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Amsterdam, le 28 mars 2012

Jean Efflam Bavouzet est un pianiste idéal pour des interviews, car rares sont les fois qu’un musicen vous avoue »Je le fais très volontiers », même après un programme exigeant à Amsterdam. Bavouzet m’a accordé gentiment une entrevue à l’issu de son récital et une séance de dédicaces de disques, en compagnie de sa femme. Rencontre au restaurant de la salle de concert (avec une belle vue sur le port d’Amsterdam) avec un musicien passionné et passionnant..

Willem Boone (WB) : Votre collègue Martha Argerich a dit une fois quand elle a parlé de l’époque où elle donnait encore des récitals que ce n’était pas une bonne idée de mettre Chopin et Liszt sur le même programme. Selon elle, Liszt serait « jaloux » de Chopin. Qu’en est-il du programme de votre récital où vous avez combiné Debussy et Liszt. Est-ce qu’il se supportent l’un l’autre ou est-ce que l’un est aussi jaloux de l’autre ?


Jean Efflam Bavouzet (JEB) : Tout d’abord, je pense que le mot « jalousie » ne convient pas du tout à Liszt, il était tout sauf jaloux ! Il était le plus généreux de tous les compositeurs. S’il y avait un compositeur qui était jaloux, c’était Chopin.. J’apprécie beaucoup Argerich, mais je pense que dans ce cas elle se trompe. Quant à la combinaison Debussy-Liszt : ils se sont rencontrés une fois. C’était en 1882 ou en 1883 quand Debussy était pensionnaire à la Villa Medici à Rome. Liszt est venu jouer pour les pensionnaires, c’était quelques années avant sa mort, il était un vieillard, mais Debussy a toujours dit qu’il n’a jamais entendu jouer du piano aussi bien que par Liszt. Ce dernier a eu une grand influence sur le piano de Debussy, notamment dans le traitement des arpèges ou celui de tous les régistres.

WB : Avez-vous le libre choix pour vos programmes en général ?


JEB : Dans la plupart des cas oui, mais quelquefois on me demande de la musique française, surtout Debussy. Par contre, le concept du programme de ce soir qui envisageait d’associer des chefs d’oeuvre acec ceux qui ne le sont pas m’a été demandé par l’ancien directeur de la salle de concert (Theater aan het IJ à Amsterdam) qui est parti maintenant. Cela devait être le thème de toute sa série pour piano de la saison 2011-2012. C’était une nouveauté pour moi, j’ai souvent joué la sonate en si mineur et le Grosses Konzertsolo, mais pas dans le même programme. Ceci dit, je ne le regrette pas et je le referai surement plus tard.


WB : A propos du Grosses Konzertsolo, est-ce la même composition que le Concerto Pathétique pour 2 pianos ? J’ai cru reconnaitre des choses ici et là..


JEB : Oui, il en existe plusieurs versions : celle pour 2 pianos a été arrangée à la fin par Hans von Bülow, donc ce n’est pas une composition 100% authentique de Liszt. Puis il y a la version pour piano seul que j’ai jouée ce soir et finalement une version pour piano et orchestre qui n’a pas été terminée. J’ai d’ailleurs joué les trois versions.


WB : Qui a fini la version avec orchestre que vous avez jouée ?


JEB : C’est le musicologue hongrois Darvas. Cela a été une première en France en 1991 je crois.

WB : Je voudrais vous poser quelques questions sur votre intégrale Haydn qui est en cours maintenant chez Chandos. Etes-vous un complétiste, puisque vous avez déjà une intégrale Ravel et Debussy à votre actif et tout à l’heure je vous ai entendu dire (quand vous avez dédicacé vos disques) que vous avez entretemps entamé une intégrale Beethoven aussi ?

