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Utrecht, le 31 août 2005

Alexandre Tharaud est un pianiste qui se confie sans gène. Il dit à haute voix qu’il trouve les discussions entre pianistes sur doigtés et technique « insupportables », puis qu’il n’a pas eu envie d’aller jouer pour un grand confrère parce que l’idée ne lui plait pas. Il se fait des soucis quand il parle de sa collègue Zu Xiao Mei (avec laquelle il joue du quatre mains) qui ne va pas fort pour l’instant et qui risque de quitter le métier dans quelques années... Il n’a pas peur d’avouer qu’il est bon déchiffreur mais qu’il a le trac de jouer sans partition et que par la suite, il ne le fera plus.

 

Willem Boone (WB): Tout d’abord, je voudrais encore vous remercier de m’avoir parlé de Marcelle Meyer il y a trois ans,  qui est effectivement une pianiste extraordinaire. J’ai entendu ses Scarlatti....

Alexandre Tharaud (AT) : Comment les avez-vous trouvés ?

WB : J’en étais bouleversé !

AT : Ah, cela me fait plaisir !

WB : Quel rôle joue-t-elle pour vous ?

AT : Je me compare à elle, c’est-à-dire à son répertoire, pas à son jeu ! Ses Rameau sont très naturels et pourtant, elle n’a pu roder ce répertoire en concerts. Il n’y a pas de traces de concerts, depuis 1947, elle n’a plus joué de concerts en France. Elle a habité en Italie avec son mari où elle s’est passionnée pour les compositeurs contemporains, tels que Dallapiccola.

WB : J’ai lu qu’elle a été critiquée pas mal pour le rôle qu’elle a joué lors de la deuxième guère mondiale, c’est-a-dire qu’elle était pro Allemande. Est-ce que cela change l’idée que vous avez d’elle en tant qu’artiste ?

AT : On ne sait pas trop ce qui s’est passé... Après la guèrre, cela a été le silence total autour d’elle en France, malgré des disques très remarqués. Elle a continué à jouer à l’étranger, par exemple avec Karajan. C’est difficile pour ma génération de juger, car on n’a pas connu l’après guerre. On n’est sûr de rien. Dans la musique comme dans le cinéma, il y a des personnes qui ont été auréolées d’une belle image et ce n’est que maintenant qu’on apprend leur position. C’est important de savoir ce qu’elle faisait pendant une période très sombre de l’histoire


WB : Qu’est-ce que vous admirez le plus dans sa façon de jouer ?

AT : Son jeu est comme inné et a un caractère prononcé. Il y a du mystère aussi... Il y a un sens de la structure.  C’est un jeu viril et à l’intérieur il y a un travail d’orfèvre. Et rien que son nom sonne comme une caresse...C’est tellement évident, ce qui la rapproche de Haskil et de Lipatti. Il n’y a aucune question sur ses choix artistiques.

WB : Comment l’avez-vous connue ?

AT ;  Un ami à Besançon m’a joué l’un de ses disques il y a 15 ans et je me suis aussitôt passionné pour elle.

WB : Si elle avait encore été là, auriez-vous voulu prendre des leçons auprès d’elle ?

AT : Je n’aurais pas forcément voulu travailler avec elle, mais j’aurais voulu lui parler de tout sauf de musique. Je ne vais pas singer son jeu.

WB : Est-elle votre muse ?

AT : Non, elle était la muse du groupe de six. Mais elle est un guide pour l’interprète. Ecouter un disque de Marcelle Meyer vaut dix ans de conservatoire... J’ai beaucoup appris en écoutant ses disques...

WB : Est- ce que vous vous rendez compte que le concert que vous venez de donner (et plus encore celui que vous avez joué il y a trois ans) est un pavé dans la mare lors d’un festival de musique ancienne ? Certains ont crié que Rameau sur un piano moderne ne « va pas » et que Ravel est « bien trop moderne ».

AT (incrédule) : Est- ce que cela s’est passé ici ? J’ai travaillé avec le compositeur Maurizio Kagel qui a dit : « Pour qu’une oeuvre vive/survive, il faut qu’elle soit sans cesse renouvelée ou réinterprétée ». Je trouve bien qu’on développe un autre regard sur la musqiue baroque.

