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Amsterdam, le 25 octobre 2003

Willem Boone (WB): Tout d’abord, j’ai été époustouflé par votre technique Mercredi dernier quand vous avez joué à Utrecht. Comment faites-vous pour la maintenir à ce niveau élevé?

Aldo Ciccolini (AC): Il n’y a pas de miracle, je travaille énormément, parfois même la nuit. Je vis retiré chez moi et je vois peu de monde. En fait, tous mes efforts sont dédiés au piano. Parfois, j’oublie même de prendre mes repas…

WB: Si ce n’est pas indiscret de vous poser la question, avez-vous l’intention de continuer pendant longtemps?

AC:  Sans être religieux, je suis séduit par les doctrines orientales qui partent du principe “Je suis ici”. Je ne suis même pas concentré sur l’avenir.


WB: Vous jouez un répertoire immense, qui comprend presque toute la musique pour piano. Avez-vous pourtant des regrets? Y a-t-il des choses que vous n’avez jamais abordées?

AC: Oui, les Davidsbundlertänze de Schumann par exemple que je trouve merveilleuses. Elles provoquent tant d’émotion que je préfère pas les jouer, cela me met dans un état second et je ressens une sorte de gène émotionelle. La mème chose vaut pour la Fantaisie de Schumann que je n’ai jamais jouée non plus.

WB: Avez-vous joué du Bach par exemple?

AC: Oui, je l’ai fait, mais je n’aime pas Bach au piano. Cela me donne une impression bizarre. Ceci dit, je ne suis pas un fanatique des instruments d’époque. J’ai d’ailleurs travaillé le clavecin dans ma jeunesse.

WB: On vous connait aussi comme un fouilleur du répertoire, comment avez-vous découvert ces compositeurs méstimés?

AC: J’ai été provoqué! Dans le temps, il y avait un directeur chez EMI qui était d’origine hollandaise, Peter de Jong. Il m’envoyait de temps en temps des partitions de tel et tel compositeur négligé et me demandait de les enrégistrer. C’est ainsi que je lui dois la découverte des oeuvres pour piano de Massenet, dont je connaissais bien sûr les opéras merveilleuses, mais non pas les oeuvres pour piano.

WB: Est ce que ces oeuvres vous “disaient”? Est-ce que cela valait toujours l’effort?

AC: Oui, cela me disait.

WB: Quelle a été la plus grande découverte pour vous?

AC: Je crois que Sévérac a été la plus grande découverte, il était considéré sur le même plan que Ravel et Debussy. Son oeuvre est marquée par une certaine nostalgie.


WB: Y a-t-il un âge ou on arrête d’augmenter son répertoire? Suivez-vous l’exemple d’Horowitz qui disait à 83 ans qu’il était trop âgé d’apprendre de nouvelles partitions ou celui de Cherkassky qui apprenait encore la Three page sonata à 82 ans?

AC: Je laisse la porte ouverte, je voudrais être émerveillé! Ceci dit, cela dépend naturellement de votre santé physique. Je fais très attention. En général, ce n’est pas très défini qu’on s’arrête à tel ou tel âge d’apprendre du nouveau répertoire!

WB: On vous connait aussi pour avoir (re)mis Satie à la mode. Dans une interview, votre élève Jean Yves Thibaudet, qui vient d’enrégistrer l’intègrale pour piano de Satie, a dit que vous auriez “souffert” d’être étiquetté comme spécialiste Satie, est-ce vrai que vous en avez souffert à ce point?

AC: Je ne l’ai pas tellement joué! Uniquement quand on me l’a demandé. J’ai été le premier à faire l’intégrale, mais cela ne m’appartient pas! Je suis ravi quand d’autres le fassent!

WB: Comment voyez-vous le compositeur Satie; comme un compositeur qu’il faut prendre au sérieux ou comme un rebelle éternel?

AC: Comme un prophète.. Vous savez, ils ne sont pas toujours pris au sérieux! Sous une apparence de blagueur, il a écrit des choses sérieuses, Poulenc et Debussy lui doivent pas mal, une certaine atmosphère. Savez-vous d’ailleurs qu’aux USA, il est une figure emblématique, un peu comme un vieux monsieur indigne qui propose des choses saugrenues? On y découvre des gens qui portent des teeshirts avec “I love Satie”et même un jour, dans une ville (je ne me rappelle plus laquelle), j’ai trouvé l’un de mes disques Satie dans un jukebox, où il y avait autrement que de la musique légère!


WB: Cela a dû vous plaire, non?

AC: (rires) Oui, c’est certain!

WB: Avez-vous proposé des programmes all-Satie?

AC: Oui, je l’ai fait au Japon.

WB: Connaissez-vous le pianiste hollandais Reinbert de Leeuw, qui s’est fait également un nom avec Satie?

