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Amsterdam, le 25 octobre 2003

Willem Boone (WB): Tout d’abord, j’ai été époustouflé par votre technique Mercredi dernier quand vous avez joué à Utrecht. Comment faites-vous pour la maintenir à ce niveau élevé?

Aldo Ciccolini (AC): Il n’y a pas de miracle, je travaille énormément, parfois même la nuit. Je vis retiré chez moi et je vois peu de monde. En fait, tous mes efforts sont dédiés au piano. Parfois, j’oublie même de prendre mes repas…

Utrecht, le 31 août 2005

Alexandre Tharaud est un pianiste qui se confie sans gène. Il dit à haute voix qu’il trouve les discussions entre pianistes sur doigtés et technique « insupportables », puis qu’il n’a pas eu envie d’aller jouer pour un grand confrère parce que l’idée ne lui plait pas. Il se fait des soucis quand il parle de sa collègue Zu Xiao Mei (avec laquelle il joue du quatre mains) qui ne va pas fort pour l’instant et qui risque de quitter le métier dans quelques années... Il n’a pas peur d’avouer qu’il est bon déchiffreur mais qu’il a le trac de jouer sans partition et que par la suite, il ne le fera plus.

Gronsveld, le 15 aout 2020

Quand la femme du pianiste Ashot Katchatourian, la violoniste Elena Lavrenova, est arrivée à la maison d'un ami commun, elle n'a pas tout de suite vu son mari et elle a demandé où il était passé. "Il fait une interview avec un journaliste", et sa surprise a été grande: "Quoi! Il déteste les interviews!"Pourtant elle a bien duré cinquante minutes et elle était loin d'être desagréable....

Willem Boone (WB): Est-ce que vous êtes famille du compositeur Aram Katchatourian?

Ashot Katchatourian (AK) : Oui, en fait, mon père a découvert il n’y a pas longtemps qu’on est de la même famille, il était le cousin de mon grand-père.

WB : Je me suis tout de suite dit quand j’ai vu le nom : « Est-ce qu’ils sont de la même famille? » Est-ce que c’est un nom très connu?

AK : Oui, c’est un nom très connu en Arménie, mais on ne l’écrit pas comme le mien, c’est Khatchatrian, mais le mien c’est Katchatourian, comme le compositeur.

WB : Jouez-vous souvent sa musique?

AK : Oui, ça m’arrive, je prépare son concerto pour piano pour une tournée dans deux ans, en Amérique du sud, je ne l’ai jamais joué et c’est une opportunité pour travailler ce concerto.

WB : Est-ce que c’était votre premier concert lors de la crise Covid?

AK : Non, c’était le deuxième ou le troisième, le premier était à Bruxelles, un concert privé après quatre mois, c’était difficile,  comme pour tous les musiciens. D’un coté, c’était bien aussi, on était en famille avec les enfants, quand on est tout le temps en voyage, c’est un peu étrange…

WB : C’était brusque, le changement!

AK : Oui, c’était un grand changement, mais c’était bien aussi de se retrouver seul pour réfléchir et avoir beaucoup de temps pour travailler du nouveau répertoire.

 WB : Vous l’avez fait?

AK : Oui, tous les concerts ont été reportés à l’année prochaine, donc j’ai un peu de temps pour travailler.

WB : J’ai lu une interview avec une chanteuse française, Véronique Gens, qui a dit : « Je n’arrive pas à chanter, parce que je n’ai pas de projets à long terme, je n’arrive pas à me motiver.. »

AK : Oui, bien sur, tous nos concerts sont organisés à l’avance, on se prépare, et du coup tout a arrêté pour tout le monde, on se laisse aller, c’est difficile de recommencer et de rentrer.

WB : C’était comment, le premier concert après ce repos forcé?

AK : C’était bien, comme d’habitude, j’avais très envie de jouer, j’étais très content, c’était vraiment quelque chose de bien, même quand il n’y avait que quelques personnes, cela ne change rien, on joue pour quelqu’un.

WB : Et ce que Didier Castell Jacomin (qui avait la direction du Tryptique pour piano, WB) a dit : « La musique virtuelle, ce n’est pas de la musique », c’est vrai pour vous aussi?

AK : J’ai un ami qui a fondé une série de concerts virtuels, chaque dimanche, j’ai accepté de jouer, on joue pour les écrans, il n’y a personne, bien sur, on fait de la musique,  je l’ai fait une fois et cela suffit. Je ne vais pas refaire cette expérience. 

WB : Vous l’avez fait chez vous ou dans une salle?

AK : Non, chez un ami qui a un piano, bien sur, c’était sur les média et tout le monde a regardé, mais ce n’est pas la même chose qu’un concert avec un vrai public. Comme tout le monde, je préfère jouer dans une salle avec un vrai public. 

WB : Et quand vous enregistrez un cd, c’est la même sensation ou c’est encore différent? 

AK : Un cd, c’est autre chose, parce qu’on essaye de jouer comme au concert. C’est un autre travail pourtant, c’est plus long et plus fatigant, mais on essaye d’être soi même, comme devant le public. 

WB : Et aujourd’hui, ça a été?

AK : ça va, oui! 

WB : Il y a une jeune collègue à vous, Lise de la Salle, que j’ai interviewé une fois et qui m’a dit : « Même quand j’ai mal joué, je suis content parce que j’ai été en contact avec mon public », qu’en est-il de vous?

AK : Cela dépend, chacun a ses propres sensations, pour moi, je ne suis jamais content après, je sais que ce n’est jamais parfait, c’est impossible, plus on travaille, plus on cherche, il n’y a pas de fin en musique, et on n’est jamais content.

WB : C’est peut-être le charme de la musique?

AK :  Peut-être, je ne sais pas, chaque personne a son opinion. 

WB : Comment c’était pour vous cet après-midi, vous avez joué deux mouvements lents de sonates pour violoncelle…

AK : On voulait jouer les sonates entières, mais le problème était qu’on n’avait pas beaucoup de temps, j’étais en Espagne pendant dix jours pour enregistrer un cd avec l’un de mes collègues, je n’avais pas le temps pour reprendre, et on a décidé de jouer les mouvements lents.

WB : C’est dommage, car la sonate de Rachmaninov…

AK : Les deux sonates (l’autre étant la sonate pour violoncelle de Chopin, WB) sont magnifiques! 

WB : Celle de Rachmaninov est presque un concerto pour piano!

AK : Mais oui! C’est même plus difficile que son deuxième concerto!

WB : C’est vrai? 

AK : Oui, j’ai joué tous ses concertos, pour moi, c’est plus difficile que le deuxième concerto. En fait, on considère la sonate pour violoncelle comme sixième concerto, parce que le cinquième, c’est la Rhapsodie sur un thème de Paganini. 

WB : Et est- ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui a fait une transcription de la deuxième symphonie pour en faire un cinqième concerto pour piano?

AK : Oui, je ne sais pas qui l’a faite, mais pourquoi le faire s’il y a déjà les concertos, il ne faut pas le faire, si Rachmaninov avait voulu réaliser une telle transcription, il l’aurait faite!  Je trouve dommage que tellement de compositeurs prennent des symphonies pour en faire des transcriptions, Liszt par exemple avec celles de Beethoven, il y a déjà tellement de choses pour le piano, ça ne vaut pas la peine de prendre des airs d’opéra ou des symphonies et de les transcrire pour le piano. 

WB : C’est Rachmaninov lui-même qui a dit :  « Music is enough for a lifetime, but a lifetime…

AK ….. is not enough for music! Bien sur!

WB: Vous avez beaucoup d’affinité avec Rachmaninov ?

AK : C’est un de mes compositeurs préférés, quand j’étais jeune, j’étais très amoureux de sa musique, j’adore toujours ! J’ai travaillé tous ses concertos, pour la première fois quand j’avais seize ans, c’était le troisième, quand je suis arrivé en Suisse, j’avais quinze ans, j’étudiais au conservatoire de Neufchâtel…

WB : C’est très jeune !

AK : Oui, j’ai commencé le piano à six ans. 

WB : Non, je veux dire pour travailler le troisième concerto !

AK : J’étais très amoureux de ce concerto, je l’ai travaillé pendant des années, je l’ai joué pour la première fois avec orchestre à seize ans. C’était quelque chose qui m’a beaucoup touché et après je l’ai beaucoup joué.

WB : Et ce concours que vous avez gagné en 2006 ?

AK : C’est un concours pour de jeunes pianistes, j’avais joué le deuxième concerto, et j’ai gagné le premier prix. 

WB : Qui est-ce qui était dans le jury, vous vous rappelez ?

AK : Je ne m’en souviens pas du tout, ça fait presque quinze ans..J’ai un problème avec les noms, je n’arrive pas à les retenir ! 

WB : Il y un autre concours ou Ashkenazy était dans le jury..

AK : Je ne sais pas, j’ai fait beaucoup de concours quand j’étais jeune.

WB : Et peu après, vous avez gagné le premier prix au concours Martha Argerich ?

AK : C’était en Suisse, le concours a été fondé par une dame qui adorait la musique et elle a organisé ce concours au nom de Martha Argerich. C’était la première édition et j’ai gagné le premier prix. 

WB : Et elle était là elle-même?

AK : Oui lors de la finale.

WB : Et vous l’avez rencontrée?

AK : Oui, elle habite à Bruxelles, comme beaucoup d’autres musiciens. 

WB : Je vous ai entendu jouer à Utrecht, où j’habite aux Pays Bas!

AK : C’est vrai? Avec Maria Joao Pires?

WB : J’avais oublié et j’ai fait des recherches pour cette interview, et tout d’un coup je me suis dit : « Mais je l’ai déjà entendu en concert! »

AK : J’avais joué Beethoven, non?

WB : Effectivement, le troisième concerto.

AK : Et elle jouait le quatrième, on a fait une tournée aux Pays Bas dans toutes les salles connues, on a fait sept ou huit concerts..

WB : C’était la première  fois que vous avez joué sur un instrument d’époque?

AK : Oui, c’est vrai, c’était une découverte, ce n’est pas la même chose que le piano d’aujourd’hui, mais c’était une expérience extraordinaire.

WB : Je suppose que vous connaissez très bien le troisième concerto de Beethoven, est-ce que tout est à reprendre dès qu’on joue sur un tout autre instrument?

AK : Non, avec un pianoforte, on ne peut pas pousser comme avec le piano moderne, un Steinway ou un Yamaha. Dès que tu pousses, il n’y a que le son qui sort, il faut trouver juste le toucher de l’instrument. C’est difficile évidemment, mais on peut très vite s’adapter. 

WB : J’ai écouté une fois avec le même orchestre – l’Orchestre du 18ème siècle – le Triple Concerto avec entre autres Kristian Bezuidenhout, qui est un très bon fortepianiste, et le pianoforte était presque inaudible et ce n’était même pas dans une très grande salle…

AK : J’étais avec Maria qui a beaucoup joué sur les anciens instruments et elle m’a expliqué comment cela marche, et dès qu’on maitrise l’instrument, cela marche, il faut juste comprendre. 

WB : Et est-ce que vous avez renouvelé l’expérience après ?

AK : Non, cette année, on voulait faire la même chose avec Maria Joao, faire la même tournée avec d’autres concertos de Beethoven et de Mozart, mais le Covid nous a empêché de réaliser ce projet, ce sera probablement reporté en 2021 ou 2022, on verra.

WB : A propos, c’est elle qui vous a appelé « A truth, a force, an energy, a passion, a talent without borders, a real musician. » Est-ce que ça vous va bien?

AK : Cela fait toujours plaisir d’entendre cela de quelqu’un comme Maria.

WB : Comment avez-vous fait sa connaissance? 

AK : J’habitais à l’époque à Berlin et l’un de mes amis m’a dit : « Il faut que tu ailles à la Chapelle à Bruxelles pour travailler avec Maria Joao, qui venait d’arriver. » Je n’étais pas sur, j’habitais à Berlin, j’avais un peu arrêté et pas trop joué, je me sentais un peu dépressif, mais j’ai quand même envoyé un e-mail à la Chapelle pour demander si on pouvait m’écouter pour venir étudier avec Maria Joao. J’ai joué pendant une vingtaine de minutes et ils m’ont accepté. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance et après cela, on est resté en contact. J’ai joué avec elle au mois de mars, juste une semaine avant le confinement. On a des projets ensemble.

WB : Est-ce qu’elle vous a influencé?

AK : Oui, beaucoup, elle m’a appris beaucoup de choses, elle m’a ouvert un autre regard sur la vie, dans la musique bien entendu elle m’a appris beaucoup de choses, on a travaillé des sonates de Schubert pendant des années, comme la grande en la majeur, elle me donne plus de cours, mais quand on joue ensemble, elle me donne des conseils. Elle m’a demandé de l’écouter quand elle a joué la sonate opus 111 de Beethoven pour la première fois à 71 ou 72 ans. Je ne la joue pas, parce que je pense qu’il faut l’apprendre quand on a au moins 60 ans, et il faut aussi jouer toutes les autres ou au moins la moitié d’entre- elles pour bien comprendre l’opus 111. Pas que les sonates d’ailleurs, aussi les quatuors. C’était extraordinaire! 

WB : Je l’ai entendue dans cette sonate!

AK : Ce n’est pas encore enregistré, mais peut-être elle le fera un jour! 

WB : Et quand elle vous a demandé votre avis, est-ce que vous êtes honnête avec elle?

AK : Oui, bien sur! 

WB : Elle le supporte bien?

AK : Bien sur! Elle veut même entendre ce que je pense, elle ne veut pas de mensonges.

WB : Elle me parait quelqu’un de très instinctif et de naturel, est-ce qu’elle est capable de dire ce qu’elle fait et comment elle le fait?

AK; Oui, mais cela dépend avec qui elle est, elle ne dit pas la même chose à chaque pianiste. Lors des tournées, on a partagé beaucoup de choses, on parlait de tout, pas seulement de musique. C’est quelqu’un qui est très ouvert, c’est une personne très simple, elle dit ce qu’elle pense même s’il ne faut pas toujours le dire, moi je fais pareil au risque parfois de vexer d’autres personnes. C’est un personnage extraordinaire. 

WB : J’ai lu plusieurs interviews avec elle et des fois je pense qu’elle porte un regard assez pessimiste sur le monde et sur la carrière aussi.  Bon, maintenant le monde n’est pas très joyeux… 

 AK : La musique, c’est du business, ce que je déteste, les agents vendent des artistes comme des produits, une bière ou des pommes de terre, et pas comme des musiciens, vraiment des produits, c’est affreux. Avant, ce n’était pas comme ça : les agents comprenaient beaucoup à la musique, ils avaient du respect pour la musique, mais aujourd’hui, pour les grandes agences, c’est juste vendre, vendre, vendre..Ils s’en fichent, ils ne comprennent rien à la musique, il y a un nom et le public vient, mais plus que la moitié du public ne comprend rien à la musique.

WB : C’est vrai? 

AK : Cela dépend du pays, j’adorais cette tournée aux Pays Bas, c’était très chaleureux, le public donnait une telle énergie, c’était un plaisir. Je ressentais la transmission de la musique avec le public, c’est très important. Il y a le compositeur, et on essaye de transmettre son message au public.

WB : Mais est-ce qu’il y a des pays où vous vous sentez moins en contact avec le public?

AK : Oui, par exemple en Allemagne, j’aime bien y aller, mais c’est un peu froid pour moi, chaque fois..

WB : Il y a de très belles salles pourtant..

AK : Oui, c’est vrai, j’adore jouer en Italie, aux Pays Bas, aux Etats Unis, en Amérique du sud. 

WB : Mais c’est vrai ce que vous avez dit : il y a des musiciens dont on ne comprend parfois pas pourquoi ils sont tellement populaires! Enfin, parfois j’arrive à comprendre, mais c’est pour des raisons extra-musicales, par exemple Katia Buniatishvili.

AK : Ah oui, j’ai bien pensé….

WB : Franchement, je ne comprends pas, ça n’a plus rien à voir avec la musique. 

AK : Je ne veux pas dire de choses méchantes…

WB : Ou qu’est-ce que vous pensez d’un Lang Lang?

AK : Il a une technique incroyable, techniquement, il n’y a pas de problème. Maintenant, chaque pianiste a ses gouts, il y a beaucoup de pianistes avec des problèmes de gout, chacun a son style, je ne veux pas dire des choses, mais ..Lang Lang, c’est Lang Lang… j’ai beaucoup de respect pour lui et pour ce qu’il a fait, mais musicalement, je ne veux pas en parler..

WB : Alfred Brendel ne joue plus, mais s’il était plus jeune, est-ce qu’il aurait pu faire la même carrière que celle qu’il a faite?

AK : Brendel, quand il était plus jeune?

WB : Oui, avec certains je me dis qu’ils ont fait carrière parce que c’était un autre temps, où ça allait moins vite, où il y avait moins de technologie, pas de réseaux sociaux..

AK : Je ne sais pas, c’est possible, par exemple aujourd’hui que tous les musiciens qui ont un nom, tous les vrais musiciens sont d’une autre époque.  Le problème maintenant est que tout est devenu tellement business qu’on peut tout acheter, on peut faire une star de quelqu’un, surtout s’il a de l’argent. C’est très dommage, car la musique en souffre. A l’époque de Chopin, les concerts, c’étaient des « Hauskonzerte », il y avait trente, quarante personnes, c’était toujours comme ça et c’était extraordinaire. Avec le Covid, la seule chose qui puisse marcher, c’est les petits concerts de trente, quarante personnes, comme aujourd’hui. C’est bien et c’est intime, on est très près des gens, on les voit..

WB : J’ai dit à Didier que les concerts vous ont encore plus manqué qu’au public!

AK : Oui, et un concert intime est très bien, parce que c’était tellement chaleureux, on partage : on joue, on s’écoute, on est en contact avec le public et c’est génial. 

WB : Je suis prof de langues et quand je vais au travail, j’écoute beaucoup de musique dans la voiture,  mais lors du confinement, j’écoutais beaucoup moins, alors que j’en avais le temps..

AK : Je pense que cela a manqué à beaucoup de gens, en Suisse, on a déjà recommencé, les salles jusqu’à 1000 personnes, ils font des concerts.

WB : Et concernant Pires, je n’ai pas bien compris, est-ce qu’elle a recommencé à jouer, parce qu’il y a quelques années, elle a fait ses adieux?

AK : En fait, elle a arrêté, mais là où elle habite, à Belgais, elle a fait une série de concerts, chez elle, dans une petite salle de concerts très chaleureuse, c’est d’ailleurs là où elle a fait tous ses cd. C’étaient deux concerts par mois, samedi et dimanche je crois, il y avait entre 70 et 100 personnes, sinon elle n’a pas totalement arrêté, mais elle joue encore quelques concerts par année, plus comme avant. 

WB : C’est elle qui a dit une fois : « Je joue, parce que j’ai besoin d’argent », est-elle aussi simple que ça?

AK : Je pense que c’est vrai, oui, comme nous tous..

WB : Je pense qu’avec vous, c’est aussi parce que vous aimez la musique!