WB : Est-ce qu’un programme comme celui que vous avez interprété, où vous avez mélangé des pièces de Couperin avec la suite Le tombeau de Couperin de Ravel serait possible lors d’un festival de musique ancienne en France ? Celui de Saintes par exemple ?

AT : Oui, j’y ai joué le même programme qu’ici, mais là, ce n’était pas un concert de midi, j’ai fait toutes les répétitions dans Couperin. L’autre programme, hommage à Rameau, où j’ai combiné des pièces de Rameau avec des compositions contemporaines, je l’ai beaucoup joué. Je ne croyais pas qu’on me le demande souvent, mais c’était un succes.

WB : D’où vous est venu l’idée fascinante de « composer »cette suite de Couperin et Ravel ?

AT : Le Tombeau de Couperin est une référence directe à Couperin, comme il y en a beaucoup dans la musique française, aussi chez Debussy ou Saint Seans. Je trouve cela intéressant de créer un dialogue entre Ravel et son arrière grand père. Ce que j’aime, c’est que la musique sonne comme si elle avait été écrite hier, quel que soit le style. Que la musique soit vraiment vivante et contemporaine.

WB : Oui, mais cela dépend de l’interprète, n’est-ce pas ?

AT : En effet, oui.

WB : Jouez-vous du clavecin ?

AT : Très mal. Je l’ai fait une fois lors du festival d’Auvers sur Oise, je commençais à jouer de plus en plus fort, c’était horrible, presque comme un concerto de Prokofiev !

WB : En ce qui concerne les ornements dans Couperin, les avez-vous tous joués ?

AT : J’en ai enlevé quelques uns. C’était un concert de midi, on n’a pas la même concentration que le soir. Ceci dit, je ne suis pas obnibulé par les ornements, même si je travaille énormément. Dans Rameau, j’essaye d’aller au plus près au jeu des clavecinistes et en même temps, je m’en éloigne. C’est délicat. Je travaille aussi avec des clavecinistes. J’ai toujours besoin de l’oreille des musiciens baroques. Il faut assimiler tout ce qu’ont apporté les vrais spécialistes tout en assumant mon instrument. Ce travail est bien intéressant. Ce bouleversement que vous avez eu en écoutant les Scarlatti de Marcelle Meyer, je l’ai eu en jouant la musique de Rameau en public, j’ai remarqué qu’elle a un pouvoir magique sur le public.

WB : Et qu’en est-il de Couperin ?

AT : C’est différent. En fait, il y a un lien entre la musique de Couperin et celle de Chopin ! Je m’en suis rendu compte lors de l’enrégistrement des Valses de Chopin ( 1). Ils avaient tous les deux le même rapport à l’instrument. Si on veut, Chopin était le Couperin du 19ème siècle. Ils recherchaient sur les doigtés et le toucher de l’instrument. Tous les deux, ils ont écrit une méthode d’interprétation,  même si Chopin n’a pas fini la sienne. Il y a un lien évident et bien fort entre les deux !

WB : Et qu’est-ce que la musique de Couperin est belle, rien que les Barricades mystérieuses que vous avez jouées deux fois cet après-midi...

AT (sourit) : C’est incroyable de plonger dans un tel monde et de chercher d’aller encore plus loin...

WB : Parlons d’un autre compositeur que vous avez également beaucoup promu, Chabrier...

AT : C’est le premier à avoir remis le ménuet à l’honneur ! Il y a si peu de pianistes qui le jouent, je ne comprends pas que les Pièces Pittoresques ne donnent pas envie à d’autres de les jouer ! Vous connaissez sans doute ce qu’a dit Franck lors de la première de ces pièces : « Il s’est passé un miracle, Chabrier a réussi à relier notre temps avec celui de Rameau et Couperin ». Cette musique forme une base, un pont entre deux époques. Barbizet a réalisé une belle intégrale de l’oeuvre de piano de Chabrier. J’ai enrégistré mon intégrale dans la même salle et avec le même accordeur ! C’était émouvant, car il a commencé à me raconter toutes sortes d’anecdotes sur Barbizet.

WB : Chabrier était-il un bon pianiste ?