JEB : (rires) Finalement oui, mais j’ai toujours joué un répertoire très varié et ce depuis 30 ans. La seule intégrale que j’aie faite délibérément en concert était celle de Ravel, d’abord parce qu’elle est courte et puis parce que je me sens très proche de sa musique, ce qui n’était pas le cas de Debussy. Au Japon, j’avais fait un disque des Etudes de Debussy, mais je ne me sentais pas assez proche pour faire l’intégrale quand soudain, j’ai eu une vraie révélation, un coup de foudre pour sa musique en écoutant un jour Pelléas. Je me suis remis à écouter mes collègues et illustres prédécesseurs et je me suis rendu compte que je l’entendais différemment.
En ce qui concerne Haydn, c’est Chandos qui me l’a demandé. Je l’ai toujours beaucoup joué, d’abord j’ai dit non, mais a partir du moment où un compositeur vous intéresse,  l’idée devient fascinante. J’ai dû penser à Sviatoslav Richter, un pianiste que ma femme et moi aimons beaucoup. Lui s’est toujours refusé à jouer des intégrales, sauf le Clavier Bien Tempéré de Bach. D’abord je pensais comme lui, maintenant plus. On comprend beaucoup mieux comme fonctionne un compositeur quand on connait les gestes qu’il répète. Pourtant je ne le ferai pas avec n’importe quel compositeur, pas avec Satie, Chopin, Brahms ou Schubert par exemple. Je ne suis donc pas complétiste pour être complétiste, seulement avec les compositeurs avec lesquels je me sens en affinité.

WB : Permettez-moi une question cynique : quel est l’intérêt d’une intégrale Haydn ? Les sonates forment un corpus moins stylistiquement varié que celles de Beethoven ou non ?

JEB : Je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que la dizaine de sonates de la première période sont des Divertimentos que j’ai inclus plutôt pour faire complet. Cependant, j’ai eu de grandes découvertes, même dans les sonates moins connues il y a parfois des moment magnifiques. Je me souviens du trio de la sonate en la majeur, où il y a un ménuet qui est d’une beauté à faire pleurer les pierres. Je fais cette intégrale avec l’aide de Marc Vignal, grand spécialiste de Haydn en France. Je ne fais d’ailleurs pas les sonates dans l’ordre chronologique.

WB : Vous avez dit dans une interview que Haydn vous « rendait plus intelligent ». Dans quel sens ?

JEB : Oui, c’est vrai, j’en ai discuté avec Vladimir Ashkenazy qui disait que Haydn est peut être trop intelligent par rapport à Beethoven.

WB : Plus que d’autres compositeurs ?

JEB : Oui, Haydn et aussi Ravel et Stravinsky sont parmi ceux qui me font réflechir sur le phénomène musical. Avec Beethoven, c’est différent, il me rend plus humain.

WB : Et Mozart ?

JEB : Je ne sais pas, (demande à sa femme, qui est présente lors de l’entretien : « Qu’en penses-tu ? », mais elle répond « C’est toi qui fais l’interview »). Non, il ne me rend pas plus intelligent. La perfection atteinte facilement, c’est Mozart, pas Haydn. Il y a des textes très émouvants de Haydn dans lesquels il écrit : « Les gens me félicitent de mes oeuvres, mais ils ne connaissent pas le labeur quand l’inspiration ne vient pas ».

WB : J’ai parlé récemment à l’un de vos collègues, le fortepianiste Andreas Staier, qui a par ailleurs fait d’excellents Haydn. Il m’a dit que Haydn était un avantgardiste, bien plus que Mozart. Qu’en pensez-vous ?

JEB : Absolument, Haydn occupait à Esterhaza la même fonction que l’Ircam de Boulez dans les années ’70 ! Il était enfermé dans son monde, si on veut, il était comme Beethoven, qui lui aussi était déconnecté du monde de par sa surdité. Les sonates pour clavier de Haydn formaient un laboratoire en quelque sens.

WB : Un musicologue hollandais, Marius Flothuis, a dit une fois que Haydn était son compositeur préféré, car il ne l’avait « jamais déçu ». Etes-vous d’accord ?