AK : J’adore la musique, je n’arrive pas à vivre sans cela, quand même, je joue pour moi…

WB : Mais j’ai parfois l’idée qu’elle joue malgré elle?

AK : C’est vrai, parce que c’est devenu un tel business! Mais avant, ce n’était pas ça, à l’époque de Richter ou de Guilels, Horowitz, on pouvait compter les pianistes sur les doigts, non? Ce n’étaient qu’eux qui jouaient partout, avec quelques violonistes et violoncellistes et c’était la vraie musique, maintenant, il y a plus de 55 millions de pianistes, rien qu’en Chine, techniquement les uns encore plus parfaits que les autres…

WB : Est-ce que vous avez travaillé Mozart avec Pires?

AK : Oui, Mozart, Beethoven, j’ai travaillé tout. 

WB : Question Mozart, je la trouve l’une des meilleures, est-ce qu’elle a des « secrets »?

AK : Oui, comme elle dit, chaque compositeurs a ses petits secrets, et c’est vrai, pour elle aussi, elle peut juste dire un mot et ce petit mot, ça peut tout changer.

WB : Je veux dire est-ce qu’elle a des secrets pour son interprétation de Mozart?

AK :Non, il n’y a pas de secrets, il faut juste comprendre le style, c’est ce qui fait la différence. Quand on joue des staccatos dans Schubert, ce n’est pas la même chose dans Mozart ou Beethoven. Pour une artiste comme elle, qui a joué sur les grandes scènes pendant des décennies et qui commence à enseigner, au début c’était difficile. Quand on travaille avec elle, ce n’est pas comme si on travaillait avec un professeur au conservatoire, ils ont des buts différents. Ce qui est important avec un piano, c’est de bien mettre et utiliser la pédale, ce n’est pas seulement les touches, il faut savoir bien mettre la pédale, et c’est très, très difficile. 

WB : Quand vous parlez de pédales, c’est aussi la pédale gauche?

AK : Bien sur! 

WB : Parce que très peu de pianistes utilisent la pédale gauche!

AK : Il y a trois pédales; utiliser la pédales, il y a des vibrations, il y a demie-pédale, il y a demi demi pédale, il y a un quart de pédale, il y a tellement de choses! Je pense aussi que chaque pianiste devait démonter son piano pour voir comment chaque touche marche. 

WB : Vous savez le faire?

AK : Oui, je l’ai fait, j’ai démonté mon piano, j’étais tout seul à la maison et je me suis dit : « Je veux savoir comment ça marche quand j’appuie les touches ». J’ai vu comment ça marche avec les marteaux.

WB : Et vous saviez le remonter après? Ce n’est pas évident…

AK : Oui, bien sur! J’ai tout remonté et après j’avais une autre vue pour l’instrument.

WB : Qu’est-ce que vous avez appris de cette expérience?

AK : Que ce n’est pas seulement taper sur le clavier, il y a différentes manières d’appuyer sur le clavier, quand on le fait, le marteau monte deux fois, après il y a la résonance, le clavier descend deux fois aussi. Ensuite j’ai appris à chercher le son dans le pianissimos, quand on voit les marteaux et combien de millimètres ça monte, les pianissimos, les fortes, ça change tout! Quand on comprend cela, on commence à penser autrement quand on joue. 

WB : Moi j’ai appris une chose récemment, je suis amateur amateur, mais il y a des conseils qui marchent pour un amateur aussi, j’ai regardé un film d’une masterclass par Gina Bachauer au jeune pianiste Yefim Bronfman, il dure presqu’une heure, 

AK : Il est l’un de mes préférés! 

WB ….et il joue le concerto en do mineur de Mozart, et elle lui donne énormément de conseils qu’elle montre aussi au piano, elle montre aussi qu’il faut caresser les touches pour avoir un son plus beau, pour moi c’était nouveau!

AK : Je ne pense pas si on caresse une touche que cela change quelque chose, il  faut s’imaginer qu’on peut produire le son  soi-même, on n’a pas besoin de caresser les touches pour sortir un son.

WB : Et quand vous allez jouer comme aujourd’hui, est-ce que vous avez une idée exacte de ce que vous voulez réaliser? Est-ce que vous avez aussi un son dans votre tête? 

AK : Le son? Oui, évidemment, mais cela dépend aussi de l’instrument, on n’est pas comme les violonistes, chaque fois il faut s’adapter à l’instrument qu’on a et c’est difficile : on peut tomber sur de bons pianos avec lesquels on peut faire ce qu’on veut, on peut avoir des pianos impossibles..

WB : des casseroles!

AK : Oui, des casseroles comme vous dites, et on doit s’y adapter et jouer dessus, ça change beaucoup, bien sur. 

WB : Et est-ce que vous vous surprenez aussi en concert quand vous êtes en train de jouer et que vous vous dites : « Mince, qu’est-ce que je fais là? »

AK : Cela m’est arrivé une fois, c’était en Allemagne, je ressentais un froid entre le public et la scène, chaque fois que je joue un concert, je regarde toujours le premier rang, quand ma femme est dans le public, je joue pour elle, seulement pour elle, personne d’autre. Sinon je cherche une autre personne que je regarde  brièvement dans les yeux, juste deux secondes, je sens si cette personne va comprendre ce que je veux transmettre, je joue toujours pour une personne dans la salle. Mais cette fois en Allemagne, ça fait très longtemps,je suis sorti de la scène et j’ai ressenti une telle froideur,  une énergie très négative, je ne voulais pas jouer en fait. Je me suis mis devant le piano et je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais? », j’étais obligé de jouer, je ne pouvais pas me lever et partir, et ce concert, c’était vraiment l’un de mes concerts pas voulus,  je n’étais vraiment pas bien après et ça a duré quelques jours. Cela m’a très marqué, j’y pense encore de temps en temps. 

WB : Je reconnais un peu, depuis longtemps, je fais du théâtre, donc je fais partie d’une troupe et on joue devant un public, moi je suis sensible aussi, quand je vois des visages de bois, et pourtant ce n’est pas sur qu’ils n’aient pas aimé, parce que des fois ils me disent après que ça leur a plu!

AK : Non, ce ne sont pas les visages, c’est l’énergie, nous, on sent l’énergie, la chaleur.

WB : Inversement, un public peut aussi avoir l’idée que l’artiste est froid, par exemple Michelangeli était un superpianiste, on n’avait pas l’idée qu’il faisait entrer le public dans son monde…

AK : C’était un autre personnage.

WB : Vous avez fait un disque avec les scherzos de Chopin, quelle était la raison pour jouer un répertoire tellement enregistré? Est-ce que ce n’est pas extrêmement difficile?

AK : J’avais envie de faire un cd Chopin et je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire les quatre scherzos? » , bien entendu il y a tellement de versions de ces œuvres, mais je ne l’ai pas fait pour faire mieux que d’autres, je ne fais jamais un cd avec l’idée de faire mieux que quiconque. Depuis longtemps, j’ai eu envie de jouer les scherzos.

WB : Est-ce que vous les considérez comme un sommet dans son œuvre?

AK : Les pianistes ne jouent pas souvent les quatre en concert,  seulement un ou deux d’entre eux, quand on les enchaine, c’est comme un mouvement, c’est une seule pièce. J’ai eu le même sentiment que pour les Moments Musicaux de Schubert qu’il faut jouer comme un cycle entier.

WB : C’est pareil pour les ballades et les études?

AK : Pour les deux, oui.

WB : Richter jouait seulement 13 des 24 préludes, ce que je trouve un peu bizarre.

AK : On peut faire des choix, je pense que pour les scherzos il faut au moins en jouer deux, pas un seul. 

WB : Avec les scherzos, j’ai l’impression que les trois premiers se ressemblent plus ou moins, ils sont très diaboliques, et le quatrième est très différent.

AK : C’est ça, oui. 

WB : Il est très élusif!

AK : Et c’est aussi le plus long.

WB : Et quand le concert était fini, cet après-midi, vous avez joué pour vous des extraits du 2ème concerto de Rachmaninov et de l’avant-dernière sonate de Schubert, puis la 1ère ballade de Chopin et je me suis dit : « Si une fois dans ma vie, je pourrais jouer le 1er Scherzo de Chopin, je donnerais dix années de ma vie! »

AK : Le 1er scherzo est très difficile techniquement, bien qu’il y ait différentes techniques de piano.

WB : Ce 1er scherzo a tout : il y a tout Chopin dedans…

AK : Il est magnifique !

WB : Est-ce que vous avez d’autres projets de disques ?

AK : Oui, j’ai enregistré les deux sonates en la majeur de Schubert, la grande et la petite et aussi les deux en la mineur, après je pense faire les Variations Goldberg de Bach. J’aimerais les enregistrer dans la salle de Maria Joao et travailler avec elle. C’est elle qui m’a parlé de ce projet.

WB : Je croyais qu’elle avait déménagé au Brésil ?

AK : Elle habitait au Brésil.

WB Je sais qu’elle avait cette maison de Belgais, mais elle s’est fâchée avec le gouvernement portugais et elle est partie …

AK : Oui, la propriété de Belgais a été fermée pendant dix ans, mais après la Belgique, en 2016, elle a rouvert Belgais, avant le covid, elle y faisait des workshops avec des pianistes, qui venaient travailler avec elle pendant une semaine.

WB : S’il y avait un grand maitre du passé avec lequel vous pourriez travailler, est-ce qu’il y aurait quelqu’un en particulier ?

AK : Compositeur ?

WB : Non, un pianiste ?

AK : Rachmaninov, pour moi, ce n’est pas seulement l’un des meilleurs compositeurs,  il était aussi un pianiste extraordinaire. Il jouait 280 concerts par an ! 

WB : Est- ce que vous connaissez cet enregistrement qui a été récemment découvert des Danses Symphoniques ? 

AK : Les Danses Symphoniques par qui ?

WB : Justement, il y a un enregistrement qui a été découvert il n’y a pas longtemps sur le label Marston, je pense qu’il montrait à quelqu’un ce qu’il avait écrit. Il y a deux versions : pour deux pianos et pour orchestre….Mais sur ce disque on l’entend jouer seul pendant presqu’une demi heure..

AK: Ah oui, c’est sur YouTube! Il jouait devant Ormandy, il jouait avant de publier la partition.

WB: C’est Rachmaninov qui a dit que dans chaque composition il y a un point de culmination..

AK: Dans sa musique, il y a des culminations extraordinaires.

WB: Et vous vous rendez compte, il a joué les Danses Symphoniques avec Horowitz et c’est la compagnie de disques qui a dit que ce n’était pas intéressant, ils n’ont pas voulu l’enrégistrer! L’horreur!

AK: Je ne savais pas..! Rachmaninov a été en dépression pendant longtemps, il avait fui la Russie, il s’était fixé aux Etats Unis, il n’a pas écrit pendant dix ans, je crois. C’est grace au docteur Dahl qu’il a composé le deuxième concerto. 

WB: C’est le plus beau pour vous, le deuxième?

AK; Oui, le premier aussi, mais de tous les concertos, c’est le deuxième qui est le plus beau. 

WB: Et que pensez-vous du quatrième?

AK: Il est très beau aussi. Dans le troisième, il y a tellement de notes. C’est Horowitz qui a dit qu’il était à l’hopital et n’ayant rien à faire, il a essayé de compter toutes les notes de ce concerto et il s’est perdu à la fin du premier mouvement, il y en avait tellement que c’était impossible de les compter toutes.

WB: Mais quand il est bien joué, le troisième, la fin prend à la gorge! J’ai toujours envie de pleurer quand c’est bien joué..

AK:  J’aime beaucoup la version de Yefim Bronfman, c’est la meilleure interprétation, il y a les enregistrements de Rachmaninov lui meme de tous les concertos.

WB: Oui, mais ses tempos sont très rapides!

AK: Vous savez pourquoi? Il  y avait des grands disques, des LP, il n’y avait pas assez de place, c’est pour cela qu’il jouait aussi vite!

WB: Et pourtant il y avait cette grandeur, c’est indéniable..

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rotterdam,  le 28 octobre 2017


Willem Boone (WB): Le chef Yannick Nézet-Séguin a dû se faire remplacer au pied levé (par Olari Elts, WB) pour le concert d’hier soir, cela vous importe-t-il que ce soit un autre chef ?

Cédric Tiberghien (CT) : Le concert s’est bien passé : Yannick est quelqu’un d’extraordinaire que j’admire, j’ai joué avec lui il y a cinq ans. J’admire aussi l’orchestre que j’ai entendu à Paris. Puis j’admire la Symphonie Turangalila depuis longtemps, j’en ai acheté la partition à onze ans. C’était par curiosité, je voulais savoir comment est écrit une telle œuvre. Le retrait de Yannick a chamboulé le programme (il avait aussi prévu du Rameau, qui a été supprimé hier soir), mais je me suis bien entendu avec son remplaçant. La symphonie de Messiaen est une œuvre de joie et l’élan général était très bon. C’est une œuvre qui colle à la peau de Yannick, mais nous avons voulu aller au-delà- de cette déception.  Bien sûr, cela peut arriver que quelqu’un doive se retirer, je comprends la raison, car moi-même j’ai eu des problèmes physiques et la seule solution est le repos.

WB : Vous avez enregistré plusieurs disques consacrés à Bartok qui ont été acclamés par la presse, quel est votre rapport avec ce compositeur ?

CT : J’ai découvert très jeune le Mikrokosmos, c’est une méthode qui peut être suivie. J’aime le côté ludique et imagée, il y a des histoires et non des exercices. Tout cela est associé pour moi à quelque chose de positif. Ensuite mes parents avaient des disques de Kocsis, donc j’ai grandi avec le plaisir de Bartok. Hyperion savait que j’admire ce compositeur et ils m’ont suggéré de faire trois disques Bartok. C’était un défi et aussi une chance inouïe. Dans chacun de ces trois disques j’ai voulu présenter une partie pédagogique, folklorique et des œuvres intellectuelles, telles que la sonate pour piano, celle pour deux pianos et percussion, la suite en plein air. Sur chaque album, il y a un éventail assez large.

WB : Comment qualifieriez-vous la musique de Bartok : est-ce la proverbiale main de fer dans un gant de velours ?

CT : C’est un a priori qui vient de certaines œuvres, telle que l’Allegro Barbaro. Pour moi, Bartok représente surtout la poésie, la vie rythmique jamais mécanique, c’est quelqu’un de très humain. Sa musique est très liée à la langue hongroise que j’ai beaucoup écoutée. Elle a un rythme très particulier qui donne du sens à sa musique. J’ai aussi appris qu’en hongrois, l’accent est sur la première syllabe, on dit Bartok et non « Bartok « , comme en France. On retrouve cela beaucoup dans sa musique.

WB : Dans une critique de l’un de vos cd, parue dans Diapason d’octobre dernier, la musique de Bartok est décrite avec les termes « percutant », « mystérieux », « cassant », « lugubre », « immatériel », c’est tout cela à la fois ?

CT : Au moins ! C’est difficile de réduire un compositeur à quelques termes, mais il y a des clichés. Il y a plein d’autres choses, sa musique raconte beaucoup de choses. Bartok était influencé par la musique française, il adorait Debussy.  Dans Bartok, les mélodies riches et le langage harmonique comptent plus que le côté percussif. Les gens sont souvent très réceptifs à ses compositions, comme je constate souvent après les concerts.

WB : Votre consœur Martha Argerich a dit à propos de Bartok qu’il « vous procure une sensation d’inconfort total. C’est un merveilleux pianiste qui a composé des œuvres absolument pas pianistiques. Mais c’est bon, il faut faire entendre l’effort, ne pas gommer l'effort. Le sens de la musique, c’est aussi la lutte contre les éléments. »Qu’en pensez-vous ?

CT : D’abord, Argerich est plus qu’une consœur, c’est une déesse ! Je connais son live de la sonate de Bartok : il y a une vie extraordinaire, le côté mécanique a disparu. Sa liberté avec le rythme m’inspire. En ce qui concerne le passage que vous avez cité, c’est possible. Bartok était un excellent pianiste, mais le piano en soi ne l’intéressait pas. Point de vue style pianistique, il était un peu comme Brahms.  On trouve l’aspect pianistique plutôt chez Liszt ou Rachmaninov. Bartok était plus fasciné pas le discours.  Si ce n’est pas bon à jouer, tant pis. Ce qu’Argerich dit sur la lutte contre les éléments est intéressant. Dans certaines œuvres, le public doit ressentir la peur ou celle de l’interprète de jouer. Il est important d’atteindre ses limites physiques. Le final de la suite En plein air est une poursuite, où on atteint les limites de l’instrument.

WB : Qu’est-ce qui explique que la musique de Bartok n’est pas très populaire ?

CT : Les gens ne connaissent pas la musique pour piano de Bartok. L’intégrale nécessite huit disques, ce qui est beaucoup, cela fait presqu’autant que les sonates de Beethoven. De toutes les œuvres, le public ne connait que la Sonate et les Danses Roumaines. C’est un a priori. Il aime peu l’inconfort. En littérature, la plupart des gens n’achètent que le dernier roman d’un écrivain, en musique il y a une fracture que je n’arrive pas à comprendre. Pour certains, la musique de Bartok est comme la musique moderne.  Son lien avec le romantisme tardif lié à la terre et la patrie devrait parler à tout le monde. Cet a priori vient de la dissonance, c’est elle qui a rendu la musique sensible, pour moi la dissonance c’est l’expression.

WB : Oui, mais je comprends quand même que certaines œuvres, telles que le Mandarin merveilleux ne sont pas considérées comme faciles d’accès, même après tant d’années !

CT : Je suis d’accord, certaines périodes de sa vie sont plus arides.

WB : Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était un esprit très cultivé, quelqu’un qui connaissait bien son métier !

CT : Il connaissait extrêmement bien son métier, il était aussi intéressé par les maths.  Le mélange de musique complexe et de musique, basée sur les chants populaires est fascinant. J’ai proposé des programmes Brahms-Bartok et j’ai constaté qu’ils sont liés. Pour un programme tout Bartok, les gens ne viennent pas, donc il fallait présenter intelligemment.  Les gens connaissaient Brahms, mais ils disaient surtout après que Bartok était bien ! Je rêve de faire des programmes sans programmes, que les gens me font confiance et que je pourrais composer un récital libre. Les gens pourraient découvrir des choses intéressantes et cela demanderait une écoute active.

WB : Joueriez-vous des choses inconnues ?

CT : Pas seulement, j’ai fait d’autres essais avec des programmes Chopin-Szymanofsky ou autour des études de Debussy, que les gens ne connaissent d’ailleurs pas bien, combiné avec Ephémères de Philippe Hersant et des préludes de Chopin. Les gens étaient surpris et leur réaction était positive. J’ai carte blanche pour trois concerts à Londres, dont deux seront consacrés à Bartok-Boulez et à Bartok-Kurtag. Pierre Laurent Aimard joue aussi ce type de programmes et il le fait très bien. Il fait venir le public.

WB : Peut-on dire que Bartok fait l’objet d’un malentendu , à savoir que sa musique est souvent jouée de façon agressive (barbaro) et percussive ?