AT : Je crois, oui. Il appelait son piano « Mon bon vieux camarade ». Son oeuvre est très pianistique. Il s’est inspiré de Rameau, il y a une mème recherche du contrepoint. Récemment, j’ai joué au Musée d’Orsay l’intégrale pour piano de Ravel, mais je n’ai pas joué juste tout Ravel. J’ai ajouté d’autres pièces de Chabrier, de Schubert et de Couperin, sinon ça aurait été embêtant. Jouer tout Ravel, c’est comme faire tout le Louvre en un jour... Par contre, jouer l’intégrale et d’autres compositeurs à côté, c’est émouvant. On a l’impression que le compositeur est là. C’est comme si on mettait à table des compositeurs qui ne se sont pas vus depuis longtemps, mais qui s’aiment comme père et fils... Et pour les encores, j’ai joué des choses que je ne peux pas faire ailleurs, comme du Bizet ou du Milhaud.

WB : Vous avez aussi joué pas mal de Poulenc. N’est-il pas un compositeur énigmatique : souvent farceur, mais aussi indéniablement sérieux dans sa musique religieuse. Comment faut-il le jouer selon vous ?

AT : Comme il le disait lui même : « mi moine, mi voyou ». C’est d’ailleurs une phrase qui s’adapte à beaucoup de compositeurs français. Je le constate souvent quand je donne des classes d’interprétation, ce qui me plait bien d’ailleurs : ce qui manque souvent quand d’autres pianistes, non-français, jouent de la musique française, c’est ce côté voyou. Prenons Ravel ; il aimait bien manger, d’après ce qu’on dit, il visitait des prostituées... Debussy était aussi un croqueur de vie. Comme on dit, pour bien jouer la musique française, il faut connaitre Pigalle à Paris ! J’avais un ami, Manuel Rosenthal, qui avait été l’élève de Ravel avec lequel j’ai beaucoup discuté. Il m’a raconté des choses bètes sur Ravel, qu’il aimait toujours manger la même chose quand il allait le voir, toujours le même steak saignant...

WB : Je me souviens d’un beau portrait à la télé où Rosenthal a raconté qu’il allait présenter l’une de ses oeuvres orchestrales à Ravel, qui n’en était pas content et le jetait à la poubelle. Cela l’avait tellement remué que Rosenthal est parti pour reprendre le train. Il pleuvait à verse et il attendait que le train parte quand quelqu’un a frappé sur la vitre du train. C’était Ravel qui disait : « Tenez, vous partez sans dire au revoir à votre maitre ? »

AT : Il avait toujours les larmes aux yeux quand il évoquait cette histoire. Rosenthal m’a dit aussi qu’il n’y avait jamais de manuscrit sur le piano de Ravel, sauf une fois, quand Ravel l’a vite rangé dans un placard. Il ne voulait pas que d’autres voient ses partitions. C’était quelqu’un de secret qui ne laissait rien filtrer de sa vie.

WB : On dit toujours que Ravel était un mauvais pianiste, pourtant il pouvait jouer son propre Gaspard de la nuit, qui est réputé une oeuvre terriblement difficile...

AT : Il existe quelques extraits sur disque par Ravel pianiste et ce n’est pas très bien, mais il écrit bien pour le piano ! Il a su le mieux exploiter le piano... Ses oeuvres orchestrales sont extraordinaires aussi ; il y a une grande attention pour tous les musiciens. Il est très attentionné avec des petits solos pour beaucoup d’instruments.

WB : Quelle est l’oeuvre pour piano le plus difficile de Ravel ? Gaspard de la nuit ?

AT : Techniquement oui, mais Le Tombeau de Couperin est difficile aussi de par la forme. Mêmes les petites pieces sont difficiles. Il ne se confiait qu’au piano, tout part de là, ce qui est un cadeau pour l’interprete, car on est au plus proche.

WB : La Toccata du Tombeau de Couperin, n’est-elle pas très virtuose ?

AT : Oui, elle est difficile à la fin de ce cycle. C’est presque comme du Prokofiev. Comme toujours avec Ravel, il faut chercher le contraire de ce que l’on croit. Ça repart toujours par en dessous. Il y a un côté sado-masochiste dans sa musique, un orgasme jamais atteint... sauf à la fin de La Valse, mais là, c’est la fin, la guillotine..

WB : Dans votre intégrale sur CD, vous avez aussi inclus deux inédits, comment trouve-t-on des inédits ?