JEB : C’est vrai, il y a des compositeurs qui vous surprennent tout le temps. Je ne connais pas tout de Haydn, mais il y a des surprises continuelles. Il joue sur votre attente, comme Stravinsky ou Mantovani dans la jeune génération. .Ils développent tous les deux une certaine logique, vous attendez cette logique et cela ne vient pas..

WB : N’y a-t-il pas de surprises chez Beethoven aussi,l’emploi des sforzati par exemple ?

JEB : Oui, sur le court terme. Pour moi, Beethoven représente le premier compositeur qui dissocie les paramètres dynamiques de l’harmonie.

WB : Vous avez dit que le piano de Haydn a en partie hérité de Carl Philip Emanuel Bach et de Scarlatti. Pour le premier, je vois, mais que doit la musique pour piano de Haydn à Scarlatti ?

JEB : Cela se voit dans l’emploi des mains alternées dans les passages rapides et staccato. (A sa femme) : Il faudra demander à Vignal si Haydn connaissait la musique de Scarlatti..
Je me suis d’ailleurs permis quelques libertés dans mes enrégistrements. Je crois qu’il faut faire toutes les reprises dans Haydn, systématiquement, mais afin de ne pas entendre exactement deux fois la même chose, outre l’ajout d’ornements et micro-candences, je pense avoir trouvé « la parade »comme on dit. C’est je crois quelque chose de nouveau qui consiste à modifier légèrement  la structure de la reprise. Chaque fois que Haydn écrit une coda, je ne la joue pas la première fois, mais je la réserve pour la deuxième fois. Donc seulement la deuxième fois je joue comme c’est écrit. Cela évite d’entendre la coda sensée vous signaler la fin deux fois.

WB : Vous avez dit de jouer sur un piano moderne, mais « dans l’esprit du pianoforte ». Comment faites-vous sans tomber dans une sorte de préciosité ou dans une faible imitation du pianoforte ?

JEB : C’est très simple, j’ai beaucoup écouté Staier, Badura Skoda et Brautigam et pour moi, il s’agit d’une autre approche de la pédale, des dynamiques et du phrasé, je ne joue pas un Haydn romantique plein de pédale, mais je préconise une approche baroque sur un instrument moderne.

WB : Quel est l’élément baroque ?

JEB : Les cadences, les ornementations, un sentiment d’improvisation dans la rigueur.

WB :Quel est selon vous le plus grand malentendu sur la musique de Haydn ?

JEB : J’en suis un très bon exemple. Au conservatoire, il était considéré comme un compositeur de deuxième degré.  L’étudiant qui jouait Haydn, ne pouvait pas jouer Beethoven pour des raisons techniques. C’était un compositeur à jouer avec des doigts relevés. En fait, il y a des malentendus sur tous les grands compositeurs, Debussy par exemple.

WB : Lesquels ?

JEB : Qu’il ne faut pas le jouer trop fort, parce qu’il aurait dit que le piano est un instrument où il faut « faire oublier qu’il a des marteaux ». Bien sûr, pour bien  jouer Debussy, il faut pouvoir avoir des doigts de velours, mais dans sa musique, il a bel et bien écrit des triples fortissimos ( « Mouvement », Images 1), des indications d’extrêmes violences (« La Puerto del vino ») et avec toute la force (Etude pour les tierces). 

WB : Quels sont selon vous les plus grands chefs d’oeuvre de Haydn dans ce qu’il a écrit pour piano ?

JEB : Il y a des sonates qui sortent du lot, celle en si mineur par exemple. Les dix dernières sont superbes et celle en la bémol avec le mouvement lent étonnant (no 46) ou la grande sonate en do mineur (no 20). Une vingtaine en fait.

WB : Je me souviens d’un récital de vous à la Schola Cantorum, c’était en 2001 si j’ai bonne mémoire. Vous avez joué Haydn et Beethoven et vous m’avez rappelé par moments Emil Guilels, qui lui aussi pouvait s’emporter au piano et jouer avec une grande délicatesse. Le prenez-vous comme un compliment ?