CT : Oui, en effet. Certains gens ne croient même pas qu’il est mort et disent : « Les contemporains, ce n’est pas mon truc » et il faut répondre : « Monsieur, Madame, il est mort en 1945. » Généralement, ce n’est pas un compliment quand les gens disent que quelque chose est « contemporain. »

WB : A quel point est-ce difficile de s’approprier sa musique (les rythmes en particulier) ? Est-ce plus difficile que Chopin ou la musique espagnole ?

CT : Les rythmes des Mazurkas de Chopin sont le plus difficile à saisir. La musique de Bartok est basée sur la danse, les Mazurkas de Chopin sont moins naturelles, elles n’étaient pas prévues pour être dansées ! Bartok plait plus aux enfants que Beethoven, car c’est une musique organique qui est liée au corps.

WB : Vous avez joué la sonate pour deux pianos et percussion aussi, est-ce une œuvre difficile à monter ?

CT : Oui, extrêmement difficile, car elle rassemble différents aspects de Bartok. Le contrepoint est épouvantablement difficile ! Il faut se mettre à la peau du public qui l’entend pour la première fois. Quelle clarté de discours, quelle magie et quel génie de l’orchestration…

WB : Faut-il que l’un des deux pianistes mène les percussionnistes ?

CT : Non, c’est un travail de musique de chambre, il y a quatre musiciens à égalité. On a besoin de beaucoup de travail avec les percussionnistes. Mais quelle œuvre ! Je tenais absolument à ce que ça fasse partie du projet de Hyperion, impossible de louper ça !

WB : Les concertos pour piano ne sont pas très souvent joués non plus, les jouez-vous ?

CT : le 2ème, oui, et l’année prochaine, je ferai le 3ème aussi.

WB : Est-ce que le presto du deuxième mouvement du 2ème concerto est effectivement si difficile que l’on dit ?

CT : Il est difficile de mettre en place, il faut une technique solide et une force physique. Je suis toujours un peu surpris par le disque de Pollini/Abbado : ils présentent une lecture analytique et un rythme implacable, alors que c’est une danse ! Pour moi, ce concerto a un côté léger et joyeux, c’est une œuvre colorée plutôt que ce côté guerrier. Cela dit, j’admire leur lecture !

WB : Mais pourquoi relativement peu de pianistes jouent-ils les concertos de Bartok ?

CT : Parce que c’est difficile !

WB : Les concertos de Rachmaninov sont difficiles aussi, mais cela n’empêche pas beaucoup de pianistes de les jouer…

CT : C’est différent, Bartok n’est pas écrit pour le pianiste, il ne vient pas du piano romantique, contrairement à Rachmaninov. J’ai joué le 3ème concerto de ce dernier en même temps que le 2nd de Bartok. Le Bartok est beaucoup plus difficile !

WB : Pourtant j’ai entendu que le rythme du dernier mouvement du 3ème de Rachmaninov semble très difficile ?

CT : C’est tout à fait jouable, cela coule de source et cela tombe bien sous les doigts.

WB : Je dois vous avouer que j’ai du mal à écouter la musique de Messiaen, elle me met mal à l’aise. Pourtant je m’en veux, car il est l’un de classiques du 20ème siècle. Je me suis forcé d’écouter son Quatuor pour la fin du temps et j’ai trouvé le début impressionnant, mais j’ai encore eu du mal avec le 2ème volet. La question est peut-être bizarre, mais où pourrait-on commencer quand on veut s’initier à sa musique ?

CT : Il ne faut pas forcément essayer de comprendre. Si vous voulez vous initier, commencez par les œuvres de jeunesse, il y a 8 préludes qui datent des années ’20 et qui sont accessibles. J’adore sa musique d’orchestre qui est magique. Je suis ébloui par la richesse extraordinaire de la Symphonie Turangalila. Son œuvre pour piano seul me laisse un peu de marbre, même les 20 Regards. C’est très beau, mais cela m’ennuie un peu. Je ne suis pas croyant et il y a une sorte de naïveté dans sa spiritualité qui ne me parle pas, ce côté premier degré « Jésus, que c’est beau » Les 20 Regards restent un corpus extraordinaire, mais c’est dans sa musique orchestre qu’il y a le plus de grandeur pour moi.

WB : Qu’en était-il de vous : était-ce un amour instantané ?

CT : J’ai découvert la Symphonie Turangalila à 11 ans et je l’ai souvent écoutée. J’en aime le côté ludique et l’usage des ondes Martenot qu’on n’entendait pas ailleurs. C’est une musique très imagée.

WB : Qu’est-ce que la Symphonie Turangalila comme œuvre ? Quel rôle le piano y joue-t-il ?Se taille-t-il la part du lion ?

CT : J’adore faire partie d’un tout, un soliste n’a pas toujours envie d’être le soliste.. On s’associe pour créer un résultat. On est comme la célesta, on participe et ce n’est pas du tout frustrant. Il y a d’ailleurs quand mêmes des cadences où le piano s’expose.

WB : Yvonne Loriod a dit dans une interview qu’ »elle a été la première à jouer les œuvres de Messiaen. Les grands pianistes de l’époque, tels que Casadesus, Haas et François étaient tous un peu affolés par sa musique et ne la jouaient pas. » Cela n’a pas changé il semble, n’est-ce pas ?

CT :Si, La Turangalila est devenue un grand classique. Par contre, il n’y a pas beaucoup d’ondistes. Celle qui a joué hier soir l’a fait une deux centaine de fois.

WB : Mais qui la joue hormis Thibaudet et vous ?

CT : C’est joué plus souvent que vous imaginez, il y a Aimard, Bavouzet, Angelich, Osborne, Béroff, Muraro et j’ai été surpris par Hewitt..

WB : Il y a encore Yvonne Loriod qui a dit : « J’ai toujours incité mes élèves à ne pas se spécialiser, mais à tout jouer. » Cela vaut pour vous aussi ?

CT : A vouloir tout jouer, les impresarios ne savent pas trop quelle est votre identité, on m’a dit : « Vous jouez tellement qu’on ne sait plus à quel répertoire vous associer. » Je suis émerveillé par le répertoire, j’ai découvert la Symphonie lyrique de Zemlinsky et il faut continuer ces découvertes. Ensuite, j’ai découvert une œuvre de Hindemith, in einer Nacht, qui m’a donné envie d’aborder ce compositeur, sur lequel il existe des clichés, par exemple que sa musique est austère. Et je prépare un programme avec des œuvres qui sont nées à l’époque de la 1ère guerre mondiale : les études de Debussy et des œuvres de Hindemith, Szymanovsky, Scriabine et Bridge.

WB : Peut-on dire que Bartok était un précurseur de Messiaen ?

CT : Il était un précurseur de toute la musique du 20ème siècle. Sa richesse polyphonique a influencé beaucoup de compositeurs. Bartok représente un tournant dans le 20ème siècle.

WB : Vous avez fait un disque où vous juxtaposez les ballades de Chopin et celles de Brahms. D’où vous vient cette idée, rare au disque ?

CT : J’ai voulu montrer différentes approches de deux compositeurs, presque contemporains. Chopin était l’inventeur de la ballade, flamboyant et Brahms, tout jeune, lié au passé lointain avec une idée du temps éloigné et nordique.

WB : Si je devais décrire le ton dans les ballades de Chopin, diriez-vous  « épique » pour Chopin ?

CT : Complètement, oui.

WB : Celles de Brahms ne sont pas si amènes, la 4ème est très belle, mais les 2nd et 3èmes sont parfois renfrognées et hargneuses..

CT : Il y a un côté héroïque et fantastique dans le sens romantique, qui est moins souvent présente chez Chopin.

WB : J’ai récemment interviewé la pianiste Janina Fialkowska qui a appelé la 4ème ballade de Chopin « la sonate en si mineur de Liszt » Qu’en pensez-vous ?

 CT : C’est intéressant ! Mais je pense que la 4ème ballade n’est pas vraiment une œuvre aboutie, les comparer ne fonctionne pas forcément. Liszt offre une réflexion sur la forme sonate de Beethoven, alors que chez Chopin, il y a un côté linéaire, une architecture relativement basique. On n’y retrouve pas l’éblouissante structure de la sonate de Liszt. Ce dernier était une sorte de surhomme qui était au-dessus de l’humanité, alors que Chopin est plus l’homme fragile. Ils étaient l’un l’opposé de l’autre.

WB :Toujours à propos de la 4ème ballade, il y a, à la fin, un climaxe, puis un silence et puis quatre accords descendants et finalement les dernières pages. Faut-il mettre la pédale lors de ce silence ? Sinon, pourquoi certains le font ?

CT : Je ne sais plus.. Je pense qu’il faut couper la pédale entre les accords et la suite, mais s’il y a une autre belle idée musicale, ça va. Il faut faire attention aux indications de pédale de Chopin. Je n’aime pas trop « l’église » autour de Chopin, certains le lisent comme la bible, ça stérilise la musique pour moi. Je n’aime pas le respect desincarné ni le tout blanc, tout noir, surtout pas chez Chopin.

WB : Chopin, est-il un incontournable pour un pianiste ?

CT : Certains, comme Brendel, l’ont contourné ! J’ai envie de dire oui, mais pourquoi d’autres compositeurs seraient-ils incontournables ? Chopin, c’est surtout une très belle musique bien écrite, ce serait dommage de passer à côté. Quand j’écoute de la musique, je préfère écouter d’autres musiques que Chopin pourtant, plutôt de la musique du 20ème siècle. Un récital tout-Chopin, je ne sais pas… Ceci dit, mon dernier cd est consacré à Chopin (rires)

WB : Justement, sur ce cd, vous jouez entre autres les Préludes. Les considérez-vous comme le sommet de tout son œuvre ?

CT : Les préludes datent de 1838/39, il les a écrits à Majorque. Ce sont des œuvres très sombres qui correspondent à son état d’âme. Elles sont colorées par la mort, il avait déjà un pied dans la tombe.
. Ce qui est intéressant dans ce cycle, c’est qu’il y a autant de préludes en majeur qu’en mineur, il n’y a pas d’élévation. Par contre, c’est une chute dans les ténèbres. Le dernier prélude avec des arpèges à la fin est d’une violence extraordinaire, tout comme la 2ème sonate, qui connait également beaucoup de violence et dont le caractère est sombre aussi.

WB : Comment voyez-vous la fin de cette sonate ?

CT : Complètement visionnaire, il n’y a pas de rythme ni harmonies. Il voulait clairement faire peur. Il y a une espèce de modernité, l’expression d’une nécessité intérieure.  Les récits de George Sand témoignent d’un était de transe, habité.

WB : N’est-ce pas terriblement intimidant de se heurter à une telle pléthore d’enregistrements pour la sonate et les préludes, que peut-on encore y ajouter ?

CT : Je n’écoute pas beaucoup de piano, donc je n’ai pas écouté de références. Il y a des gens qui ne connaissent pas bien les préludes, j’ai souvent vu des réactions de gens qui n’avaient pas entendu ce cycle en entier.

WB : Est-ce que les préludes représentent pour vous le sommet absolu parmi l’œuvre de Chopin ?

CT : Oui, c’est l’œuvre ultime. C’est d’une telle puissance. Mais ce n’était pas conçu comme une œuvre, contrairement à la sonate de Liszt. Richter ne les jouait pas tous par exemple.

WB : Envisagez-vous d’en jouer dix ou quinze seulement ?

CT : Difficilement, ça reste un tout.

WB : Si vous pouviez retenir qu’une seule œuvre de Chopin, laquelle serait-ce ?

CT : Ou bien les préludes ou bien une mazurka. Dans les mazurkas, il était d’une  sincérité absolue, il se parlait à lui-même. Ce sont des joyaux.

WB : Je voulais vous faire un compliment et j’espère que vous voudrez bien le prendre comme tel et non comme une remarque gratuite ou passe partout. J’ai été frappé au disque par l’excellence  de vos prestations. Vous jouez normal, sain, sans maniérisme ni excès aucuns,  c’est évident dans votre 1er Concerto de Brahms, vos ballades de Brahms et de Chopin, mais aussi en tant que chambriste avec Alina Ibragimova. Vous êtes tellement excellent dans les sonates de Beethoven..

CT : Je recherche le naturel. La musique passe avant l’interprète, ce que je vois dans la partition doit être transmis le plus naturellement possible. L’idée de l’interprétation est au centre de mon travail, je n’aime pas les excès.

WB : J’aimerais encore une fois citer Martha Argerich concernant la pratique de la musique de chambre : « Rien ne remplace la musique de chambre, les jeux, les défis qu’on s’y lance, les taquineries mutuelles, les harmonisations émouvantes, cette solidarité des uns envers les autres. »  Partagez-vous son avis ?

CT : Je suis entièrement d’accord. On peut se surprendre l’un l’autre en sachant que l’autre répondra.  Avec Alina, on discute très peu.

WB : Sauf les sonates de Beethoven, vous avez aussi enregistré l’intégralité des sonates de Mozart avec Ibragimova. A propos d’un de ces cd, Diapason a écrit en octobre « Une intégrale qui ne fera pas date malgré ses qualités.. ou plutôt malgré celles de son pianiste » puis « Tiberghien ne cesse de nous emballer par son dynamisme, son toucher cristallin, ses élans rythmiques et ses relances, tandis qu’Ibragimova alterne le bon et le contestable. » Quel effet une telle critique vous fait-elle ?

CT : Je ne suis pas d’accord, les seules critiques négatives qu’on ait reçues étaient en France.. Sinon nos disques ont été récompensés par le Gramophone et nous recevrons bientôt un prix en Allemagne. Les critiques avaient envie de voir un violon avec un accompagnement. Alina a une approche que j’adore. C’est curieux que ça ne plaise pas en France. La série Mozart représente ce qu’on a fait de mieux, on s’est fait plaisir et on se stimule mutuellement.

WB : Est-ce que la combinaison piano-violon n’est pas risqué dans le sens qu’un piano peut dominer le violon ?

CT : ça fait 12 ans que nous jouons ensemble, on pense à la musique. J’oublie que je joue avec un violon, c’est devenu un..

WB : Dans cette série Mozart, vous avez inclus les premières sonates aussi, sont-elles suffisamment intéressantes pour être incluses ?

CT : Nous y sommes comme deux enfants, nous faisons des blagues, nous prenons des objets et on s’amuse avec..

WB : Vous avez inclus les premières sonates dans un souci de vouloir faire complet ?

CT : Dans toutes les critiques sauf celles françaises on a salué l’apport des premières sonates. C’était un plaisir de présenter l’innocence et la joie de Mozart jeune. Mais il y a les grincheux…

WB : Vous semblez fidèle à vos partenaires (Ibragimova, Tamestitt), croyez-vous que la musique de chambre puisse se pratiquer le mieux avec des partenaires de longue date au lieu des duos faits pour l’occasion comme par exemple au festival de Verbier ?

CT : J’ai envie de dire non. On le fait, mais pas de la même façon, on ne respire pas ensemble. Ça ne remplace jamais 10 ans. Ça peut très bien marcher, mais idéalement, ça devrait être comme dans un couple : on sait ce que l’autre pense.

WB : Mais ça peut être comme dans la vraie vie, non ? On a parfois de ces rencontres avec des personnes qui marchent dès le début ? (Je raconte d’avoir invité le rédacteur en chef du magazine néerlandais Muze, pour lequel j’ecris, pour écouter le violoniste Maxim Vengerov à Paris. On s’entendait très bien alors qu’on ne se connaissait guère bien)

CT : Il était comment, Vengerov ?

WB : Fabuleux, comme toujours !

CT : Oui, mais j’ai vu que le piano était à moitié fermé !

WB : Sans doute pour ne pas étouffer le violon ?

CT : Mais ça se travaille ! Je ne l’ai jamais fait, c’est à moi de trouver l’équilibre juste. Ça me choque quand le piano n’est pas grand ouvert. 

WB : Dans un quiz pour Quobuz, vous avez dit qu’il faut « savoir ce que je veux dire et ce que j’aimerais que les gens reçoivent » Que voulez-vous dire par là ?

CT :  L’interprète ressent une certaine frustration : au travers de son interprétation, il partage avec le public, mais il n’est pas à la peau des gens. Chacun reçoit à sa manière, donc il y a une partie qui vous échappe. J’aimerais être dans mon public.

WB : Si on vous disait « Votre interprétation ne me touche pas », en seriez-vous choqué ou déstabilisé ?

CT : Non, ça ne me choquerait pas, mais j’ai besoin qu’on m’explique. Si les critiques ont un corps, je suis intéressé, je peux réfléchir à cela.

WB :Dans la même interview, vous avez dit : « Il y a des partitions sur le piano, des projets dont je sais qu’ils arriveront forcément d’ici quatre ou cinq ans. » Quels sont vos projets pour l’avenir ?

CT : Beaucoup de choses, des pièces tardives de Liszt, pour mon prochain disque, je jouerai la troisième année de pèlerinage, ensuite il y a ce projet autour de l’Armistice dont je vous ai parlé, des œuvres de Haydn, qui m’a toujours fait peur, mais maintenant moins, pareil pour Ligeti, ça traîne fréquemment sur mon piano. Sinon, des pièces de Busoni et j’aimerais revenir à Beethoven, dont j’ai joué toutes les sonates pour piano et celles pour piano et violon. De ce dernier, j’ai enregistré le 1er concerto pour piano. Les projets se font un peu par hasard. Un ami à Londres m’a parlé de la 4ème Symphonie de Szymanovsky et cela a été le coup de foudre.

WB : La vie est trop courte pour tout jouer !

CT : Oui, effectivement, le jour où je meurs, il y aura forcément des regrets : « Je n’ai pas joué cela… »

WB : Y a-t-il des compositeurs que vous avez évités ?

CT : Scarlatti me fait peur, sa musique est extrêmement difficile, puis Ligeti demande un grand investissement.



Arnhem, le 1er mars 2013

Le jeune pianiste français David Kadouch est un autre élève doué du maître Dmitri Bashkirov. Il a bien voulu m’accueillir à l’issu de son récital à Arnhem pour me parler avec enthousiasme de son métier..

Willem Boone (WB) : Comment composez-vous un programme de récital : par thème, période ou tonalité par exemple?

David Kadouch (DK) : Par coup de cœur, je joue des œuvres que j’aime! Il y a d’ailleurs une relation entre celles que j’ai jouées ce soir; elle font partie d’un disque qui vient de sortir chez Mirare. Ensuite,  certaines d’entre elles représentent plusieurs facettes de la Russie. Dans un sens, on peut dire que Debussy va vers Medtner. Le style de ce dernier compositeur est hypra-romantique, celui de Debussy plus implicite. Quant aux variations de Liszt, je les ai beaucoup jouées et j’ai repris l’œuvre. Cela me permet de bien tester le piano en début du concert! Le programme de ce concert me permet ensuite d’utiliser beaucoup de couleurs, comme un peintre.

WB : Pourtant j’image qu’il y a entrée en musique plus facile que Liszt?

DK : Dimanche dernier, j’ai commencé par Haydn, je varie beaucoup mes programmes.