AT : Les éditions Durand avaient une copie du manuscrit de La Parade, mais ils ne l’ont pas trouvée. Au tout dernier moment, je l’ai eue par la Bibliothèque Nationale, juste avant l’enrégistrement. La Parade est une oeuvre intéressante, on y trouve du Chabrier, du Satie, même du Mozart. Et il y a la prémisse de La Valse. J’ai également retrouvé 5 fugues que je n’ai pas enrégistrées, car je crois que Ravel n’aurait pas aimé qu’on les joue...

WB : J’ai lu que vous avez une façon particulière d’étudier, jamais chez vous... N’ avez-vous toujours pas de piano chez vous ?

AT : Non, je n’en veux pas.

WB : Mais comment faites-vous ? Avez-vous tellement d’amis qui ne sont jamais chez eux et qui ont un piano à la maison ?

AT : J’ai une voisine qui habite en face et il y a des amis qui ont un appartement à Paris, mais qui habitent en Bretagne. Ils ne sont pas souvent là. Quand je vais là, je n’ouvre même pas les volets et je n’apporte que ce que j’étudie. Avec un piano chez soi, on est tout le temps dessus, mais on ne travaille pas.

WB : Pendant combien de temps pouvez-vous rester éloigné du piano ?

AT : Je peux me passer du piano, mais pas de la scène ! C’est là que je suis né. J’ai aussi fait de la danse.. Et puis, je ne ferai pas du piano toute ma vie. Cette année, je prends pour la première fois un mois sabattique, en octobre. En gros, je n’ai pas beaucoup de résistance, vous voyez que je ne suis pas costaud. Je ne récupère pas vite...et c’est un métier de sportifs ! Si je veux en faire longtemps, il faut savoir s’arrêter, puis il faut savoir attiser le désir de jouer ! Le désir, on le perd facilement dans ce métier...Quand je retrouve le piano après un certain temps, je me jette dessus avec gourmandise.  Avec des enrégistrements, j’arrête une semaine avant les sessions, ce qui fait que j’ai une telle envie de jouer !Vous faites la fête et tout est beau, comme si on avait retrouvé quelqu’un qu’on aime et qu’on n’a pas revu depuis longtemps. Selon moi, cela peut se sentir sur disque puis on a le recul nécessaire.

WB : Je me souviens de Martha Argerich qui a dit que « le plaisir est si rare qu concert’, mais d’autre part, il y a un pianiste comme Menahem Pressler du Beaux Arts Trio qui a toujours l’air radieux quand il entre en scène..

AT : C’est vrai, on n’a pas toujours envie de jouer. J’ai un lecteur DVD sur moi lors de mes voyages et il suffit que je regarde un ou plusieurs pianistes pendant un moment et cela me donne envie de jouer, cela donne une direction. Ce qui est important, c’est d’avoir des idées claires lorsqu’on entre en scène. Quand on est fatigué, on est dans le flou. Il faut toujours essayer de retrouver un climat qui inspire.
Ce qui aide, c’est qu’il y a quelqu’un dans la salle que je connais ou que j’aime. Quand on ne connait pas le public, on se teste. S’il y a quelqu’un que je connais, je me sens plus à l’aise, j’ai besoin d’avoir une réponse. On se teste aussi pour savoir si l’energie passe et pour trouver un terrain d’entente.

WB : Mon professeur de piano dit toujours que si on s’ écoute en jouant que le public le perçoit aussi ou mieux que lorsque vous ne le faites pas. Qu’en pensez-vous ?

AT : Oui, s’ecouter, c’est presque un dédoublement d’oreille. Il faut que le son monte jusqu’au dernier rang.

WB : Y a-t-il eu des concerts qui vous sont restés particulièrement ?

AT : Je pense plutôt en périodes qui se closent et d’autres qui s’ouvrent. Un concert peut marquer un tel étape. C’est souvent le démarrage d’une nouvelle période.

WB : Et le concert d’aujourd’hui, qu’en pensez-vous ? Ou était-ce juste un autre concert de plus ?

AT : Ah non, ce n’est jamais un concert de plus ! La salle a été magnifique et le piano parfait. Comme j’ai dit, c’etait un concert de midi, le public n’est pas forcément plus concentré que le soir. C’est plus fragil. Ils ont encore toute une journée après, un bis peut se poursuivre au long de la journée.

©2005
(1) Enrégistrement à paraître des Valses de Chopin chez Harmonia Mundi