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 Arnhem, le 24 novembre 2014

Une entrevue avec un pianiste, passionné de son art qui n’était pas ennuyé d’en parler lors d’un souper après le concert…

Willem Boone (WB) : La critique vous a parfois comparé à Glenn Gould, en êtes-vous flatté ?

David Fray (DF) : Oui, la comparaison est flatteuse, car il était un grand artiste, mais il y a aussi le danger de vouloir l’imiter. Il était inimitable. Je pense d’ailleurs que la comparaison se fait à cause de choses un peu faciles : moi aussi je joue Bach, j’ai aussi une chaise…

WB : Sur Youtube, il y avait un commentaire de quelqu’un qui disait que vous sonniez comme une version équilibrée de Glenn Gould…

DF : Je suis peut-être moins radical que lui. Le propre de Glenn Gould, c’était qu’il prenait des libertés très grandes avec le texte. Il jouait comme un compositeur.

WB : Justement, un critique hollandais a écrit à propos de votre premier récital à Amsterdam où vous avez entre autres joué du Bach (Prélude et Fugue # 24 du 1er Livre du clavier bien tempéré)  qu’ »il y avait du sang de compositeur dans les interprétations de Fray » !

DF : Je le prends comme un compliment ! Les interprètes que je préfère, par exemple Cortot, Kempff et Menuhin me donnent l’impression d’improviser la musique en la jouant. Ils donnaient une sorte de fraicheur et de spontanéité à tout ce qu’ils jouaient. J’aime me laisser aller à cette même fantaisie.

WB : Le même critique a signalé aussi « une sorte d’intériorisation et une attention portée à la beauté de son qui rappellent plutôt un artiste assagi comme Radu Lupu »

DF : Voilà une comparaison qui me flatte énormément ! Je la comprends plus que celle que la critique fait avec Gould. Parmi les pianistes vivants, Lupu est un pianiste que j’admire beaucoup. C’est un poète au piano, mais je suis très loin de lui.. Je n’ai d’ailleurs lu aucune critique en Hollande, je ne comprends pas la langue…

WB : Dans un film de l’enregistrement de quelques concertos de Bach, vous avez incité l’orchestre à « swinguer et à chanter », est-ce l’essence de la musique de Bach pour vous ?

DF : C’était juste un passage qui a donné le titre au film. Chez Bach, le rythme est irrésistible et parfois les interprétations de sa musique manquent de lyrisme.

WB : Vous avez dit à propos de la musique de Bach qu’il y a « le dévouement total et aveugle à sa religion et à Dieu », ce qui me rappelle ce qu’a dit un collègue à vous, Murray Perahia, « Je ne suis pas religieux dans la vraie vie, mais je suis terriblement religieux dans la musique de Bach ». Qu’en est-il de vous ?

DF : Je le suis dans les deux cas. Bach dépasse la religion, chez lui il y a l’expression humaine d’une aspiration mystique qui va au-delà de la simple institution religieuse. Il ne faut pas oublier la dimension poétique dans sa musique ! Albert Schweitzer a écrit un livre bien intéressant, dans lequel il a insisté non seulement sur la rigueur et la foi de Bach, mais aussi sur la poésie dans sa musique. C’est un aspect qu’on attribue trop facilement aux compositeurs romantiques.

WB : Que cela signifie-t-il d’être religieux en musique ?

DF : Cela peut signifier de respecter le texte. Cela peut aussi être une manière de voir la vie et de voir ce qu’il y a derrière les notes. C’est difficile à expliquer.. Les œuvres vocales de Bach m’intéressent aussi : les paroles ou la manière dont Bach travaillait les mots, le récitatif et la parole récitée. Au piano, on n’a pas de mots…

WB : Dans un film sur internet qui accompagne votre enregistrement des 2ème et 6ème Partitas, vous parlez du sentiment mystique dans la musique de Bach. En quoi consiste ce sentiment ? Et est-ce que cela fait que même ceux qui ne se disent pas religieux se croient religieux dans sa musique ?

DF : Avec Bach, on est en présence de quelque chose qui est plus que l’homme et qui dépasse le cadre intime ou anecdotique.  Le premier mouvement de la 6ème Partita, la Toccata, représente une sorte de troisième Passion pour moi, là encore Bach dépasse le cadre humain. Par « mystique » j’entends tout ce qui est plus qu’ »humain ».
En plus, la rigueur est une partie de la foi. Chez Bach, la raison et la religion peuvent très bien cohabiter. Pascal en a parlé dans ses Pensées.

WB : Ce sentiment de troisième Passion vous est venu tout de suite en travaillant la 6ème Partita ?

DF : Cela m’est venu au fur et à mesure.

WB : Vous avez parlé de « l’austérité dans le contenu et le message »tout en soulignant en même temps « la sensualité, l’énergie, la danse et la jubilation ». Comment expliquez-vous que Bach est souvent joué de façon austère et académique ?

DF : L’austérité n’est pas un défaut, cela veut dire qu’on se débarrasse de toute vanité ou superficialité ! Bach n’est pas Händel, j’admire ce dernier compositeur, mais il faisait briller l’interprète. Bach était différent, contrairement à Händel, il n’a pas écrit d’opéras. La difficulté de Bach est au service du message.

WB : Qu’admirez-vous le plus dans la musique de Bach ?