WB : J’ai entendu un disque live de Wilhelm Backhaus, où il faisait quelque chose qui ne se fait plus dans les salles de concert : il modulait entre deux œuvres pour arriver à la tonalité de l’œuvre suivante sur son programme

DK : Cela me fascine, bien que ce ne soit pas agréable pour l’oreille à mon avis. J’aime qu’il y ait une rupture entre deux œuvres.

WB : Vladimir Ashkenazy a dit concernant le Prélude et Fugue de Taneyev que vous avez joué que c’était l’une des compositions les plus difficiles qu’il ait jamais abordée, en quoi tient sa difficulté?

DK : Je ne pense pas que ce soit si difficile; au début la fugue a été dure pour la mémoire, car il y a beaucoup de voix. Les premières semaines que je m’y suis mise ont été un cauchemar.

WB : Est-ce aussi difficile qu’Islamey par exemple?

DK : Je ne joue pas Islamey, mais je ne pense pas.

WB : Taneyev a-t-il écrit d’autres œuvres pour piano seul qui valent le détour? On les entend rarement?

DK : Pour piano seul, je ne sais pas, j’ai découvert ce Prélude et Fugue pas hasard. C’est Lilya Zilberstein qui le jouait sur Youtube et j’ai voulu le jouer. Il a écrit un Quintette avec piano qui est beau. Taneyev n’est pas un compositeur connu, mais Tschaikofsky croyait beaucoup en lui!

WB : Comment voyez-vous la Sonata Reminiscenza de Medtner que vous avez jouée ce soir?

DK : C’est de la musique improvisée, on est dans la ballade. Medtner était quelqu’un de hypra-mélancolique.  Cette sonate est un chef d’œuvre qui me touche beaucoup. Jouer sa musique relève de l’exploration; il faut tout laisser arriver.

WB : Pourquoi ce compositeur est-il si peu populaire?

DK : Je ne sais pas. C’est une musique qui est difficile d’accès. Il y figure une facette pas souvent représentée : un côté violent et désabusé.  Ensuite, on sent un déracinement dans sa musique : Medtner était Russe et Allemand, mais il ne se sentait aucun des deux. Malgré l’accès difficile de sa musique, Rachmaninov le tenait pour le plus grand!

WB : Parfois Medtner est surnommé « un Rachmaninov de deuxième degré » Est-ce une boutade?

DK : Non, Medtner était un être loin de chez soi. Il est d’ailleurs possible de rapprocher ces deux compositeurs de par leur écriture polyphonique. Medtner était quelqu’un qui savait utiliser les mains et le piano, mais l’écriture de Rachmaninov était plus orchestrale.

WB : Je sais que vous n’y êtes pour rien sans doute, mais j’ai lu dans une publicité pour ce concert que  vous êtes « l’un des peu de pianistes qui peut exprimer ce que Moussorgsky a voulu dire dans les Tableaux d’une exposition ». Quelles sont ces intentions selon vous?

DK : Oh là là, si je savais! Il est souvent dit à propos de la vie de Moussorgsky que sa vie était chaotique et que les Tableaux sont mal écrits. Or, ce n’est pas mon avis. Je pense qu’ils sont bien écrits et qu’il y a une structure claire. Je n’ai pas l’impression de passer par le grandiloquent; il n’y a pas de faux semblant. C’est une musique à la limite de l’impressionnisme.

WB : Avez-vous vu les tableaux de Hartman en réalité?

DK : Oui et ils ne sont pas très intéressants si on  les compare à l’œuvre de Moussorgsky qui est extraordinairement puissante! Ce sont des dessins d’ailleurs , non pas des tableaux. J’ai été un peu déçu a vrai dire..

WB : Où les-avez-vous vus? Sont ils exposés quelque part?

DK : Je les ai vus sur internet..

WB : J’aimerais parler de certains des profs avec qui vous avez travaillés, c’est surtout Pollini qui m’intéresse. J’ai l’impression que c’est quelqu’un de tellement secret que je le vois mal livrer ses « secrets » , comment était-il avec vous?

DK : C’est avec lui que j’ai travaillé le moins, uniquement le Concerto de Schonberg. Il était très méticuleux sur la façon dont c’était écrit. Il montrait un grand respect de la partition, mais c’était cartésien..

WB : Je suppose que le travail avec Maria Joao Pires a dû être tout à fait autre chose?

DK : Ah, je l’adore! C’est la plus grande pianiste avec Martha! Elle était plus sévère qu’on imagine. J’avais 14 ans quand j’ai travaillé avec elle et je me souviens encore de ce qu’elle m’a dit. C’est elle qui m’a réveillé en me posant des questions sur l’aspect organique de la partition : « Pourquoi c’est là ? »  Elle est quelqu’un de spirituel qui s’éloigne parfois de son piano. Sur scène, elle laisse tout vivre et elle observe, elle regarde l’herbe et les coccinelles…

WB : C’est la meilleure mozartienne de ce moment !

DK : Oui, mais c’est l’une des meilleures dans bien des choses ! Elle a aussi joué un fabuleux Troisième concerto de Beethoven et que penser de ses Schubert…

WB : Dans votre biographie, j’ai lu que vous avez aussi travaillé avec Itzhak Perlman, qu’est-ce qu’un pianiste peut bien aller chercher chez un violoniste ?

DK : Il a été l’une des personnes les plus importantes dans ma vie. L’un de mes amis a organisé une académie d’été sur la musique de chambre et j’ai envoyé ma cassette. Perlman a été l’un des professeurs qui a enseigné et il m’a invité. C’est quelqu’un d’innocent et d’ingénu, aussi quelqu’un de très sein. Il m’a appris que ce n’est pas si grave de monter sur scène.

WB : On ne l’entend presque plus en Europe..

DK : Non, c’est parce qu’il se déplace difficilement avec ses béquilles..

WB :Vos professeurs sont très différents les uns des autres, cherchez-vous  délibérément des influences diversifiées ?

DK : J’essaye de voir un maximum de personnes que j’admire ! Ils sont tous de grands musiciens qui peuvent m'inspirer. Ce métier est très dûr ; on travaille souvent seul et on a parfois besoin de se recentrer, sinon on risque de perdre de vue l’inspiration..

WB : Comment ne pas mentionner votre maitre Bashkirov.  Vous l’avez appelé « l’une des influences les plus marquantes de ma vie » Comment vous a-t-il influencé ?

DK :  C’ est lui qui m’a formé, avec Dennis Kozukhin je suis l’étudiant qui est resté le plus longtemps chez lui..

WB : Qu’est-ce qu’il vous a appris ?

DK : Tout ! Il était mon mentor.  Il n’était pas toujours typique de l’école russe, qui veut que le musicien ne fasse rien qu’étudier. Je me souviens qu’une fois j’avais travaillé dur et il m’a demandé : « Est-ce que tu es toujours là ? Qu’est-ce que tu fais encore ? »

WB : Bashkirov a-t-il des chevaux de bataille dans son enseignement ?

DK : Le son qui doit être le plus naturel et le plus ample possible, la posture au piano.. oui, je crois avoir fait le tour !

WB : Peut-on facilement reconnaître un élève de lui ?

DK :  Non, je ne crois pas, mais si on écoute Luis Fernando Perez, il y a une qualité de son  et une variété de couleurs magnifiques, pareil pour Plamena Mangova. On est toujours très concentré avec Bashkirov, aucun de ses élèves n’est « nice » ou petit !

WB : Je me souviens d’un concert en signe d’hommage pour les 80 ans de Bashkirov à La Roque d’Anthéron il y a deux ans et tous qui y ont participé ont été extraordinaires !

DK (s’enthousiasme) J’étais là aussi !

WB : Oui, je me souviens, je vous ai entendu jouer les Tableaux lors de cette soirée mémorable !

DK : Et encore, vous avez peu entendu, car il y aussi Volodos, Bloch, Demidenko, Gilad parmi ses élèves…

WB : Quelles œuvres avez-vous travaillées avec lui ?

DK : Enormément de choses ; beaucoup d’œuvres russes, mais beaucoup de répertoire germanique aussi : Beethoven, Schumann..

WB : Continuez-vous à le voir ?

DK : Moi oui. Bashkirov a dit : « Je meurs, je serai là pour toi », ce qui veut dire qu’il se donne tout entier, pas uniquement pour moi bien sûr, mais il est toujours là pour ses élèves.

WB : Que pensez-vous des instruments d’époque ?

DK : J’adore ! Peut-être pas le piano, car c’est un peu réducteur, mais j’adore les instruments baroques, je les écoute beaucoup, c’est une vraie passion !

WB : Une dernière question : Ravel et Debussy ont été bien exacts dans leurs partitions sur l’emploi de la pédale, mais comment faites-vous par exemple dans la musique de Mozart, Beethoven ou Schubert où il n’y a guère d’indications ?

DK : Je ne sais pas, j’y réfléchis beaucoup , je ne sais pas s’il y a un dogme. Il n’y a pas de règles, mais on ne peut pas mettre la pédale aléatoirement ! 

Gronsveld, le 31 décembre 2020

Willem Boone (WB): Je voulais commencer par ce disque des femmes compositeurs, parce qu’on n’en a pas beaucoup parlé l’autre fois, d’où t’est venu l’idée ?

Didier Castell Jacomin (DCJ) : Alors, c’est parce que j’ai abordé le répertoire des femmes compositeurs. Quand je me suis aperçu que j’ai passé tellement de temps pour apprendre les œuvres dites majeures, parce qu’au piano on passe 80% du temps à apprendre par cœur et 20 % pour découvrir d’autres œuvres, cela laisse très peu d’occasion d’aller à la rencontre d’œuvres dites « mineures », alors que les compositrices ne sont pas mineures du tout, du tout ! Bien entendu, j’avais sélectionné Clara Schumann, je ne pouvais pas passer à côté, mais il y en a d’autres. Je vais certainement faire un deuxième volet dans les deux ans qui arrivent, absolument. Un ingénieur du son de Teldex Studio à Berlin m’a conseillé de jouer plus de musique de Mel Bonis, de continuer dans cette voie parce qu’il a trouvé que c’était une des meilleurs choses que j’aie faite dans ce disque. J’ai découvert sa musique grâce à son arrière petite-fille Christine Géliot. Je joue maintenant avec partition et j’ai beaucoup plus de temps de découvrir d’autres œuvres. J’ai aussi découvert Fanny Hensel-Mendelssohn, mon rapport avec elle est très bizarre. 

WB : Tu m’as dit que tu n’aimes pas beaucoup sa musique ?

DCJ : Il y a des passages qui sont sublimes, mais il y a des choses que je n’aime pas, car je ne me sens pas proche de son génie.

WB : Dans tout ce qu’elle a écrit ?

DCJ : Non,  il y a des choses qui sont sublimes, attention !

WB : Je pense qu’il y a des œuvres que Felix a fait passer pour les siennes !

DCJ : Bien sûr ! Encore que c’est le cerveau qui dit : « c’est Felix Mendelssohn, donc c’est magnifique ! ». Ce n’est pas comme dans Mozart où il n’y a rien à jeter. Même dans Chopin, il disait qu’il n’aimait pas du tout sa première sonate, c’est un travail académique. Mais pour revenir aux compositrices, comme je joue avec partition, c’est dur, c’est un autre travail, cela n’a rien à voir avec le par cœur, mais on n’a pas moins le trac. A partir de ce moment-là, je pouvais aller à la découverte d’autres œuvres.

WB : Qu’est-ce qu’on sait de Cécile Chaminade ? Son nom est assez connu, mais j’ai l’idée que c’est quelqu’un qui n’a écrit que des feuilles d’album un peu comme Moszkofski ou John Field..

DCJ : Pas du tout ! Elle a écrit des études de concert sublimes, des ballets, des symphonies, des œuvres très interessantes, on n’en dénombre pas moins de 400 . Bizet l’appelait le « petit Mozart ». F. Liszt la comparait a Chopin

WB : Qui étaient parmi ses élèves ?

DCJ : Je ne sais pas du tout, je n’ai pas fait de recherches. Elle était la protégée de la reine Victoria, déjà fort âgée à l’époque mais qui l’accueillit a Windsor pour y séjourner quelques temps, 

WB : Qu’est-ce qui est le plus connu de ce qu’elle a écrit ?

DCJ : Je pense que ce sont les études de concert, comme ‘Automne’, Scolastique’ qui est très charmante à jouer. Elle a fait des scherzos qui sont tout aussi intéressants, j’en ai enregistré un, mais je ne l’ai pas mis dans le disque. 

WB : Et elle était bonne pianiste elle-même ?

DCJ : Ah oui ! Elle était aussi bonne compositrice que pianiste. Un peu comme Clara Schumann, mais pas avec la même notoriété, Clara Schumann était au 19ème siècle la Martha Argerich du 20ème siècle. Goethe avait dit d’elle qu’elle avait la force mentale de six hommes réunis ! 

WB : Est-ce qu’elle était prise plus au sérieux que son mari Robert ?

DCJ : Non, elle avait du mal, heureusement il y avait son père qui lui enseignait la musique, Schumann était d’ailleurs aussi l’élève du père de Clara. Pour jouer, elle n’a pas eu de difficultés d’une pianiste de l’époque. Par contre, pour se faire reconnaitre comme compositrice, elle a eu des problèmes, car une femme à l’époque ne pouvait avoir l’imagination d’un homme…. Chose parfaitement fausse et stupide!

WB : Est-ce qu’elle a pu faire éditer ses œuvres de son vivant ?

DCJ : Je pense qu’elle a pu les faire éditer à la fin, parce qu’elle a vécu très longtemps. Elle était née en 1820.

WB : Elle avait dix ans de moins que Robert !

DCJ : Et elle est morte en 1892, elle était très âgée pour l’époque. Il y a une œuvre, la seule et unique œuvre que Robert lui a dédiée, les Geistervariazionen. On les joue depuis 1950. Tu sais pourquoi ? Parce que Clara a interdit la publication jusqu’à cette date-là. C’était son œuvre, c’était pour elle qu’il a composé. En fait, il a aussi dédié le quintette avec piano à Clara, mais ce n’était pas pour elle, c’était pour une princesse. Du coup, il a fait envoyer un énorme bouquet de fleurs a cette Princesse voyant que  Clara était furieuse.

WB : C’est la seule œuvre ?

DCJ : Oui, les Geistervariationen, pas une autre. 

WB : Je croyais qu’il lui avait dédié beaucoup plus d’œuvres ?

DCJ : Une seule !

WB : Mais il a quand même utilisé ses mélodies ?

DCJ : C’est toujours difficile je pense. C’est personnel, c’est par émotion, par sentiment, je pense que le concerto en la mineur de Robert, tout le thème, c’est elle, je sens que c’est elle, je ne vois pas Robert composer ces premières notes. Je trouve que c’est Clara ! D’ailleurs, on fait de grosses erreurs dans ce concerto de Schumann au point de vue tempo. On ne respecte absolument pas le tempo du début, pas du tout. C’est devenu une tradition, évidemment. Tout le monde le joue au tempo que tu entends. Robert a effectivement utilisé certaines mélodie comme par exemple sa « romance variée op.3 ». Il en a fait (tout comme elle) des variations, et chose assez amusante, Brahms a également utilisé ce thème pour également le développer en variations.

WB : Dans la partition, il est marqué « Allegro affetuoso »..

DCJ : Absolument, alors, et c’est là que l’interprète intervient…. Que veut dire Allegro, et Affetuoso? Je sais que pour toi, celle qui te  touche le plus est Martha! Sa compréhension de l’œuvre est magnifique, mais j’aime également énormément Radu Lupu, Arrau, Samson Francois… bref, si chacun d’entre nous arrivons à convaincre avec nos différentes interprétations, de part notre culture, notre savoir et nos émotions, alors…. Nous avons tous raison. C’est ce qui fait la beauté de ce métier.

WB : Est-ce qu’on le joue trop vite ?

DCJ : Cela dépend ce que l’on entend par « vite », mais est-ce que Schumann jouait son œuvre trop vite ? Va savoir !

WB : Il a écrit des Impromptus sur un thème de Clara Wieck ?

DCJ : Il a utilisé ses variations, d’ailleurs Brahms a aussi composé des variations sur le thème de Clara Wieck, le thème varié, opus 3 (j’en ai parlé un peu plus haut dans notre conversation. Le thème varié a été repris par Schumann, il en a fait des variations, comme elle et Brahms aussi. Donc je pense que si Schumann et Brahms prennent des thèmes de Clara Wieck, c’est que ses compositions étaient de très haut niveau. Le scherzo no 2 opus 14 est très beau.

WB : qui est sur ton disque ?

DCJ : Oui, tu sais à quel âge elle l’a composé ?Elle avait 14 ans ! Alors quand on compose comme ça à 14 ans, on entre dans le génie là ! 

WB : Et Mel Bonis qui me semble encore beaucoup moins connue ?

DCJ : Elle commence à sortir de l’ombre grâce a son arrière petite fille qui se bat pour faire reconnaitre le génie de son aïeule.

WB : Etait-elle Américaine ?

DCJ : Non, pas du tout, c’est amusant, parce que son vrai nom était Mélanie Hélène Bonis. D’ailleurs elle a passé un concours de composition, mais à l’époque, les femmes n’avaient pas accès, donc elle a « masculinisé » son nom en se faisant appeler « Mel ».

WB : Et personne ne s’en est rendu compte ?

DCJ : Non et il y avait Debussy dedans, mais c’est elle qui l’a remporté avant Debussy ! Tu vois, par exemple.. C’était une femme très frêle et discrète, elle était secrètement amoureuse d’un poète, mais elle s’est mariée avec un industriel. Elle a réussi à faire de la musique parce que simplement elle a fait croire que c’était pour faire des animations dans la maison, mais ce  n’était absolument pas son but, absolument pas. Et c’est Christine Géliot qui a retrouvé dans la cave tous les manuscrits de son arrière-grand-mère. Elle a mis sa au gout du jour, il y a une association Mel Bonis où elle  se bat pour jouer les œuvres pour les faire éditer, enregistrer, il y a une symphonie qui a été récemment enregistrée. Les pianistes s’intéressent beaucoup à elle, de plus en plus, tu trouves Mel Bonis dans des concours même. C’est encore un avis personnel, mais la Ballade qu’elle a écrite n’a rien à envier à la 4ème Ballade de Chopin , absolument rien ! C’est magnifique, je ne l’ai pas enregistrée, mais c’est une œuvre que j’enregistrerais avec plaisir. 

WB : Et lors de sa vie, est-ce qu’on s’est rendu compte qu’elle était une femme et pas un homme ?

DCJ : Oui, bien entendu, c’était juste pour le concours qu’elle a « changé »  son prénom.

WB : Je m’étais dit qu’elle a dû se faire piéger un jour…

DCJ : Non, pas du tout. Elle avait une santé assez fragile, elle ne jouait pas ses œuvres en fait, vraiment c’est son arrière-petite-fille qui les a remises au gout du jour !  Elle a bien fait, car il y a des merveilles, c’est délicat, c’est intelligent, c’est ressenti, une partie c’est vraiment une écriture féminine je trouve, mais sa Ballade est une pure merveille. Quand on écoute, on se dit : « Tiens, c’est une femme qui a écrit cela ? ». Et pourquoi pas ? On a tous un côté masculin et un côté féminin, chez certains hommes, le côté féminin est plus en avant, c’est pareil avec les femmes, c’est exactement la même chose. J’ai rencontré son arrière-petite-fille et j’ai beaucoup parlé avec elle. Elle a d’ailleurs écrit une magnifique biographie sur son arrière-grand-mère, j’ai l’impression d’être au cinéma quand je l’ai lue. Tu as l’idée de regarder un film, tellement c’est bien écrit. 