AC: Non, je ne le connais pas

WB: Vous êtes aussi connu pour avoir enrégistré les concertos de Saint Seans, quand celui-ci n’était pas encore à la mode, est-ce qu’ils comptent parmi les meilleurs écrit pour le piano?

AC: Ah oui, je les ai beaucoup joués. Saint Seans a fait l’objet d’une critique sévère.En général, la critique tend a dire qu’il avait trop de facilité et qu’il a trop écrit. Il faut bien dire qu’il possédait une science d’écriture musicale de premier ordre, puis une parfaite connaissance de structure musicale. Dans ses oeuvres, il n’y a pas une note de trop.

WB: Le second concerto est bien connu, le quatrième aussi, le cinquième à un moindre degré,  que pensez-vous du premier concerto?

AC: Ce concerto m’amuse beaucoup, il est à la limite de l’opéra! Dans le troisième mouvement, on imagine presque une soprano et un ténor!


WB: Et quand au troisième, partagez-vous l’avis de Cortot qui disait que le meilleur y voisine avec le pire?

AC: Oui, il a parfaitement raison, le deuxième mouvement est très senti et méditatif, mais le dernier mouvement devient presque une musique de ballet, on dirait des variations pour danseuses….

WB: Jouez-vous aussi des oeuvres pour piano seul de Saint Seans?

AC: Oui, j’en ai enregistré, au festival de Sinta au Portugal, j’ai joué un récital avec quelques oeuvres très kitch de Saint Seans. Saviez-vous d’ailleurs que Saint Seans avait joué à la présence du roi du Portugal? Il lui a même dédié une oeuvre, “Une nuit à Lisbonne”, don’t le manuscrit n’a jamais été publié.

WB: Une autre de vos spécialités est encore l’intégrale des Harmonies poétiques et religieuses que vous jouez cette semaine en Hollande. Peut-on dire que vous avez une prédilection pour le Liszt dit méditatif et poétique?

AC: Oui, effectivement, je préfère le Liszt qui a traversé une crise religieuse très grave, dont il est mieux sorti que moi… C’est douloureux de ne pouvoir trouver la foi…

WB: Est-ce que cela vous gêne?

AC: Oui, c’est un état conflictuel. On a envie de retrouver la foi et cela ne réussit pas…

WB: Ceci dit, est-ce que cela implique que vous n’êtes pas attiré par le Liszt diabolique des Rhapsodies et Etudes virtuosissimes?

AC: Non, c’est un autre côté de son caractère, il a toujours été entre deux chaises. J’ai autrefois joué une ou deux de ses Rhapsodies qu’on appelle à tort “hongroises”! En réalité, elles sont tziganes. Elles sont merveilleusement écrites pour le piano.


WB: Que pensez-vous de votre collegue Claudio Arrau, qui a dit que Liszt a écrit beaucoup de pièces de circonstance qui n’auraient jamais dû étre imprimées?

AC: Oui, il y a des oeuvres qui auraient regagnées à ne pas être connues. D’autre part, on peut bien lui pardonner quelques peccadilles, étant donné la quantité de chefs d’oeuvre qu’il a laissée!

WB: Que considérez-vous comme sa plus grande oeuvre, la Sonate en si mineur?

AC: (réflèchit)… non, probablement la Bénédiction de Dieu dans la solitude,  c’est d’une beauté à couper le souffle…

WB: Ah oui, rien que le début et cette belle mélodie à la fin…

AC: C’est comme une prière… Il y a pourtant le danger que les pianistes veulent donner trop de sentiments, alors que c’est une oeuvre de foi, où Liszt montre son amour de Dieu.

WB: Puis, j’ai été frappé aussi par “Pensées des morts” dans ce même cycle, où après un commencement tumultueux, il y a de nouveau cette ambiance élevée…

AC: Il y a une espèce de résignation à la fin, Liszt parvient à pardonner la mort!

WB: Aimez-vous le Liszt tardif?

AC: Oui, mais il s’agit d’une terre expérimentale. Il a composé des choses très lentes, qui semblent plutôt avoir écrites pour l’harmonium, comme si le piano avait cessé d’exister en tant qu’instrument. On dirait presque que ces compositions n’étaient plus liées à un instrument.


WB: Parfois, on oubliait presque que vous êtes d’origine italienne. Y a-t-il des compositeurs italiens pour piano qui valent le détour?

AC: Oui,  il y a beaucoup de musique intéressante, mais elle a été mise de côté de façon honteuse par des musiciens contemporains! Je ne peux vous dire par lesquels, comme certains d’entre eux sont encore en vie, mais on peut dire que cette action préméditée et faite de main de maìtre représente un trou noir dans l’espace musical. Que l’on pense aux compositeurs tels que Malipiero, Castelnovo Tedesco, Respighi…
Moi, pour ma part, j’ai presque fait l’intégrale de l’oeuvre pianistique de Castelnovo Tedesco, je pense enrégistrer du Malipero aussi…

WB: Enseignez-vous toujours?

