous avez joué Pétrouchka en Hollande en 1989, c’était la première année que j’assistais aux concerts de la série « Meesterpianisten »à Amsterdam, en fait, c’était le premier concert d’abonnement auquel j’ai assisté!

LL : ça se peut, j’ai souvent joué en Hollande, la première fois était en 1986.

WB : A propos de Pétrouchka, vous avez souligné hier que d’origine, c’est une partition d’orchestre. Cela a sans doute des conséquences sur votre conception de l’œuvre. On l’entend souvent comme une œuvre de haute virtuosité, jouée à la fin du concert pour déchainer des tonnerres d’applaudissements. Peut-on dire que l’œuvre a souvent été mal comprise voire mal interprétée?

LL :Cela devient très laid quand c’est jouée comme une œuvre virtuose, ce n’est pas écrit pour cela. Strawinsky a écrit la transcription par hasard. Dans le ballet, il y a une partie importante pour le piano, il fait partie de l’orchestre. Nous ne savons d’ailleurs pas exactement comment la transcription a été créée, c’est probablement Rubinstein qui a suggéré à Strawinsky de transcrire des extraits du ballet pour piano seul..

WB : En tant que transcription d’une œuvre orchestrale, Pétrouchka me semble plus réussie que la Symphonie Fantastique de Berlioz ou les Symphonies de Beethoven pour piano par Liszt!

LL : Justement, parce qu’il y a une partie importante pour piano dans la version orchestrale de Pétrouchka, ce n’est pas du tout écrit pour piano. Cependant Strawinsky a vraiment tout mis dans la version pianistique, aussi celle pour piano à quatre mains. Il existe une version enregistrée à deux mains de L’Oiseau du feu par Strawinsky, donc il y a eu un antécédent.

WB : Probablement à cause de son extrême difficulté, il n’y a pas eu tellement de disques de Pétrouchka. Que pensez-vous du disque de Pollini?

LL : C’était la première version commerciale de très haut niveau. Au moment où le disque a été publié (1972, WB), ce n’était pas dans le répertoire des pianistes. C’est lui qui l’a popularisé, c’était l’un de ses premiers disques.

WB : Mais que pensez-vous de son interprétation?

LL : Je ne l’ai plus écouté depuis longtemps. Je me souviens que c’était remarquable d’objectivité, chez lui, il n’y a pas de « cheap tricks ».

WB : Vous venez de dire que vous n’aimez pas un surplus de virtuosité dans Pétrouchka, pourtant je me souviens de deux concerts, où j’ai simplement été ébloui, par le Belge Michel Block (c’était en 1981) et par le Russe Grigory Sokolov (en 1992).

LL : Je ne connais pas Michel Block, mais je crois que Sokolov a été plus russe que Pollini! Il faut que l’étudiante chinoise de hier écoute Pollini jour et nuit comme antidote! J’ai été choqué l’autre jour quand j’ai vu un film sur Youtube par Juja Wang. Tout le monde me disait que c’était exceptionnel, mais c’était vite et fort et ce n’est pas juste. Cela ne m’intéresse pas qu’elle joue plus fort que quiconque, cela ne m’excite pas du tout!

WB : J’ai trouvé intéressante votre remarque que Strawinsky et Ravel auraient dit : « Il ne faut pas interpréter notre musique, il faut la jouer ». Ce n’est déjà pas mal de chose avec Ravel, non?

LL : Ils étaient les premiers compositeurs à dire cela et en ce faisant, ils se trouvaient aux antipodes de la musique romantique. Vlado Perlemuter était le seul vrai élève de Ravel, il jouait bien Ravel, mais il jouait aussi divinement Chopin. Son enregistrement de la 3eme sonate de Chopin est remarquable. Mais c’est rare que quelqu’un joue aussi bien Ravel que Chopin!

WB : Bien jouer Ravel n’est pas facile étant donné toutes les indications dynamiques dans la partition?

LL : Cela doit être strict et cela doit respirer. C’est au niveau du toucher qu’on peut avoir une grande liberté et donc respiration.

WB : Je ne peux pas m’empêcher de vous poser quelques questions sur votre compatriote Glenn Gould…

LL : On me pose souvent des questions sur lui, il doit y avoir une fascination très forte pour lui en Hollande! Il vivait en retrait et il est resté au Canada alors que la plupart des musiciens sont partis. Soit on s’isole complètement, soit on part.

WB : Et qu’avez-vous fait?

LL : Je suis parti très tôt en Europe où je vis depuis 25 ans.

WB : Qu’est-ce qui est tellement insupportable au Canada?

LL : C’est le nivellement des artistes, tous doivent être traités sur un pied d’égalité. En plus, c’était un pays hyper religieux jusqu’il y a 40 ans avec une séparation très stricte entre les catholiques et les protestants.

WB : Mais que pensez-vous du pianiste?

LL : Je le vois comme un artiste global. Il disait qu’il n’aimait pas particulièrement le piano et cela s’entendait parfois. Il n’aimait pas chercher des couleurs, même s’il en était capable. Mais les années ’60 étaient à mon avis plus intéressantes que la période qui venait après; il s’est passé des choses géniales après qu’il s’est arrêté de jouer en public. Plus il vieillissait, plus il mettait les micros des pianos, ce qui a fait que le son de ses  derniers disques a été très dur. Il y a par exemple un disques des Toccatas de Bach que je trouve épouvantable à cause de cela. On a l’impression qu’on avait les marteaux contre le crâne.. Dans les dernières années, il y a eu chez Glen Gould une attitude un peu suicidaire, bien qu’il y ait eu encore des illuminations ou des coups d’éclair. Avec ce pianiste, on aime ou on n’aime pas! A la fin de sa vie, sa santé est devenu un problème. Certains jours, il n’arrivait plus à jouer du piano, c’était très grave. Personne ne le savait, il parait qu’on a voulu cacher cela.