WB : Et lors de sa vie, sa musique n’était pas jouée ?

DCJ : Pas du tout ou peu. Ce n’était pas quelqu’un qui faisait du marketing. Ils ont failli tout perdre,  pourquoi c’était son arrière-petite-fille qui s’est occupé de son héritage, sa fille aurait pu le faire aussi, mais cela n’intéressait personne. Son arrière-petite-fille est professeur de piano et elle a dit : « Il faut arrêter, c’est dans la cave où on a mis les manuscrits ! », je suppose qu’il y a des manuscrits qui ont été perdus. 

Et encore quelqu’un d’inconnu dans mon disque, c’est Maria von Martinez..

WB : Oui, je dois dire que je n’ai pas pu trouver le cd à la maison, j’en ai rangé pas mal car j’avais des projets de déménagement, je n’ai pu le retrouver, mais je l’ai écouté et je me souviens que Martinez était pour moi la compositrice la moins intéressante.

DCJ : Peut-être, mais ce que je trouve intéressant, pourquoi je l’ai choisie elle aussi, c’est qu’en fait elle était la voisine de Mozart et l’élève de Haydn, D’ailleurs Mozart lui a dédié son cinquième concerto pour piano, KV 175 mine de rien, donc elle a pris des cours avec Haydn, j’ai trouvé intéressant une femme de cette époque avec deux monstres sacrés en face, c’est intéressant de voir ce qu’elle a compris, ressenti, analysé, comment elle a fait pour en arriver à la composition. Si tu compares avec Haydn et Mozart, évidemment au pont de vue harmonique et mélodique, c’est un peu simple, mais il faut dire aussi, c’est en 1927 tous les manuscrits ont brulé lors d’un incendie, il ne reste que deux sonates et une petite autre chose, c’est tout, donc en fait on ne peut pas tout juger sur une seule œuvre, ce que vraiment elle valait. Il faudrait écouter l’autre sonate et voir si c’est plus mature, plus intéressant, mais j’ai trouvé que là-dedans il y avait des choses très belles malgré tout. 

WB : Et tu as dit que tu envisages déjà un deuxième volume, qui est-ce qui figurerait sur ce deuxième cd ?

DCJ : Je pense remettre a l’honneur  Mel Bonis, car je n’ai pas encore fini et elle me plait beaucoup, je ne vais pas occulter cette fois Louise Farenc, parce que j’aime beaucoup, vraiment.

WB : Elle a beaucoup écrit pour piano !

DCJ : Effectivement, oui, il y a des œuvres assez difficiles, c’est très virtuose, sinon même certaines œuvres de Fanny Mendelssohn, mais il faut que je me replonge dedans, une quatrième…

WB : Amy Beach ?

DCJ : Pourquoi pas ? Ou bien la Néerlandaise, comment s’appelle-t-elle ?

WB : Henriette Bosmans, qui était pianiste d’ailleurs.

DCJ : Justement, ce serait intéressant, je ne connais pas du tout son œuvre.

WB : Je ne connais pas beaucoup non plus, mais j’ai regardé sur Wikipedia, à la fin de sa vie elle a écrit beaucoup de musique vocale, mais il y a un concertino pour piano et orchestre et parmi sa musique de chambre, il y a une très belle sonate pour violoncelle et piano.

DCJ : Ce serait intéressant dans ce cas-là.. je ne sais combien de temps dure le concertino, mais si on peut le réduire en version quatuor à cordes et piano, pourquoi pas ?

WB : J’ai fait quelques recherches sur les compositrices et si c’est la combinaison chant humain et piano, il y a Pauline Viardot.

DCJ : Bien sûr !

WB : Alma Mahler.., Lili Boulanger… ou qui encore?

DCJ : Elisabeth Jacquet de la Guerre par exemple, il y en a plein ! En tout cas, il y aura Bonis et Farenc sur mon prochain disque. Pour le premier disque que j’ai fait, j’ai fait une année de recherches, je me suis baladé dans l’Europe, je ne suis pas restée derrière l’ordinateur ! J’ai rencontré des gens qui connaissaient, est-ce que tout ce travail se sent quand on écoute ce que j’ai enregistré ? Ce disque, je n’en peux plus de le voir (rires), il passe sans arrêt sur Radio 4 (la radio hollandaise pour musique classique, WB), mais j’ai envie de leur dire que je n’ai pas enregistré que cela, c’est déjà énorme, je ne vais pas cracher dans la soupe, c’est déjà fantastique qu’un artiste ait un disque phare, qui passe partout en Europe, aux Etats Unis…

WB : Cela n’a pas été fait avant !

DCJ : Je pense avoir été l’un des précurseurs, c’est pour cela que les gens y sont peut-être attachés, Teldex Berlin, c’est quand même le studio européen avec une acoustique extraordinaire, j’avais trois Steinway devant moi, j’avais une heure pour choisir le Steinway. Beaucoup d’autres y ont enregistré, comme Perahia, Matthias Goerne, je l’y ai rencontré.

WB : Ce ne sont pas les pires !

DCJ : Non, Isabelle Faust, Anne Sophie Mutter aussi. J’enregistrerai encore là je pense.

WB : Nous avons brièvement parlé de ce disque avant et tu m’as dit que le cerveau d’une femme n’est pas comme celui d’un homme ?

DCJ : Attention, ce n’est pas du tout péjoratif ! Il y a une logique qu’on trouve chez un homme, chez une femme c’est aussi logique, mais différent….. une femme, je t’assure au point de vue harmonique on s’attend à ça, et non, ça part de l’autre côté. Je t’assure que c’est des fois, maintenant je suis habitué, j’ai fait l’incursion dans leur cerveau en essayant de me mettre réellement à leur place (modestement), c’est beaucoup plus facile pour moi…

WB : Question écriture ?

DCJ : Oui.

WB : Tu ne trouves pas cela chez un homme ?

DCJ : Bien sûr que si!, mais la logique me convient mieux. Il n’y a que les hommes qui soient logiques, attention, ce n’est pas du tout un souci ! Tu marches sur des œufs quand tu vas transcrire ça ! 

WB : Parlons de Paul Badura-Skoda, parce qu’on ne l’a pas fait l’autre fois, comment l’as-tu connu ?

DCJ : C’était extraordinaire, dans le cadre d’une série à Paris, à la Salle Cortot, le musée Jacquemart André et le troisième lieu, je ne sais plus..

WB : La Salle Gaveau ?

DCJ : Non, j’ai joué à deux endroits, à Cortot et dans l’autre salle, j’avais entendu parler tout le temps de Paul Badura-Skoda, ça me « rendait nerveux »et j’ai dit : « Dites-lui que j’ai envie de le rencontrer ! », on m’a dit de lui envoyer mon disque Mozart puisqu’il était spécialiste de Mozart, Haydn, Bach aussi, beaucoup d’autres choses, j’ai envoyé le disque, mais je n’ai pas eu de réponse et j’ai reçu un SMS de …( ?) « Est-ce que tu m’aimes ? » et je me suis dit : « Il commence fort ! » et cela s’arrête là. J’ai reçu un autre SMS « parce que Badura-Skoda est tout à fait prêt à te rencontrer en Autriche, à Vienne. Je suis tombé par terre, j’ai contacté son épouse, Elisabeth Vidal, et on correspondait par téléphone ou par mail, on a fixé un rendez-vous et je suis arrivé une demi-heure à l’avance, il y avait un café en bas de chez eux, j’ai vu le nom de Badura-Skoda, je me suis dit que c’était hallucinant, et après deux cafés arrivait l’heure, 14 heures, je sonne et il a dit : « Ah, c’est Didier, c’est très bien ! » c’était Elisabeth : « Tu vas au fond de la cour, tu prends à gauche, je ne vais jamais retenir, tu montes par le monte-charge , parce qu’il avait ses pianos, il y avait un monte-charge spécial, ils avaient choisi cet appartement-là, parce qu’il y avait la possibilité de descendre des pianos et de les monter. Je monte et je sors, à gauche, c’était son  appartement et je vois Paul qui ouvre la porte, alors j’ai tout son pédigrée qui me défilait devant les yeux : jouer avec Furtwangler, Karajan, toutes ces tournées monumentales et Paul qui me dit : « Alors, moi c’est Paul, toi c’est Didier, tu m’appelles soit « Paul », soit « Badura », tu me dis « tu », alors là, j’ai dit : « ça, je ne crois pas ! C’est « maestro »bien sûr ! » et tout de suite, il m’a mis au piano, puisque j’étais là, on a décidé de jouer le double concerto de Mozart, et il avait une autre idée, on va faire le triple concerto en même temps, dans la réduction à deux pianos. Bon, pourquoi pas ? Je commence, et comme lui avait 86 ans, je n’ai pas joué trop fort ni trop vite, mais qu’est-ce que j’ai été idiot, parce qu’évidemment, c’est un pianiste hors pair, mais à cet âge-là, il était un pianiste hyper-professionnel, je joue comme j’ai l’habitude de jouer, comme je suis à deux pianos. Dans le deuxième mouvement, j’ai osé dire : « Maestro, je pense que là on va un peu trop vite » et  il m’a dit : « Je pense que tu as raison, parce qu’en fait moi je joue toujours très vite, parce que je suis proche de la mort, alors je n’ai plus de temps !’ Mais comme c’était extraordinaire.  Son intelligence, je ne parle même pas musicale, cette humanité qu’il avait, c’était un être humain exceptionnel, je n’ai pas eu le temps de m’apercevoir que je jouais avec l’un des plus grands pianistes du 20ème siècle. 

WB : Je l’ai interviewé aussi et il n’était pas content qu’on l’appelle « pianiste classique », il m’a dit qu’il avait fait beaucoup de Chopin, Schumann, Liszt, Brahms …. »

DCJ : Il a enregistré les Etudes de Chopin et je peux dire que cela fait pâlir tout le monde ! C’est impressionnant.

WB : Peut-on dire qu’il a été méconnu?

DCJ : Non il n’était absolument pas méconnu, au contraire, il a laissé un héritage musical très impressionnant!  Notamment la révision de tous les concertos de Mozart et de Haydn, ses livres, ses innombrables enregistrements. 

WB : Il était reconnu pour les maitres viennois.

DCJ : Absolument, mais il n’était pas reconnu pour ses Brahms, ses Chopin, ses Schumann. Il m’a offert tous ses disques, je les ai tous, et je peux te dire qu’il est remarquable dans chacun de ces compositeurs.

WB : Et  il a joué aussi Franck Martin, non ?

DCJ : Mais oui, il avait un répertoire monumental et le problème était qu’il était catalogué à son époque, il aurait fait carrière maintenant sans cette étiquette. 

WB : Il a fait énormément de recherches aussi !

DCJ : Mon dieu, c’était énorme, quand on a joué ensemble à Maastricht, il a joué une partie en soliste et je regardais sa partition, écoute, il y avait des retours sur Goethe et plein de poètes, il apprenait d’une certaine manière avec, je suis persuadé, quand il jouait, il mettait des notes à côté, comme tout le monde, mais les gros trous de mémoire, peut-être ça lui arrivait une ou deux fois dans toute sa vie, je regardais comme il pensait : « Cela me fait penser à telle et telle phrase de tel poète à tel moment » surtout chez Schubert, qui est très vicieux, si tu rates le pont, tu retournes au début, donc tu as plutôt intérêt à ne pas louper le pont. Je suis persuadé qu’il se souvenait non seulement des notes, mais de ces poèmes aussi. C’était un acharné de travail jusqu’à la fin.

WB : Je lui ai demandé concernant ses recherches de Mozart et il a dit qu’on doit beaucoup à l’écriture de Mozart et à ses lettres aussi. 

DCJ : Il ne s’intéressait pas uniquement qu’à la musique, à ce que l’homme était le contexte aussi, dans quel contexte géopolitique il a vécu, quel contexte royal aussi, les lettres, les courriers, tout ce qui fait l’homme en fait.

WB : Il m’a dit que Mozart s’est très clairement exprimé sur l’exécution de ses œuvres.

DCJ : Absolument, mais tout est écrit chez Mozart, absolument tout. C’est pour cela que c’est très difficile de jouer Mozart. Il n’y a pas beaucoup de pianistes qui le jouent bien, ou du moins qui le comprennent…. En ce qui me concerne je suis toujours à la recherche du « Graal »…..

WB : Les interprétations de Perahia sont très belles !

DCJ : Oui, bien sûr!, mais  aussi Haskil, Lupu, sans oublier bien sur mon Maestro Fausto Zadra, qui a mon sens fut LE Mozartien toute époque confondues

WB : Ashkenazy a fait de très beaux Mozart aussi..

DCJ : Je préfère par contre ses Rachmaninov, là c’est sublimissime, ses Rachmaninov sont d’une intelligence sans pareil !

WB : Mais il a fait un disque Mozart avec Istvan Kertesz, entre autres avec le Jeunehomme, que c’est beau ! 

DCJ : J’ai du mal, car j’ai tellement appris Mozart avec Zadra, tellement appris d’une certaine manière, il y a autant de manières que de pianistes bien entendu, mais j’ai tellement travaillé Mozart avec Zadra que j’ai du mal à l’écouter par quelqu’un d’autre hormis Pires, Haskil, Lupu, Perahia. Mais à l’heure actuelle….

WB : C’est Badura Skoda qui m’a dit aussi que Mozart ne touche jamais la terre dans sa musique..

DCJ : Ce n’est jamais « en bas » chez Mozart, c’est toujours en haut ! Il y a des bases, de appuis, mais ce sont que des appuis, ce sont que des fondations et après tu t’élèves !

WB : Et puis il a dit que Mozart était le Liszt de son temps !

DCJ : Certainement! Sauf que l’écriture de Liszt est radicalement a l’opposé de celle de Mozart. Les traits chez Liszt sont la (pas tout le temps bien sûr) pour donner une impression harmonique, alors que chez Mozart tout comme chez Chopin, chaque note dans un trait a une importance capitale.

WB : C’est curieux, j’ai connu Badura Skoda quand il était juré pour le concours Liszt à Utrecht et il a donné une masterclass Liszt et il venu en retard à cause d’une interview avec moi…

DCJ : Connais-tu Elisabeth ?

WB : Non, je ne la connais pas.

DCJ : C’était en quelle année ?

WB : C’était en 2014.

DCJ : 2014.. tu n’as peut être pas dû la voir, mais elle l’accompagnait toujours. 

WB : Badura Skoda m’intéressait aussi parce qu’il était le seul à jouer sur des pianoforte d’époque et des pianos modernes. Pour les instruments d’époque, il m’a dit que c’était une « conversion ».

DCJ : Absolument, je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il dit, aucun problème. Et c’est vrai que c’est le spécialiste du pianoforte. Ce n’est pas du tout la même technique. A Maastricht, quand on a joué ensemble, il a joué sur piano et sur pianoforte, c’était exceptionnel. Je ne pense pas qu’il l’ait jamais fait dans sa vie. C’était au moment des attentats à Paris et lors du concert, il a rajouté une œuvre pour penser aux victimes de l’attentat. 

WB : Il y avait les deux instruments ?

DCJ : Oui, en effet. 

WB : Il m’a raconté d’avoir joué à Londres l’Appassionata, d’abord sur piano moderne et après sur pianoforte ou inversement, et apparemment le public a préféré le vieil instrument.

DCJ : C’est possible, aussi peut-être parce que c’est sur ce type de piano que Beethoven a composé.

WB : Pourtant, si quelqu’un joue sur les deux instruments, est-ce que cela ne fait pas un peu étrange, comme si on ne pouvait pas se décider ?

DCJ : Ah non, parce qu’il était spécialisé dans les deux domaines, il n’y avait aucun problème. Il était aussi professionnel sur piano moderne que sur pianoforte.

WB : Quel est l’intérêt de jouer sur un piano d’époque ?

DCJ : Simplement pour avoir la sonorité que Beethoven entendait (puisque tu as évoqué Beethoven), c’est intéressant, lui a trouvé d’autres intérêts, c’est certain. Moi je trouve intéressant, mais c’est une tout autre technique. Le clavecin ou l’épinette sont encore différents.

WB : Je me souviens d’une autre interview avec un très bon fortepianiste, Kristiaan Bezuidenhout, que j’ai entendu jouer une fois le Triple Concerto de Beethoven au Muziekgebouw aan het IJ à Amsterdam, qui n’est pas une grande salle. C’était avec l’Orchestre du 18ème siècle, donc pas une grande formation symphonique, ils n’ont pas couvert l’instrument et pourtant j’ai à peine entendu le pianoforte, il était quasiment inaudible. C’est ça le problème, dans un studio, ça va, mais dans une salle de concert ! 

DCJ : A l’époque, il n’y avait pas de grandes salles, sauf que pour l’opéra, je me demande si on jouait beaucoup dans des salles pour 3000 personnes. 

WB : Justement, Badura Skoda m’a dit aussi qu’on manipule des cd de pianoforte, il m’a dit qu’on l’avait fait pour les siens aussi..

DCJ : Avec la technologie tu peux tout manipuler. Tu peux enregistrer un cd de 65 minutes note à note !Je ne veux pas qu’on manipule le son de mes disques, c’est comme ça que je joue et pas autrement. Je n’ai pas envie qu’on me dise : « C’était génial, mais au piano quand on l’entend, ce n’est pas le même son ! » Les gens qui m’entendent savent que j’ai le son que j’ai en disque. 

WB : Qu’as-tu appris de Badura Skoda ?

DCJ : De prendre le temps, vraiment de prendre le temps pour étudier une œuvre, aussi la précision, parce qu’on oublie des fois. Il m’a appris aussi à s’écouter intérieurement, il était d’une très grande précision quand on travaillait ensemble. Il ne laissait rien passer, jusqu’aux ornements. Il a noté des remarques, il refaisait des lignes dans mes partitions de piano à quatre mains : « C’est sur cette note qu’il faut commencer, pas la note inférieure, mais la note supérieure, pour faire l’ornement. » Il a eu les manuscrits en main. J’ai appris également que l’homme peut également être formidable dans son entièreté, malgré les défauts qui nous caractérisent. J’ai appris a rester fidèle à l’instrument mais aussi aux œuvres que je désirais aborder.

WB : Est-ce qu’il utilisait des Urtext ?

DCJ : Oui, mais il a eu la chance d’avoir en main les manuscrits de Mozart. C’est pour ça qu’il a refait des.. comment est-ce qu’on dit, il a ré-annoté les sonates de Mozart. Il a vu les manuscrits, donc il a scruté tout. 

WB : Est-ce qu’il y a eu d’autres rencontres qui t’ont beaucoup marquées ?