JEB : Certainement, oui ! Je n’ai pas entendu Guilels en concert, en revanche, j’ai entendu Richter trois fois. (se souvient du concert à ls Schola Cantorum) : je me sentais misérable, parce que ma famille était partie pour Calgary,mais je n’ai pu les joindre, je suis resté seul à Paris et je me suis consolé avec la musique. 

WB : Pendant qu’on y est : que pensez-vous du Haydn de Richter ? N’est-ce pas la proverbiale main de fer dans un gant de velours ?

JEB : Ah oui, c’était la révélation quand il a joué trois sonates de Haydn à son festival à Tours. J’étais avec ma femme et la mère de Martha Argerich.

WB : qui n’était pas une personne très facile...

JEB : Non, elle s’est fâchée, car elle trouvait impossible de faire venir les gens de Paris pour un programme qui ne comprenait que trois sonates de Haydn ! Mais on a été tellement nourri : on avait entendu tellement de choses dans son Haydn, on croyait même y entendre d’autres compositeurs : Brahms, Stravinsky... Elle était ravie à la fin. Cependant, mon approche de Haydn a changé depuis. Il me manquerait les ornements et une certaine liberté dans la lecture de Richter, sa manière de jouer est très austère, mais c’est lui qui m’a fait prendre conscience que Haydn est un grand compositeur !

WB : Et que pensez-vous des Haydn de Glenn Gould ?

JEB : Ils sont déjà plus convaincants que ses Mozart ! Il voulait démontrer que Mozart était un mauvais compositeur.. mais cela n’enlève rien à la place qu’il occupe dans l’histoire.

WB : Je voulais dernièrement vous poser quelques questions sur votre transcription de Jeux de Debussy. Vous en avez fait une transcription pour deux pianos et l’année dernière, je vous ai entendu jouer votre version pour piano seul. En existe-t-il donc deux versions ?

JEB : Vous avez raison, le projet initial était la version pour deux pianos qui est publiée chez Durand et préfacée par Pierre Boulez. Pour celle pour piano seul, je me suis basé sur la partition de Debussy qu’il a écrite pour les répétitions de Jeux que j’ai étoffée. Cette version n’est pas publiée. Elle a été faite dans le but du volume cinq de mon intégrale pour Chandos. Je voulais de toute façon enrégistrer La Boîte à Joujoux et je l’ai combinée avec Jeux et Khamma. Le concert que vous avez entendu était la première pour la version pour piano seul.

WB : Mais comment avez-vous fait pour la jouer si elle n’a pas été publiée ? Elle avait l’air bien difficile, trop difficile même pour pouvoir la jouer de mémoire !

JEB : Il y a la version de Debussy et j’ai rajouté des détails ci et la. Je la joue de mémoire.

WB : N’est-ce pas frustrant de vouloir rendre tout un orchestre dans un seul instrument et de ce fait la transcription n’est-elle pas une faible copie de l’original ?

JEB : Si j’avais été chef oui, mais je ne le suis pas, donc pour moi c’est un plaisir.

WB : Ne considérez-vous la transcription pas comme un pis-aller ?

JEB : Non, ce que vous perdez en couleurs, vous le gagnez en clarté harmonique et en flexibilité agogique ! Si vous prenez l’exemple de Jeux : le texte orchestral est truffé de rubatos, ce qui est très difficile à faire jouer par un orchestre de 70, 75 personnes. Un pianiste seul peut faire ça mieux.

La conversation se poursuit encore « off the record » et je ne peux pas m’empêcher d’avouer au pianiste que lui et moi partagent une autre passion que la musique : celle pour les trains miniature... ce qui l’amène à me montrer des photos sur son portables de maquettes étonnantes qu’il a faites...

Pour plus d’informations sur l’artiste, voir : bavouzet.com