AC: Oui, je donne parfois des masterclass et j’ai enseigné pendant 18 ans au conservatoire de Paris jusqu’en 1990.

WB: Etes-vous aussi pessimiste que ceux qui disent qu’il n’y a plus de grands pianistes individuels à la sonorité reconnaissable entre mille?

AC: Il y a des raisons d’être pessimiste, qui tiennent plutôt au problème d’engagement musical des jeunes pianistes. Grâce aux concours internationaux, une nouvelle mentalité a été créée,qui donne presque un aspect compétitif au piano, comme s’il s’agissait d’un sport, mais la musique n’est pas un sport! Ils s’occupent de questions telles que “Je joue plus vite que toi, je fais mieux que toi” au lieu de rechercher la véritable signification de la musique…
Dans un sens, on peut dire que les grands musiciens sont passés; Hoffman, Godovsky, Rachmaninov…. L’autre jour, j’ai entendu un disque de Moiseivitch et je me suis dit qu’on n’est plus capable de faire cela aujourd’hui.


WB: Le grand pédagogue Dmitri Bashkirov a dit cette semaine (lors de la semaine Liszt à Utrecht pendant des masterclass) que les jeunes ont presque peur parfois de sonner monotones,est-ce là une peur réelle?

AC: On comprend la musique on on ne la comprend pas, un individu est musicien ou pas. Parfois j’ai l’impression qu’on se sert du piano comme d’un ordinateur, c’est-a-dire mécaniquement!
C’est surtout ce sens d’improvisation qui s’est perdu actuellement.

WB: Existe-t-il une école italienne du piano à votre sens?

AC: Oui, mais je ne pense pas que j’en fasse partie! Michelangeli n’est pas italien, mais universel… hautement international. C’était un angoissé lors de toute sa vie, je me souviens encore de ce masque de douleur qui était le sien… Je l’ai vu une fois à Bologne en 1950 et cela m’a sauté aux yeux. Il était bel homme, sortait d’une famille aisée et pourtant il y avait toujours cette amertume…C’est la musique qui lui donnait cette souffrance!

WB: Vous avez dit que la routine est bannie et que vous abordez toujours avec fraicheur quelque partition que ce soit…

AC: Complètement! Nous devons être imaginatifs! Nous vieillissons avec la musique, c’est-a-dire qu’on la ressent suivant l’âge. Par contre, faire la même chose, la routine, c’est anti-musical!

WB: Mais est-ce qu’il ne vous arrive jamais d’en avoir “assez” d’une certaine oeuvre à force de l’avoir trop jouée?

AC: C’est normal que certaines musiques ne nous suivent pas pendant toute notre vie. Prenez par exemple la musique de Rachmaninov, que je joue avec plaisir. Pourtant j’ai l’idée que c’est un compositeur pour jeunes et que c’est bizarre que le joue à mon âge!


WB: Comment peut-on éviter la routine?

AC: Les gens qui font de la routine en font! On vit dans le monde artiste ou dans le monde routinier…

WB: A Utrecht, vous avez joué sur un Fazioli, à Amsterdam vous jouerez probablement sur un Steinway, est-ce que l’instrument importe pour vous?

AC: Le Fazioli est un piano en lequel je crois. J’ai connu Paulo Fazioli avec lequel je me suis lié d’amitié. J’ai été séduit par ce qu’il a dit: “Le piano doit encore évoluer”, cela m’a beaucoup plu. C’est une surprise de jouer sur un nouvel instrument. Il faut dire que le Fazioli est un instrument impitoyable, il faut bien le connaitre pour l’apprécier. Ce n’est pas toujours facile, le son est très “long” sur ces instruments.

WB: Que faites-vous lorsque vous êtes confronté à un instrument vraiment mauvais au point d’être choqué?

AC: Il faut affronter… le show must go on!

WB: Est-ce qu’il ne vous est jamais arrivé qu’il était mauvais à ce point que vous n’avez pas voulu continuer? (Comme votre collegue Andrei Gavrilov l’a fait une fois à Amsterdam, où il a exigé un autre instrument)

AC: Oui, cela m’est arrivé de ne pas vouloir continuer, mais il n’y avait pas d’autres instruments disponibles…On m’a parfois demandé pourquoi je n’emportais pas le mien et j’ai répondu que je l’aimais trop pour le soumettre aux chocs de voyage!

WB: Est-ce que vous écoutez de la musique chez vous?

AC: Cela m’arrive, oui…

© Willem Boone 2003