DCJ : Zadra évidemment, Cziffra aussi, bien entendu… Catherine Collard et Anne Marie Tabachnik, qui vient de décéder. Sans elle, je ne pense pas que j’aurais eu cette technique-là. Zadra, c’était bien beau, mais lui, il enseignait la technique, mais il reposait sur sa femme, sur Marie Louise, Anne Tabachnik, et quelques autres                 assistantes qu’il avait. Au tout début, ils ont fondé cette école de piano et elle a vraiment eu absolument tout. Elle était terrible parce qu’elle était très précise, comme Zadra, pareil. Cela m’a couté dix ans pour avoir cela, on pense que c’est naturel. Anne Marie elle était capable, je me souviens des 32 variations de Beethoven, de rester sur une ligne pendant plus d’une heure. Je te jure, « Qu’est-ce que tu veux faire ? Pourquoi tu utilises ce geste-là ? » Au bout d’une heure, j’ai dit : « Ecoute, je vais fumer une cigarette car je sens que dans deux minutes, je vais vous taper ! » Elle est partie dans un éclat de rire, je devais avoir une tête rouge, mais je n’en pouvais plus. C’était quelqu’un qui m’a toujours accompagné, soutenu, elle m’a enseigné avec une patience extraordinaire… Et tout récemment j’ai renoué contact avec la pianiste et amie Roberte Mamou, qui est une femme extraordinaire et une artiste fabuleuse!

WB: Peux-tu nous en dire plus sur Roberte Mamou?

DCJ: Roberte est une artiste qui vit entre Bruxelles et Paris. Il y a des années de cela je suis allé l’écouter dans le concerto de Mozart « Jeunehomme » a Anvers. Ce fut magistral! Alors je l’ai contactée après le concert, puis on s’est perdu de vue. Et voici quelques mois deja qu’elle m'a recontacté et début juillet je suis allé a sa rencontre à Bruxelles, chez elle. Cette femme a une carrière extraordinaire. Elle a joué partout! Philharmonie de Berlin, avec l’Orchestre Symphonique, ou encore à Dresde, Au théâtre de la Monnaie, au Concertgebouw. Elle joue en musique de Chambre avec Olivier Charlier, Gary Hoffman, Franz Helmerson, le quatuor Enesco etc… On ne compte plus les récompenses qu’elle a eues pour ses enregistrements (Diapason d’or pour son intégrale des sonates de Mozart, par exemple.) Je t’invite, du reste à la contacter pour l’interviewer! Bref, cette personne est d’une grande humanité et humilité. A (re)découvrir d’urgence a mon sens! (WB: je n’y manquerais pas, car tu excites ma curiosité)

WB : Et avec Zadra ils ont perpétué l’école de Scaramuzza ? 

DCJ : Tout à fait, parce que cette technique vient de Vincenzo Scaramuzza, qui était le professeur de Zadra, de Martha, de Enrique Barenboim, le père de Daniel. Cette technique est vraiment spéciale.

WB : Scaramuzza était un professeur extraordinaire ! 

DCJ : D’après Zadra, c’était vraiment quelqu’un de très dur, il faisait rarement de compliments, mais oui, il était extraordinaire.

WB : Il y a cette anecdote d’Argerich : Scaramuzza souffrait d’asthme et il n’a pu assister à son premier concert, où elle jouait le ré mineur de Mozart, le 1er de Beethoven et une Suite Française de Bach, il a dit : « Je vous ai écouté à la radio et j’ai été presque content. » Et Martha a dit : ‘C’est le « presque » qui m’a plu ! » Elle a exulté, parce que c’était « presque ».

DCJ : Bien sûr !  Zadra était de la même veine, la même école, qui est très précise, basée simplement sur une position de main qui reste la plus ouverte possible, ça donne beaucoup plus de travail techniquement, parce que changer de doigté serait plus facile. Mais dans ce cas-là, je détruis ma main et je détruis donc mon équilibre et je vais avoir des sonorités qui ne sont pas régulières et je n’aurais plus un légato fluide. Donc il s’agit de toujours garder cette même position quand c’est possible, ou le légato du bras par exemple et de pas tourner la main. Tout découle de là en fait. 

WB : Est-ce que Scaramuzza a mis par écrit toutes ses théories ?

DCJ : Je ne suis pas sûr,  je ne crois pas. Je pense que ce sont simplement ses élèves qui ont perpétré la tradition et cette technique-là. Tu les reconnais à dix kilomètres…

WB : Ce n’est pas facile, la décontraction !

DCJ : Mais pas du tout ! On ne peut pas mettre par écrit ce que c’est qu’une technique. On peut donner certaines choses, mais on ne peut absolument pas aller en profondeur. Pourquoi ? Parce qu’il faut simplement que tu ressentes toi-même tout ce qui se passe dans le corps. C’est important, si tu ne connais pas du tout comment est fait ton corps, je parle vraiment du corps, pas uniquement de la main. La main, le doigt, c’est quoi ? C’est la fin de ce qui est là, ce n’est pas le début, donc tu peux répéter à l’infini, ce n’est pas ça qui va te faire entrer dans la musique, ni les bons gestes ni la bonne interprétation.. Tu prends toujours le clavier vers toi, si tu pousses, tu vas avoir un son très dur. Si tu prends, ton son va être ample. Jamais taper !

WB : Les Russes disent la même chose..

DCJ : Comme je le disais il n’existe pas qu’une seule technique. A partir du moment où elle est saine, logique, comprise et assimilée, et adaptée à ta morphologie et qu’elle sert la musique, alors tout est permis

WB : Et quelques questions sur la musique française : tu m’as dit il y a un an et disons que c’était un pavé dans la mare, que tu n’aimes pas la musique française parce que tu en avais marre des demi-teintes…

DCJ : Ecoute, la musique française, je ne la comprends pas comme je devrais peut-être. C’est marrant, parce que Mel Bonis, c’est de la musique française et pourtant je la comprends tout à fait. Je ne sais pas, j’aime l’écouter, mais la jouer, c’est assez délicat pour moi, hormis certaines œuvres de Saint Saens, Faure, Poulenc et Ravel

WB : Gaspard de la nuit ? Le concerto pour la main gauche ?

DCJ : Bien sûr, le concerto en sol est superbe aussi. Par contre, je ne me sens pas proche de Debussy du tout, de Satie non plus. 

WB : Et Saint Seans ?

DCJ : Oui et j’aime Poulenc aussi. Les concertos de Saint Seans tombent bien sous les doigts. Je ne peux pas dire « toute la musique française », c’est trop réducteur. Chez Debussy, il y a des merveilles aussi : les Arabesques, les Estampes…

WB : l’Isle joyeuse ?

DCJ : Ce n’est pas quelque chose pour moi, c’est vraiment moi qui ne comprends pas assez cette musique de Debussy, mais il y a de très belles choses. J’aime particulièrement  cette œuvre interprétée par des pianistes français comme Samson François 

WB : Tu joues le concerto de Lalo, pourquoi celui-là ?

DCJ : J’ai été un peu forcé en fait, c’était un chef d’orchestre (mon ami David Grandis)  aux Etats Unis. Je voulais évidemment jouer un concerto de Mozart, mais il a dit : « Non, Mozart, ce n’est pas ma tasse de thé, comme tu es français, j’aimerais que tu joues une œuvre inconnue d’un compositeur connu. Alors je me suis dit : ‘Tu as un problème ! Où vais-je trouver une chose pareille ? J’ai trouvé de ces choses, j’ai complètement oublié les noms, mais on comprend pourquoi elles ne sont jamais jouées !  Il y a des œuvres qui sont des purges monumentales. C’est marrant, parce que le concerto de Lalo, je l’ai écouté et j’ai surtout aimé le 3ème mouvement. Le concerto n’est pas facile du tout, pour beaucoup, c’est une œuvre mineure. Quand on dit « mineur »et « majeur », je veux bien, mais cela dépend de la sensibilité de chacun. J’adore ce concerto-là que malheureusement je n’ai joué que deux fois. J’aurais aimé le jouer plusieurs fois, aussi dans une réduction avec quatuor à cordes. 

WB : Est-ce un concerto costaud ?

DCJ : Ah oui, pas très long, il fait 24, 25 minutes maximum je crois, mais par contre, il est assez intense et surtout tu as besoin de plus de 80 personnes sur scène ! Pour couvrir 80 personnes, je reviens encore à la technique de Zadra, je n’ai aucun problème.

WB : J’ai lu un commentaire sur YouTube : « C’est l’exemple parfait du concerto français se démarquant l’influence allemande qui a trop imposé les standards. »

DCJ : Pourquoi pas, je suis plutôt d’accord avec cela ! Complètement même, mais après tu tombes amoureux d’une œuvre aussi.

WB : Pour Lalo, c’est un peu malhonnête, parce qu’on ne connait que La symphonie espagnole.. 

DCJ : Il a fait une œuvre qui est géniale, « Namouna », une musique de ballet, c’est à tomber, sublime ! 

WB : Et il a écrit un concerto russe pour violon aussi si je me souviens bien ?

DCJ : Oui, et surtout son concerto pour violoncelle est souvent joué. Ce serait intéressant d’organiser une soirée avec le concerto pour violon et ceux pour violoncelle et piano ! Ce pourrait être marrant à faire.

WB : J’ai lu sur le 1er mouvement du concerto pour piano : « s’ouvre sur une introduction lente, l’orchestre introduit le piano, retenu sur le modèle du 4ème concerto de Beethoven. »

DCJ : Oui, c’est absolument vrai et le thème du concerto a été utilisé ensuite, rien de mieux par Maurice Jarre qui a composé la musique du film « Lawrence of Arabia ». C’est exactement le même thème. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence et si c’en est une, c’est extraordinaire. 

WB : Un autre commentaire : « Du romantisme à l’état pur »

DCJ : Je trouve aussi! Ou post romantique plutôt…..Car on y retrouve une ambiance des grands compositeurs Russes comme Rachmaninov 

WB : « Grandeur, lyrisme, il y a tous les ingrédients d’un grand concerto »

DCJ : Ah oui !

WB : « Du brio, du piano, à celui de l’orchestration, rien ne semble manquer »

DCJ : Je suis tout à fait d’accord, qui est-ce qui a dit tout cela ?

WB : Je suis allé sur le site d’Amazon où les gens font parfois des commentaires sur des disques. Il y a quelques rares cd de ce concerto.

DCJ : D’accord ! Oui, il y a en a trois : il y a une pianiste allemande qui le joue remarquablement bien, il y a le pianiste français Philippe Bianconi, je ne sais pas s’il en a fait un cd. Ces commentaires sont intelligents, moi qui le joue, je reconnais tout à fait.

WB : Et tu m’as dit que tu prépares un disque Schubert.

DCJ : Pour Naxos, oui, avec 80 œuvres, de toutes petites œuvres de jeunesse, comme les valses, les Ländler, les écossaises. Schubert était entouré de ce qu’on appelait ses « mignons » et composa entre autres ses petites œuvres pour eux. Mais quand je dis petites œuvres, c’est juste parce qu’elles sont assez courtes. Evidemment ces œuvres sont de petites perles. Il y a des changements de tonalité toutes les 2 ou 3 lignes, ce qui est pour le cerveau assez fatiguant d’ailleurs! Mais je suis ravi de pouvoir aborder ce répertoire assez méconnu du grand public. Par contre les danseurs connaissent la plupart de ces œuvres la, car elles sont très jouées dans les cours. Du coup, quand on interprète ces pièces-là, il faut savoir danser et chanter! Si tu ne parviens pas a danser et/ou chanter quand tu écoutes ces œuvres, alors le pianiste n’a pas su percer le secret de ces « miniatures »…..

WB : J’ai juste une question : est-ce que c’est un programme pour un cd qu’on veut écouter en boucle ?

DCJ : Même moi, je ne le ferais pas (rires), je pense que ce peut être très intéressant si on a envie d’écouter telle valse ou telles écossaises etc… mais écouter en boucle, je pense que ça deviendrait vite lassant. C’est comme le caviar… je ne me vois pas en manger à la louche, car je n’apprécierai plus le coté exceptionnel de celui-ci. Pour moi c’est un peu pareil avec cet enregistrement.

WB : Je ne m’intéresse pas non plus à un cd où il n’y a que des mazurkas de Chopin ou que des nocturnes.

DCJ : Je devais choisir : soit Schubert, soit Anton Rubinstein, soit Scarlatti, donc j’ai choisi Schubert. J’ai essayé de leur faire de propositions, par exemple avec les compositrices. Mais chez Naxos, ils veulent aussi des œuvres qui n’ont pas encore été enregistrées, ou très peu.

WB : Et Scarlatti, ça te dit ?

DCJ : Cela pourrait me dire, oui, mais le problème est que pour les ornements qu’il faut que je me plonge complètement dedans, sinon on se fait massacrer par des spécialistes ou critiques.

WB : Scarlatti est bien pour la technique aussi…

DCJ : Il y a des choses qui sont redoutables, vraiment redoutables. J’ai pensé après mon disque Mozart avec Naxos, aller de Mozart à Scarlatti, ce n’est pas forcément bienvenu. Par contre, aller de Mozart à Schubert, ça va, parce qu’encore une fois, là tout est écrit. Et comme ce sont des œuvres qui sont méconnues, c’est intéressant à faire, mais ça va être difficile de tout enregistrer d’affilé, je sens que je vais craquer, parce que tu restes toujours dans ce rythme de trois pour les valses et les Ländler et un rythme de deux pour les écossaises  c’est terrible ! Mais au-delà de ça c’est l’investissement de soi qu’il faut gérer afin d’essayer de donner dans chaque « miniatures » l’excellence que Schubert voulait.

WB : J’admire ton courage et ton dynamisme d’aller de l’avant en ces temps, de ne pas attendre passivement, je pense que tu appuies sur les bons boutons.

DCJ : Je ne sais pas, parce que je pense que  Les gens sont parfois surpris de comment je peux m’exprimer, ce peut être un langage soutenu, mais je peux aller dans un langage peu conventionnel et beaucoup moins soutenu…., sans aucun problème, ça ne me dérange pas, mais cela dérange certaines personnes qui disent : « Mais ce n’est pas possible, de jouer Mozart comme ça et parler comme ça ! » Mais oui, je peux ! Je vais toujours de l’avant, même si cela n’a pas l’impact comme je veux, comme avec le festival que j’ai fait cet été, c’était contre toutes ces restrictions ridicules qu’on nous a imposé, pas uniquement les Pays Bas, aussi en Italie et partout contre ce virus-là et ce n’est pas possible ! On ne peut pas tuer la culture comme ça, déjà on avait un public restreint, mais alors là, on nous achève et on ne peut plus jouer. Après, est-ce qu’on a besoin du public ? Bien sûr, mais si on est un peu plus modeste et un peu plus humble, alors on n’a pas besoin du public, on plonge dans l’œuvre, et c’est déjà pas mal qu’on ait eu de pages que ces génies nous ont laissé, alors la moindre des choses c’est qu’on se calme. Par contre lors de ce confinement, j’ai été très en colère, j’ai pensé à tous les artistes et à moi bien sûr, et comment on a restreint nos possibilités. Après je me suis dit que ce n’est pas bien de s’énerver, on y est à plein dedans et il faut trouver d’autres choses. Quand tu regardes dans quelles conditions les compositeurs ont écrit ces merveilles, cela permet de relativiser un peu. Il n’empêche pas que mentalement parlant, on est bousculé, c’est évident. L’ego en prend un coup aussi, il faut le dire. Si tu trouves un pianiste qui dit : « Non, cela n’a pas touché mon ego !’, mais bien sûr qu’on a des egos surdimensionnés, parce qu’il faut être complètement cinglé pour aller sur une scène, si tu es un être normal, tu n’as pas envie d’aller sur une scène pour se mettre en avant. C’est ce que j’ai trouvé génial chez Badura Skoda, probablement c’est arrivé à la fin de sa vie, c’est que quand il jouait, tu ne voyais plus le pianiste. Il était transparent, tu n’entendais, tu ne voyais que de la musique. Je voudrais arriver à cela, je suis très loin du compte, comme beaucoup.. Puis je me refuse à faire de la musique en « plastique », être devant la caméra, tu joues, tu amuses la galerie, non, c’est hors de question, ce n’est plus de mon âge! Mais je comprends parfaitement ceux et celles qui utilisent ce moyen la! 

WB : Pourtant cela a du faire du bien qu’il y ait eu des musiciens qui ont voulu jouer malgré tout !

DCJ : Attention, ce que je dis, c’est mon témoignage, je ne critique pas les autres ! Je dis que la musique en plastique, ce n’est pas pour moi, je ne peux pas. Je n’ai pas travaillé avec des gens aussi géniaux comme Cziffra, Catherine Collard, Zadra, Anne-MarieTabachnik, je n’ai pas rencontré des gens comme Badura Skoda et d’autres pour me retrouver à faire de la musique comme ça. Peut-être que les jeunes doivent le faire, sinon ils disparaissent de la scène internationale… Du coup, en n’utilisant pas ce moyen, je risque de disparaitre de la surface musicale! (Rires)

WB : Cela relève peut-être de la même volonté de vouloir faire de la musique ? Mais quand vous avez pu jouer ensemble en aout, tout le monde a dû avoir la même sensation d’être content de rejouer devant un public ? 

DCJ : Oui, c’est certain, c’est grisant, c’est pour cela que je te dis que l’égo est important. S’il est bien placé, ton égo, il sera au service de la musique. Pour beaucoup, ce n’est pas au service de la musique, et même si c’est le cas, moi y compris, on se laisse un peu attirer par les lumières, les paillettes, c’est là qu’il faut faire attention. C’est très difficile, je ne jette de pierres à personne. Il y avait un médecin à Rennes, qui a un ami qui m’a dit : « Tout le monde est éreinté à cause du covid, est-ce que cela te dirait de jouer tous les jours dix minutes pour nous et pour mon équipe ? » et je l’ai fait, pratiquement toujours à la même heure, j’ai fait à peu près quarante interventions, mais c’était pour lui. Si c’est pour quelqu’un qui va ressentir quelque chose, même si ce n’est pas dans des conditions extraordinaires, je savais que je donnais à quelqu’un et c’est intéressant. Il faut donner, on est fait pour cela, une fois que tu as travaillé une œuvre, qu’est-ce que tu en fais s’il n’y a pas le public pour la recevoir et qui va te redonner ? C’est un échange, c’est un lieu commun, tout le monde te dira la même chose. Par contre mes interventions ne duraient que 10 minutes et c’était dans un but précis, pour un ami précis. 

WB : C’est au public que la musique manque aussi, terriblement !

DCJ : Je ne sais pas pour le public si cela leur manque tant que ça..

WB : Si, crois-moi !

DCJ : Oui, mais toi, tu es un public spécial, mais le public en général, qu’est-ce que tu en penses ? Vraiment, tu penses que cela leur manque beaucoup ?

WB : Oui !

DCJ : Tu le vois, toi ?

WB : Oui !

DCJ : Tant mieux alors..