DF : Tout ! Ce « tout » existe et co-existe.. C’est une musique pleine et complète où chaque voix est belle. Le contrepoint est invraisemblable de perfection, de facture et d’expressivité..

WB : Vous avez parlé, toujours à propos de l’enregistrement des 2ème et 6ème Partitas, de la Gigue en évoquant « Dieu qui a construit l’univers, un monde en expansion qui se développe sous nos yeux. » Parliez-vous de la 2ème Partita ?

DF : Non, c’était la Gigue de la 6ème, où j’imagine que Dieu a créé l’univers avec un marteau, j’y sens l’effort et la matière qui résiste. La résistance de la matière est aussi fondamentale chez Beethoven.

WB : Le Capriccio de la 2ème Partita est extraordinaire aussi, non ? C’est du boogie woogie avant la lettre !

DF : Ces deux Partitas sont très différentes ; la 2ème est plus dansante, moins grave et lourde que la 6ème, qui est très forte émotionnellement. L’ambition derrière les notes est très élevée. Dans le Capriccio de la 2ème, on entend des rythmes mélangés qui donnent un balancement, un rebond qui rappellent le jazz.

WB : Vous avez fait un disque B ach-Boulez, qu’est-ce qui rapproche ces deux compositeurs ?

DF : C’était mon premier CD. Ils ont en commun un sens de la structure et de l’organisation. Chez eux, l’inspiration n’entre pas en conflit avec la raison.  J’ai voulu réunir une certaine poésie, bien que certains ne trouvent pas beaucoup de poésie dans la musique de Boulez. Ses Notations sont une œuvre importante dans le répertoire pour piano du XXème siècle.  Il fait du piano quelque chose d’un peu abstrait.

WB : J’ai entendu dire votre collègue Krystian Zimerman qu’il recherchait « non pas un beau son, mais un son adéquat », qu’en pensez-vous ?

DF : Il a raison ! Je suis très sensible à la qualité du son, lui aussi. Un beau son isolé n’a pas de sens, il faut arriver à trouver la force de l’œuvre. Callas était l’une des premières artistes à « prouver » qu’il est peut-être plus important d’être « expressif » que « beau ». Elle a dépassé l’idée de la beauté vocale. La beauté du son en soi ne veut rien dire, chez Chopin il est important par exemple de retrouver l’idée du bel canto.  Mais  au piano, dans certaines pages, il faut approcher la musique comme Callas l’a fait : prenez l’Appassionata que je viens de jouer, vous ne pouvez pas le faire quand vous ne pensez qu’au beau son, rien que les derniers accords du 1er mouvement ! Je déplore qu’il y ait beaucoup d’artistes qui ne pensent qu’au bon son. Les couleurs m’intéressent le plus au piano, des maîtres comme Cortot, Kempff ou Lupu jouaient et jouent avec mille couleurs. On peut parfois jouer de fausses notes, mais c’est moins grave que jouer sans couleurs ! Je n’aime pas la joliesse dans la musique. Pour revenir encore à Glenn Gould, c’était quelqu’un qui ne jouait pas du tout avec un beau son !

WB : Le beau son, vous avez dû l’apprendre avec l’un de vos maîtres, Dmitri Bashkirov ?

DF : Je n’ai pris que deux masterclasses avec lui. Mon professeur, c’était Jacques Rouvier. Mon son vient de moi, je fais bien attention à l’équilibre entre les différentes voix, les basses, les aigus, les voix intermédiaires..

WB : Est-ce quelque chose d’inné ?

DF : Non, ce n’est pas inné, ça se travaille ! Vous avez l’image idéale dans la tête, il faut savoir ce qu’on veut faire sur scène.

WB : Combien de fois arrivez-vous à réaliser ce que vous avez dans votre tête ?

DF : Jamais !

WB : N’est-ce pas frustrant ?

DF : C’est à la fois frustrant et la raison pourquoi je continue. Je ne suis pas sûr quand je suis content que ce soit forcément l’un de mes meilleurs concerts…

WB : Vous avez dit d’être content si vous pouviez jouer toutes les œuvres de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms. Etes-vous complétiste à ce point ?

DF : Je serais content si je pouvais jouer toutes les œuvres que j’aime , je ne suis pas pour les intégrales !

WB : A propos Chopin, quelle est votre relation avec l’œuvre de Chopin ? Je ne vous ai jamais entendu jouer sa musique ?

DF : Je ne l’ai pas encore fait, mais j’ai l’intention de le faire.

WB :  N’ avez-vous jamais joué sa musique du tout ?

DF : Si, pour moi-même quand j’étais jeune.

WB : Et la musique française, la jouez-vous souvent ?

DF : Je joue le Concerto en sol de Ravel, c’est la seule chose pour l’instant. Pourtant, j’avais un professeur qui en faisait beaucoup. Ma musique favorite, ce sont les compositeurs allemands.

WB : J’espère que ma dernière question ne sera pas indiscrète : vous êtes marié à la fille du chef Riccardo Muti. Dans quel sens est-ce que cela aide un jeune artiste dans sa carrière ?

DF : Il n’a jamais voulu m’aider ou appeler de gens pour me recommander.. J’ai joué avec lui en Italie et en Allemagne. Depuis mon mariage, j’ai surtout parlé de musique avec lui et nous avons arrêté de jouer ensemble, mais nous avons recommencé récemment.