WB : Je suis bénévole dans un théâtre à Utrecht, on est avec toute une équipe, une centaine de bénévoles, tout le monde n’aime pas la musique au même titre, certains sont moins fanatiques que d’autres, mais maintenant que ce n’est plus là, qu’on ne peut plus travailler, cela manque ! Ce sont des moments de beauté, de communion, je ne sais pas comment l’exprimer…

DCJ : J’ai pesté quand les restaurants ont fermé, je ne vais au jamais au restaurant, mais parce que j’avais la possibilité de ne pas y aller !

WB : J’ai une collection de disques assez phénoménale, je peux écouter de la musique à longueur de journée, mais tu sais où j’écoute le plus ?

DCJ : Dans la voiture ?

WB : Oui, exactement !

DCJ : Cela ne m’étonne pas, moi, c’est pareil. 

WB : Quand je suis chez moi, je mets la radio, mais j’écoute relativement peu de cd, alors que j’ai tout le temps du monde de les écouter tous ! Mais en voiture, on n’a rien d’autre à faire, alors là j’écoute ! 

WB : Et cela m’a ébranlé  quand j’ai lu que la série de Marco Riaskoff, Meesterpianisten, au Concertgebouw a dû arrêter, j’ai été catastrophé !

DCJ :  Je suis tombé par terre ! Je ne faisais pas partie de cette série, mais si Riaskoff prend le devant et décide de couper tout de suite, c’est qu’il a très bien senti ce qui va se passer dans les années qui arrivent, parce que c’est un homme remarquable.

WB : Plus, moi, ça fait plus de 30 ans que j’y suis allé !

DCJ : Donc tu étais pratiquement aux tout premiers concerts ? 

WB : Lors des deux premières saisons, j’ai écouté quelques concerts.

DCJ : Mais s’il décide de tout arrêter, cela donne un très mauvais signe à la musique classique aux Pays Bas !

WB : Je ne sais pas bien où on en est maintenant, mais j’ai peur.. au pire des pires, c’est le Concertgebouw qui reprend une série de piano, mais qu’est-ce qui va y avoir ? Ce seront des artistes comme Lang Lang qui doivent attirer un public nombreux…

WB : Par contre, le dernier concert que j’ai entendu avant le confinement, l’orchestre de Rotterdam avec Lahav Shani, un sacré musicien, avec Renaud Capuçon et un violoncelliste extraordinaire, Kian Soltani, très beau gars en plus… C’était dans la grande salle, il n’y avait personne, 200 dans une salle qui peut en contenir presque 2000, pourtant cela affichait ‘complet’. J’ai réussi à avoir un billet et j’étais au premier rang. Capuçon n’était pas mauvais, mais pour moi, il n’a pas le talent de ses contemporains, Vengerov ou Repin !

DCJ : Et Janine Janssen aussi !

WB : je n’aime pas beaucoup….

DCJ : Et il y a Hilary Hahn, elle est extraordinaire. 

WB : Et en octobre, j’ai entendu trois fois de suite Trifonov !

DCJ : Là, c’est autre chose, il fait partie à même pas 25 ans, de la classe de Radu Lupu, Murray Perahia.

WB : Il a joué le 1er concerto de Brahms et il peut faire des choses extrêmes, pourtant on ne dit pas : « Mais là, ça ne va pas ! » Ce n’est pas capricieux. Dans le dernier mouvement, il y a une cadence, où il a beaucoup ralenti, il s’est presque totalement arrêté, sans tomber dans des excès.

DCJ : Mais c’est une cadence, il peut faire ce qu’il veut ! C’est vrai qu’il est extraordinaire. Il y a un autre pianiste, qui ne fait pas beaucoup de bruit mais que j’aime bien, Leif Ove Andsnes. C’est un mozartien et ses Haydn sont super beaux aussi, ses Grieg. Il a un très beau son. Je l’aime aussi parce qu’il est discret, mais il est toujours présent. 

WB : Sans trop se lamenter de la situation actuelle qui est loin d’être rose : comment vois-tu l’année 2021 qui est sur le point de commencer ?

DCJ : Déjà avec mon nouveau disque, il y a un point positif. J’ai du mal à me mettre dedans, de par la situation. Il y aura une tournée aux Etats Unis,  grâce à William Riddle, qui est le fondateur de plusieurs séries musicales en Floride, et il tient cela à bout de bras. Il est inépuisable, j’ai beaucoup d’admiration pour lui, il est toujours en train de faire quelque chose. Il sait contourner les problèmes et cela me repose, je me suis dit : « Voilà, il y a la locomotive, c’est bien, je peux m’asseoir dans le wagon. C’est déjà pas mal. » On passe par Washington, New York, Baltimore, donc ce sont des projets vraiment intéressants. Au mois de juillet, je jouerai en Normandie. 

WB : Et pour les Pays Bas ?

DCJ : Je crains d’avoir à annuler le festival que j’avais prévu pour mars, ce n’est pas possible, c’est trop proche. Je n’aurais que quatre semaines pour faire de la publicité. 

WB : Et pour octobre tu prévois un autre festival?

DCJ: Pour Octobre 2021 du 14 au 17 il y aura un festival ou j’invite les pianistes Anna Fedorova, Yukiko Hasegawa, Tobias Borsboom, et Roberte Mamou. Il y aura également le quatuor limbourgeois « Eurasi Quartet » ainsi qu’un duo « Monumental Tango » avec la pianiste argentine Lucia Abonizio et le chanteur et ami Gilles san Juan, et bien sûr je ferais une prestation, d’ailleurs à 2 pianos avec Anna Fedorova dans la sonate de Mozart. Ce festival sera axé sur Piazzolla et Mozart car ce sont leurs anniversaires, et je voulais leur rendre hommage. Tout cela dans le cadre de ma fondation (je viens de la créer) « Klassika International ». Cette fondation a pour but de soutenir tous les arts et également les jeunes artistes. Il m’a semblé essentiel depuis cette « pandémie » de mettre le plus possible en lumière nos arts afin de ne pas les laisser mourir, car si on compte sur le gouvernement, on n’est pas aidé…….

WB : C’est une jolie collection !

DCJ : Oui, mais il y a beaucoup de femmes, là, il n’y a pas de parité (rires). Sinon, on va voir si on peut voyager en 2021 et dans quelles conditions. Je ne suis pas d’un tempérament pessimiste à la base, mais optimiste, jusqu’à une certaine limite. On croise les doigts ! 

WB : A l’occasion de ce festival as-tu des partenaires pour t’épauler dans cette démarche, et ou va avoir lieu cet événement? 

DCJ: Oui j’ai des partenaires! Toi par exemple via ton site, des journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, comme musicologie.org représenté par Jean-Marc Warszawski ou encore Crescendo Magasine, de Nieuwe Muze bien entendu, et les journaux néerlandais bien sûr! Mais aussi Sint JansKerk, ou se déroulera l’événement, qui nous soutient énormément en terme de location de lieu. J’espère obtenir des subventions municipales et d’autres fondations dédiées à l’aide à la création artistique. Tout ce que j’espère c’est que Mr Rutte et son gouvernement ne nous bloqueront pas en fermant tous nos lieux de concerts, théâtres, musées etc…. Il va falloir commencer à savoir vivre avec ce virus, tout en étant prudent. Maintenant il est primordial de nous laisser travailler et vivre. De tout temps les arts ont sauvé l’humanité, il n’en sera pas autrement de nos jours. 

WB: As-tu d’autres projets pour les 5 ans à venir?

DCJ: oui bien sûr! Contre vents et marées! (Rires) je suis optimiste! Je souhaite rendre pérenne notre Festival au travers de notre fondation, je suis invité en 2022 et 2023 à faire plusieurs prestations en Floride et notamment avec la pianiste transgenre Sara Davis Buechner qui est absolument remarquable! Elle enseigne d’ailleurs a la Manhattan school of music, elle est une habituée de Carnegie hall, elle joue avec le Philharmonique de NYC, Los Angeles, Elle parcourt le monde Europe, Asie, USA etc… c’est une activiste remarquable également pour les droits LGBTQ+. Je te conseille d’ailleurs de la contacter pour l’interviewer, ça sera passionnant! 

Je compte également enregistrer un 2eme volet des compositrices, je ne sais sous quel label, mais c’est un projet. Il y a aussi un projet de réédition de mes 2 premiers CD (je ne peux en dire plus pour le moment) et la parution d’un livre sur les gens que j’ai pu rencontrer dans ma vie, des anecdotes de concerts, bref, ce livre aura pour but juste de partager une vie, une expérience. Il n’aura pas pour vocation de donner des leçons, ça ne parle que très peu de technique. Bref c’est juste ma vie (rires). Je remercie d’ailleurs mon ami Fréderic Boucher qui sera à l’écriture de cette biographie! 

 Mais dans les 5 ans qui arrivent, je souhaite par-dessus tout de rester heureux avec mon mari qui est ma pierre angulaire depuis 23 ans déjà….. Je souhaite à tout le monde rencontrer une personne aussi fantastique que lui, ou il ne se passe pas un jour ou l’on ne rit pas! La musique fait partie intégrante de ma vie mais n’est pas toute ma vie. Voilà quels sont mes projets à venir 

 

 

 

Gronsveld, le 22 avril 2018

Willem Boone (WB) : Dans votre biographie, j’ai lu que vous avez commencé le piano à quatre ans, c’est extrêmement précoce !

Didier Castell-Jacomin (DCJ) : ça va, c’est à peu près la moyenne ! Commencer en-dessous, c’est dangereux..Je tapais comme un cinglé sur le piano de mes grand parents et quand on m’a appris les notes, ça m’a calmé. J’ai adhéré tout de suite. 

WB : J’ai vu que votre premier professeur s’appelait Mme Ravel, était-elle de la famille du compositeur ?

DCJ : Non, pas du tout, mais c’est marrant de commencer avec quelqu’un qui s’appelle Ravel !

WB : Quels sont vos premiers souvenirs de ses cours ?

DCJ : Je travaillais bien et j’ai appris assez rapidement, c’était des cours de 20, 30 minutes et je savais qu’il y avait des récompenses après, des bonbons.. C’était un amusement mais je savais tout de suite que je voulais en faire ma profession. Je me souviens que j’ai entendu un disque de Rubinstein de la Polonaise militaire de Chopin et je me suis dit : « Le jour où je la joue, je serai pianiste ! », je l’ai jouée et je n’étais toujours pas pianiste..

WB : Un autre de vos professeurs a été la regrettée Cathérine Collard qui était l’une des meilleures schumanniennes..

DCJ : Oui, elle était exceptionnelle,  son Haydn était sublime aussi. Je pense qu’elle s’est fait d’abord connaître avec Haydn et après avec Schumann. J’ai fait un stage auprès d’elle à Aix en Provence, je savais bien gérer les choses quand je voulais quelque chose !

WB :C’est Nikita Magaloff qui lui a dit, quand elle avait beaucoup de doutes concernant sa carrière, que son temps viendrait encore. Est-ce que ça s’est passé car elle est morte très jeune ?

DCJ : ça, je ne sais pas. C’était une acharnée du travail, elle travaillait jusqu’à 12 heures par jour, elle croyait ne pas être douée.  C’était un sacré caractère, avec elle, on accrochait ou pas. Elle était lion et moi taureau..

WB : Qu’est-ce qu’elle vous a apporté ?

DCJ:  Le son - elle avait un son très reconnaissable elle même - et le travail. Elle ne laissait rien passer. J'ai travaillé des sonates de Beethoven, mais aussi du Schumann: La Fantaisie, les Novellettes. 

WB : Et puis vous avez travaillé avec Fausto Zadra, un élève de Vicenzo Scaramuzza, qui était le professeur de Martha Argerich et de Bruno Leonardo Gelber.

DCJ : Oui, il a travaillé avec Scaramuzza en Argentine aux côtés d’Enrique Barenboim, père de Daniel. Il y a une anecdote que Fausto Zadra devait aider Martha Argerich et lui enseigner des octaves ! Juanita, la mère de Martha, voulait que Zadra épouse Martha, mais cela ne s’est jamais passé. 

WB : Est-ce que Zadra est toujours en vie ?

DCJ : Non, il est mort sur scène, le 17 mai 2001, quand il jouait le premier Nocturne de Chopin !

WB : Est-ce que Zadra vous a surtout appris la décontraction ?

DCJ : Ah, vous avez remarqué ? (rires). Oui, en effet, mais finalement, on oublie tout après les cours et c’est la sensibilité qui compte. Le grand mérite de Zadra était de se remettre en retrait pour favoriser le développement de l’élève pour que celui-ci puisse arriver à la maturité.  C’était une leçon de vie. Autre chose remarquable : il n’y avait pas de jalousie parmi ses élèves, ils s’aidaient les uns les autres. C’est une école comme je n’en ai jamais vu ailleurs. La seule exception était peut-être György Sebok, qui avait le même esprit. Zadra m’a beaucoup aidé pour mon premier concert à la Philharmonie de Berlin, Il me poussait parce que je n’allais pas au bout de mes possibilités. Il m’a dit : « Si tu veux être quelqu’un, ce sera avec Mozart et non avec Schumann ! ». En effet, j’ai énormément travaillé Mozart avec lui, je peux prendre n’importe quelle partition de Mozart et je sais très bien ce que je veux en faire. Il est extrêmement difficile à jouer. Pour le concert d’aujourd’hui, j’ai poussé au maximum dans le deuxième mouvement (du concerto no 23 K 488. On est nu sur scène, on enlève toute notre protection pour tout donner au public. On est des serviteurs, mais il faut aussi vivre, aborder la nature, faire des rencontres.. 

WB : Ce deuxième mouvement me prend toujours à la gorge !

DCJ : Moi aussi, comment peut-on écrire de tels chef d’œuvre ? C’est la simplicité  et l’humilité les plus totales. C’est une pure merveille, on ne peut pas passer à côté. Mozart aimait d’ailleurs beaucoup ce concerto-là, c’est l’un des rares qui n’avaient pas été commandés. Il  a laissé libre cours à toute sa délicatesse. Je n’ai jamais voulu l’enregistrer parce qu’il fallait des partenaires du même niveau et maintenant je suis servi avec le Wiener Kammersymphonie Quintet. La musique est un langage universel qui peut créer des liens très forts. Quand j’ai écouté ce quintette pour la première fois, on était sûr les uns des autres, cette première rencontre m’a convaincu, il n’y avait plus le moindre doute.  Ce sont de vraies cordes viennoises et en plus, humainement parlant, nous sommes en harmonie ! Ce sont de bons vivants, mais quand on travaille, on travaille dûr. Nous avons joué deux concertos, aussi le numéro 8 K 246.

WB : Il est souvent joué par des enfants prodige !

DCJ : Ce concerto est d’une difficulté non négligeable !

WB : Comment ça ?

DCJ : Il est écrit en do majeur, ce qui est une tonalité difficile point de vue égalité du toucher. Tout le monde en a peur, c’est très simple, donc c’est très difficile. Les adultes n’ont pas la conscience, ils sont obligés de retrouver cette même simplicité. 

WB : J’adore tous ses concertos pour piano, j’ai grandi avec !

DCJ : C’est vrai, il n’y en a pas un qui soit à jeter, j’adore Mozart. Comment les musiciens peuvent-ils être blasés de jouer Mozart. C’est version de K 488 est une première mondiale qui sera produit sur le label Naxos en avril 2019. 

WB : Est-ce une version de Mozart lui-même ?

DCJ : Non, c’est la version d’Ignace Lachner. Je me mets un instant à la place du journaliste avec une question pour vous : qu’avez-vous pensé de cette version sans vents ?

WB : C’est intéressant, j’allais vous poser la même question ! J’ai trouvé bien intéressant cette version, mais les vents ajoutent beaucoup à la couleur !

DCJ : Je suis complètement d’accord avec vous,  c’est une autre dimension, mais cette fois, les vents ne m’ont pas manqué. Il y avait toute l’ambiance, la contrebasse fait la différence, les musiciens ont  « joué »les autres instruments sur leurs cordes. Ils ont imité les sons et j’ai été impressionné par leur intelligence hors du commun.  Ils ont une conscience professionnelle exceptionnelle, ce sont des gens rares. J’ai trouvé le quintette de mes rêves et pourtant j’avais fait le K 414 et K 415 avec le quintette de la Philharmonie de Berlin. Avec ce quintette, nous nous sommes dit que quand il y a un accroc, on se le dit tout de suite, mais il n’y a jamais eu de tension. Nous, on n’est plus important, c’est Mozart qui l’est ! 

WB :Vous avez travaillé également avec le légendaire György Czifrra, quand l’avez-vous rencontré ?

DCJ : A sept ans, à Senlis, j’ai sauté sur ses genoux.. Il était d’une telle gentillesse, bien sûr on ne pouvait pas tout expliquer à un enfant, il a fallu me montrer petit à petit avec des mots très simples. Il demandait pourtant qu’on suive ses conseils. Mais quand je suis arrivé chez Zadra, j’ai tout compris car je savais déjà.

WB : En quelle année a eu lieu cette première rencontre ?

DCJ : C’était en 1977, il venait d’écrire « Des canons et des fleurs »>

WB : Ne croyez-vous pas qu’il soit un pianiste qui n’est finalement pas très connu ou dont on a une image plutôt réductrice, celle d’un virtuose ébouriffant à l’égal d’Horowitz et d’Argerich ?

DCJ : On collait des étiquettes, il était universel, mais on a fait de même avec Rubinstein, dont on louait toujours ses Chopin, alors qu’il était aussi brahmsien formidable !

WB : L’image est réductrice aussi dans le sens que Cziffra est surtout connu pour ses Liszt, alors qu’il avait Couperin, beaucoup de Chopin et de Schumann, Rachmaninov, Tschaikofsky et Bartok à son répertoire ?

DCJ : C’est vrai, on l’a trop catalogué, il a par exemple joué des Chopin magnifiques et on dit souvent à propos de lui « c’était surtout de la technique », mais qu’est-ce que c’est que la technique ? C’est de jouer vite ? Il y a une anecdote très drôle sur Rubinstein et une dame qui était venu le voir après un concert, elle lui a demandé » Mais maître, comment avez-vous fait pour jouer si vite ? » et il a répondu : « Jouer vite est simple, on met un doigt après l’autre ! »

WB : Est-ce que le fils de Cziffra était encore en vie quand vous étiez son élève ?

DCJ : Oui, il est mort en 1981 et Cziffra ne s’en est jamais remis,  la mort de son fils l’a brisé…comme le fils de Paul Badura Skoda qui est mort avant lui.  

WB : Avez-vous entendu Cziffra en concert ?

DCJ : Oui, bien sûr , plein de fois, à Senlis. Dans pas mal de musique de Liszt, je me souviens encore de Mazeppa, c’est l’une des pièces de Liszt que j’aime beaucoup, avec la Campanella et la Leggeriezza.  Il a merveilleusement joué les Ballades et les Scherzi de Chopin aussi. 

WB : On lit souvent qu’il avait perdu ses moyens à la fin de sa vie et qu’il était devenu l’ombre de lui-même,  était-ce aussi votre expérience ?

DCJ : Non, pas l’ombre de lui-même, on ne peut pas dire ça ! Il avait moins de choses à dire, mais c’était à cause de la mort de son fils. Il s’est réfugié dans la musique. Vous ne pouvez plus jouer comme auparavant, car il y a une partie de vous qui est mort. Je ne jugerais jamais cela, je me garderais de mettre quoi que ce soit comme jugement !

WB : Comment Cziffra vous a-t-il marqué ?

DCJ : Une certaine dimension de la musique, de Cziffra à Zadra, je comprenais le langage.

WB : Est-ce que ces deux professeurs se ressemblaient ?

DCJ : Non, pas du tout, Cziffra était calme et posé, Zadra, c’était l’inverse, c’était quelqu’un d’exubérant, mais il baissait la tête devant la musique. Il m’a fait attendre pendant un an avant de me donner des cours. A un moment donné, j’ai fermé la pièce à clé et je l’ai jetée par la fenêtre pour le forcer de m’enseigner ! Et ce premier cours a duré huit heures, je n’en pouvais plus… Mais c’est certain qu’il m’a tout donné, 1000 manières de travailler le piano, il me semble que j’ai vécu 1000 vies avec tant de gens exceptionnels ! Je ne pourrais jamais arrêter…

WB : La musique ou le métier ?

DCJ : Ni l’un , ni l’autre, rien que pour ces instants magiques.. 

WB : Vous avez enregistré un disque intéressant avec de la musique écrite par des compositeurs femmes, d’où vous-est venu l’idée ? 

DCJ : J’avais rencontré l’arrière-petite-fille de Mel Bonis, ensuite Clara Wieck et Cécile Chaminade sont assez connues et Marianne Martinez a été l’élève de Mozart et la voisine de Haydn. Mozart lui a dédié son concerto K 175. Clara Wieck était la Martha Argerich du 19ème siècle, elle faisait des tournées mondiales. Ses variations et son nocturne ne sont pas très connus, j’ai appris le nocturne pour l’enregistrement. Je mets souvent des mentions sur mes disques, des petites choses, par exemple je dédie l’enregistrement à quelqu’un que je connais. Sur ce disque consacré aux compositrices, j’avais mis « A Anne Marie Tabacknik », l’assistante de Zadra, mais personne ne s’en est aperçu. C’était un clin d’œil entre elle et moi.

WB : Quelle était la plus grande découverte pour vous dans ce disque ?

DCJ : Que le cerveau d’une femme n’est pas fait comme celui d’un homme ! Cela se voit par exemple dans certains déplacement illogiques pour un homme, il faut se mettre dans le cerveau d’une femme pour comprendre.

WB : A propos, la sœur de Mozart, Nannerl, a-t-elle jamais composé ?

DCJ : Il y a eu une grosse polémique là-dessus, qu’elle serait encore plus géniale que Mozart, mais je n’ai pas d’avis. Elle a composé, mais je n’ai pas assez de connaissances pour en dire quelque chose. 

Concernant Robert Schumann et son concerto pour piano, je suis sûr que c’est Clara qui lui a donné le thème du premier mouvement ! Le concerto de Clara est d’ailleurs aussi écrit en la mineur. J’ai joué devant la petite fille de Mel Bonis et j’étais assez impressionnée, elle était au 1er rang !

WB : Est-ce que vous avez d’ailleurs joué de la musique de Clara Wieck en attendant le photographe ?

DCJ : Bravo ! Oui, c’était le 2ème Scherzo, c’est merveilleux. 

WB : J’ai vu que vous avez aussi enregistré de la musique de chambre de Vanhal. C’est intéressant, je ne connais que quelques-unes de ses symphonies, qui sont superbes, très « Sturm und Drang »

DCJ :  Je voulais enregistrer l’opus 16 de Beethoven, le quintette pour piano et vents et j’ai voulu le coupler avec K 452 de Mozart, mais l’ingénieur du son m’a dit que je n’allais pas me faire remarquer avec ce couplage habituel. J’ai donc fini par jouer ces deux sonates pour clarinette et piano de Vanhal avec un très bon clarinettiste, je ne prends que des choses qui m’intéressent et qui me semblent intéressants pour le public, qui peut (re)découvrir des compositeurs, peu ou pas mis en avant. 

 

 

Amsterdam, le 28 mars 2012

Jean Efflam Bavouzet est un pianiste idéal pour des interviews, car rares sont les fois qu’un musicen vous avoue »Je le fais très volontiers », même après un programme exigeant à Amsterdam. Bavouzet m’a accordé gentiment une entrevue à l’issu de son récital et une séance de dédicaces de disques, en compagnie de sa femme. Rencontre au restaurant de la salle de concert (avec une belle vue sur le port d’Amsterdam) avec un musicien passionné et passionnant..

Willem Boone (WB) : Votre collègue Martha Argerich a dit une fois quand elle a parlé de l’époque où elle donnait encore des récitals que ce n’était pas une bonne idée de mettre Chopin et Liszt sur le même programme. Selon elle, Liszt serait « jaloux » de Chopin. Qu’en est-il du programme de votre récital où vous avez combiné Debussy et Liszt. Est-ce qu’il se supportent l’un l’autre ou est-ce que l’un est aussi jaloux de l’autre ?


Jean Efflam Bavouzet (JEB) : Tout d’abord, je pense que le mot « jalousie » ne convient pas du tout à Liszt, il était tout sauf jaloux ! Il était le plus généreux de tous les compositeurs. S’il y avait un compositeur qui était jaloux, c’était Chopin.. J’apprécie beaucoup Argerich, mais je pense que dans ce cas elle se trompe. Quant à la combinaison Debussy-Liszt : ils se sont rencontrés une fois. C’était en 1882 ou en 1883 quand Debussy était pensionnaire à la Villa Medici à Rome. Liszt est venu jouer pour les pensionnaires, c’était quelques années avant sa mort, il était un vieillard, mais Debussy a toujours dit qu’il n’a jamais entendu jouer du piano aussi bien que par Liszt. Ce dernier a eu une grand influence sur le piano de Debussy, notamment dans le traitement des arpèges ou celui de tous les régistres.

WB : Avez-vous le libre choix pour vos programmes en général ?


JEB : Dans la plupart des cas oui, mais quelquefois on me demande de la musique française, surtout Debussy. Par contre, le concept du programme de ce soir qui envisageait d’associer des chefs d’oeuvre acec ceux qui ne le sont pas m’a été demandé par l’ancien directeur de la salle de concert (Theater aan het IJ à Amsterdam) qui est parti maintenant. Cela devait être le thème de toute sa série pour piano de la saison 2011-2012. C’était une nouveauté pour moi, j’ai souvent joué la sonate en si mineur et le Grosses Konzertsolo, mais pas dans le même programme. Ceci dit, je ne le regrette pas et je le referai surement plus tard.


WB : A propos du Grosses Konzertsolo, est-ce la même composition que le Concerto Pathétique pour 2 pianos ? J’ai cru reconnaitre des choses ici et là..


JEB : Oui, il en existe plusieurs versions : celle pour 2 pianos a été arrangée à la fin par Hans von Bülow, donc ce n’est pas une composition 100% authentique de Liszt. Puis il y a la version pour piano seul que j’ai jouée ce soir et finalement une version pour piano et orchestre qui n’a pas été terminée. J’ai d’ailleurs joué les trois versions.


WB : Qui a fini la version avec orchestre que vous avez jouée ?


JEB : C’est le musicologue hongrois Darvas. Cela a été une première en France en 1991 je crois.

WB : Je voudrais vous poser quelques questions sur votre intégrale Haydn qui est en cours maintenant chez Chandos. Etes-vous un complétiste, puisque vous avez déjà une intégrale Ravel et Debussy à votre actif et tout à l’heure je vous ai entendu dire (quand vous avez dédicacé vos disques) que vous avez entretemps entamé une intégrale Beethoven aussi ?

JEB : (rires) Finalement oui, mais j’ai toujours joué un répertoire très varié et ce depuis 30 ans. La seule intégrale que j’aie faite délibérément en concert était celle de Ravel, d’abord parce qu’elle est courte et puis parce que je me sens très proche de sa musique, ce qui n’était pas le cas de Debussy. Au Japon, j’avais fait un disque des Etudes de Debussy, mais je ne me sentais pas assez proche pour faire l’intégrale quand soudain, j’ai eu une vraie révélation, un coup de foudre pour sa musique en écoutant un jour Pelléas. Je me suis remis à écouter mes collègues et illustres prédécesseurs et je me suis rendu compte que je l’entendais différemment.
En ce qui concerne Haydn, c’est Chandos qui me l’a demandé. Je l’ai toujours beaucoup joué, d’abord j’ai dit non, mais a partir du moment où un compositeur vous intéresse,  l’idée devient fascinante. J’ai dû penser à Sviatoslav Richter, un pianiste que ma femme et moi aimons beaucoup. Lui s’est toujours refusé à jouer des intégrales, sauf le Clavier Bien Tempéré de Bach. D’abord je pensais comme lui, maintenant plus. On comprend beaucoup mieux comme fonctionne un compositeur quand on connait les gestes qu’il répète. Pourtant je ne le ferai pas avec n’importe quel compositeur, pas avec Satie, Chopin, Brahms ou Schubert par exemple. Je ne suis donc pas complétiste pour être complétiste, seulement avec les compositeurs avec lesquels je me sens en affinité.

WB : Permettez-moi une question cynique : quel est l’intérêt d’une intégrale Haydn ? Les sonates forment un corpus moins stylistiquement varié que celles de Beethoven ou non ?

JEB : Je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que la dizaine de sonates de la première période sont des Divertimentos que j’ai inclus plutôt pour faire complet. Cependant, j’ai eu de grandes découvertes, même dans les sonates moins connues il y a parfois des moment magnifiques. Je me souviens du trio de la sonate en la majeur, où il y a un ménuet qui est d’une beauté à faire pleurer les pierres. Je fais cette intégrale avec l’aide de Marc Vignal, grand spécialiste de Haydn en France. Je ne fais d’ailleurs pas les sonates dans l’ordre chronologique.

WB : Vous avez dit dans une interview que Haydn vous « rendait plus intelligent ». Dans quel sens ?

JEB : Oui, c’est vrai, j’en ai discuté avec Vladimir Ashkenazy qui disait que Haydn est peut être trop intelligent par rapport à Beethoven.

WB : Plus que d’autres compositeurs ?

JEB : Oui, Haydn et aussi Ravel et Stravinsky sont parmi ceux qui me font réflechir sur le phénomène musical. Avec Beethoven, c’est différent, il me rend plus humain.

WB : Et Mozart ?

JEB : Je ne sais pas, (demande à sa femme, qui est présente lors de l’entretien : « Qu’en penses-tu ? », mais elle répond « C’est toi qui fais l’interview »). Non, il ne me rend pas plus intelligent. La perfection atteinte facilement, c’est Mozart, pas Haydn. Il y a des textes très émouvants de Haydn dans lesquels il écrit : « Les gens me félicitent de mes oeuvres, mais ils ne connaissent pas le labeur quand l’inspiration ne vient pas ».

WB : J’ai parlé récemment à l’un de vos collègues, le fortepianiste Andreas Staier, qui a par ailleurs fait d’excellents Haydn. Il m’a dit que Haydn était un avantgardiste, bien plus que Mozart. Qu’en pensez-vous ?

JEB : Absolument, Haydn occupait à Esterhaza la même fonction que l’Ircam de Boulez dans les années ’70 ! Il était enfermé dans son monde, si on veut, il était comme Beethoven, qui lui aussi était déconnecté du monde de par sa surdité. Les sonates pour clavier de Haydn formaient un laboratoire en quelque sens.

WB : Un musicologue hollandais, Marius Flothuis, a dit une fois que Haydn était son compositeur préféré, car il ne l’avait « jamais déçu ». Etes-vous d’accord ?

JEB : C’est vrai, il y a des compositeurs qui vous surprennent tout le temps. Je ne connais pas tout de Haydn, mais il y a des surprises continuelles. Il joue sur votre attente, comme Stravinsky ou Mantovani dans la jeune génération. .Ils développent tous les deux une certaine logique, vous attendez cette logique et cela ne vient pas..

WB : N’y a-t-il pas de surprises chez Beethoven aussi,l’emploi des sforzati par exemple ?

JEB : Oui, sur le court terme. Pour moi, Beethoven représente le premier compositeur qui dissocie les paramètres dynamiques de l’harmonie.

WB : Vous avez dit que le piano de Haydn a en partie hérité de Carl Philip Emanuel Bach et de Scarlatti. Pour le premier, je vois, mais que doit la musique pour piano de Haydn à Scarlatti ?

JEB : Cela se voit dans l’emploi des mains alternées dans les passages rapides et staccato. (A sa femme) : Il faudra demander à Vignal si Haydn connaissait la musique de Scarlatti..
Je me suis d’ailleurs permis quelques libertés dans mes enrégistrements. Je crois qu’il faut faire toutes les reprises dans Haydn, systématiquement, mais afin de ne pas entendre exactement deux fois la même chose, outre l’ajout d’ornements et micro-candences, je pense avoir trouvé « la parade »comme on dit. C’est je crois quelque chose de nouveau qui consiste à modifier légèrement  la structure de la reprise. Chaque fois que Haydn écrit une coda, je ne la joue pas la première fois, mais je la réserve pour la deuxième fois. Donc seulement la deuxième fois je joue comme c’est écrit. Cela évite d’entendre la coda sensée vous signaler la fin deux fois.

WB : Vous avez dit de jouer sur un piano moderne, mais « dans l’esprit du pianoforte ». Comment faites-vous sans tomber dans une sorte de préciosité ou dans une faible imitation du pianoforte ?

JEB : C’est très simple, j’ai beaucoup écouté Staier, Badura Skoda et Brautigam et pour moi, il s’agit d’une autre approche de la pédale, des dynamiques et du phrasé, je ne joue pas un Haydn romantique plein de pédale, mais je préconise une approche baroque sur un instrument moderne.

WB : Quel est l’élément baroque ?

JEB : Les cadences, les ornementations, un sentiment d’improvisation dans la rigueur.

WB :Quel est selon vous le plus grand malentendu sur la musique de Haydn ?

JEB : J’en suis un très bon exemple. Au conservatoire, il était considéré comme un compositeur de deuxième degré.  L’étudiant qui jouait Haydn, ne pouvait pas jouer Beethoven pour des raisons techniques. C’était un compositeur à jouer avec des doigts relevés. En fait, il y a des malentendus sur tous les grands compositeurs, Debussy par exemple.

WB : Lesquels ?

JEB : Qu’il ne faut pas le jouer trop fort, parce qu’il aurait dit que le piano est un instrument où il faut « faire oublier qu’il a des marteaux ». Bien sûr, pour bien  jouer Debussy, il faut pouvoir avoir des doigts de velours, mais dans sa musique, il a bel et bien écrit des triples fortissimos ( « Mouvement », Images 1), des indications d’extrêmes violences (« La Puerto del vino ») et avec toute la force (Etude pour les tierces). 

WB : Quels sont selon vous les plus grands chefs d’oeuvre de Haydn dans ce qu’il a écrit pour piano ?

JEB : Il y a des sonates qui sortent du lot, celle en si mineur par exemple. Les dix dernières sont superbes et celle en la bémol avec le mouvement lent étonnant (no 46) ou la grande sonate en do mineur (no 20). Une vingtaine en fait.

WB : Je me souviens d’un récital de vous à la Schola Cantorum, c’était en 2001 si j’ai bonne mémoire. Vous avez joué Haydn et Beethoven et vous m’avez rappelé par moments Emil Guilels, qui lui aussi pouvait s’emporter au piano et jouer avec une grande délicatesse. Le prenez-vous comme un compliment ?

JEB : Certainement, oui ! Je n’ai pas entendu Guilels en concert, en revanche, j’ai entendu Richter trois fois. (se souvient du concert à ls Schola Cantorum) : je me sentais misérable, parce que ma famille était partie pour Calgary,mais je n’ai pu les joindre, je suis resté seul à Paris et je me suis consolé avec la musique. 

WB : Pendant qu’on y est : que pensez-vous du Haydn de Richter ? N’est-ce pas la proverbiale main de fer dans un gant de velours ?

JEB : Ah oui, c’était la révélation quand il a joué trois sonates de Haydn à son festival à Tours. J’étais avec ma femme et la mère de Martha Argerich.

WB : qui n’était pas une personne très facile...

JEB : Non, elle s’est fâchée, car elle trouvait impossible de faire venir les gens de Paris pour un programme qui ne comprenait que trois sonates de Haydn ! Mais on a été tellement nourri : on avait entendu tellement de choses dans son Haydn, on croyait même y entendre d’autres compositeurs : Brahms, Stravinsky... Elle était ravie à la fin. Cependant, mon approche de Haydn a changé depuis. Il me manquerait les ornements et une certaine liberté dans la lecture de Richter, sa manière de jouer est très austère, mais c’est lui qui m’a fait prendre conscience que Haydn est un grand compositeur !

WB : Et que pensez-vous des Haydn de Glenn Gould ?

JEB : Ils sont déjà plus convaincants que ses Mozart ! Il voulait démontrer que Mozart était un mauvais compositeur.. mais cela n’enlève rien à la place qu’il occupe dans l’histoire.

WB : Je voulais dernièrement vous poser quelques questions sur votre transcription de Jeux de Debussy. Vous en avez fait une transcription pour deux pianos et l’année dernière, je vous ai entendu jouer votre version pour piano seul. En existe-t-il donc deux versions ?

JEB : Vous avez raison, le projet initial était la version pour deux pianos qui est publiée chez Durand et préfacée par Pierre Boulez. Pour celle pour piano seul, je me suis basé sur la partition de Debussy qu’il a écrite pour les répétitions de Jeux que j’ai étoffée. Cette version n’est pas publiée. Elle a été faite dans le but du volume cinq de mon intégrale pour Chandos. Je voulais de toute façon enrégistrer La Boîte à Joujoux et je l’ai combinée avec Jeux et Khamma. Le concert que vous avez entendu était la première pour la version pour piano seul.

WB : Mais comment avez-vous fait pour la jouer si elle n’a pas été publiée ? Elle avait l’air bien difficile, trop difficile même pour pouvoir la jouer de mémoire !

JEB : Il y a la version de Debussy et j’ai rajouté des détails ci et la. Je la joue de mémoire.

WB : N’est-ce pas frustrant de vouloir rendre tout un orchestre dans un seul instrument et de ce fait la transcription n’est-elle pas une faible copie de l’original ?

JEB : Si j’avais été chef oui, mais je ne le suis pas, donc pour moi c’est un plaisir.

WB : Ne considérez-vous la transcription pas comme un pis-aller ?

JEB : Non, ce que vous perdez en couleurs, vous le gagnez en clarté harmonique et en flexibilité agogique ! Si vous prenez l’exemple de Jeux : le texte orchestral est truffé de rubatos, ce qui est très difficile à faire jouer par un orchestre de 70, 75 personnes. Un pianiste seul peut faire ça mieux.

La conversation se poursuit encore « off the record » et je ne peux pas m’empêcher d’avouer au pianiste que lui et moi partagent une autre passion que la musique : celle pour les trains miniature... ce qui l’amène à me montrer des photos sur son portables de maquettes étonnantes qu’il a faites...

Pour plus d’informations sur l’artiste, voir : bavouzet.com