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Utrecht, le 6 novembre 2014


Lors du dernier concours Liszt à Utrecht (la ville où j’habite), j’avais de la chance. Au moment où j’attendais le pianiste Paul Badura Skoda, membre du jury, dans son hôtel, j’étais assis à côté de la secrétaire du jury. J’en ai profité pour lui demander un autre entretien avec Mûza Rubackyté, grande lisztienne. Cela a très bien marché après que la secrétaire lui avait laissé mes coordonnées, c’est la pianiste elle-même qui m’a recontacté par email. Nous avons échangé quelques messages et il s’est trouvé que le français était la meilleure langue pour faire l’interview. Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé à l’hôtel Karel V à Utrecht pour parler à une musicienne cultivée et intelligente qui a surmonté courageusement quelques épreuves bien dures dans sa vie..

Willem Boone (WB) : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu la musique de Liszt?

Muza Rubackyte (MR) : Bien sûr! Je suis née dans une famille d'artistes: mon père était chanteur d’opéra et ma maman pianiste, naturellement il y avait toujours beaucoup de musique à la maison.  J’ai commencé à m'amuser avec les sons depuis un très jeune âge et j’ai joué mon premier concert à 7 ans à la Philharmonie Nationale avec l'orchestre. A part le piano, j’ai aussi chanté et joué du violon. Je ne savais pas quoi choisir, mais à 11 ans, j’ai vu un film à la télévision. C’était un film australien en blanc et noir sur une fille qui apprenait le piano. Elle jouait la sixième Rhapsodie Hongroise de Liszt et j’ai voulu la jouer aussi! Ce fût un coup de foudre décisif pour choisir le piano définitivement. C’était mon travail important, six mois plus tard, je l’ai jouée à 12 ans lors d’un concert à Riga. Avec cette pièce, j'ai pu me décomplexer des octaves qui font tellement peur aux pianistes. A 15 ans, j’ai joué la sonate en si mineur..

WB : Lors d’une introduction concernant Les Années de Pèlerinage, vous avez évoqué les différentes facettes de Liszt. Laquelle vous plaît le plus?

MR : D’abord, c’était un personnage fascinant, il est parfois même difficile de croire que toutes ses compositions ont été écrites par la même main! Le côté spirituel et amoureux, virtuose et diabolique, les voyages à travers le monde, sa relation avec le public.. toutes ces facettes sont indissociables de sa personne. Quand parfois les gens me disent qu'ils n'aiment pas Liszt, je me demande souvent: "Lequel?". En ce qui me concerne, j'aime tout Liszt. Même ce que j’aime moins dans son œuvre, comme certaines paraphrases qui semblent élargir le piano et qui sont parfois surchargées, je sais qu'il les a écrites pour un but noble.

WB : Pouvez-vous en citer des exemples?

MR : Il y a certaines paraphrases d’après des opéras de Meyerbeer que je n’aime pas beaucoup. Cependant c’était un signe de sa générosité de propager la musique de son époque et aussi de contribuer au développement du piano moderne.

WB :Il y a aussi un côté innovateur de la musique, en fait, son parcours n’est pas toujours facile à suivre? Je pense que certaines œuvres tardives, telles que Unstern! Sont difficiles à comprendre..

MR : Oui, c’est vrai, on dirait que les œuvres tardives ne sont plus faites par le même homme.. Chopin et Debussy sont restés les mêmes hommes avec toute leur évolution dans la création, mais Liszt a fait la mutation : il est allé jusqu’à l’atonalité.  Il expérimentait au lieu de perfectionner à fond ce qu’il avait déjà. C’est possible que tout ne soit pas convaincant au même titre, mais ici nous pouvons parler de sa générosité, car l'ouverture de la voie est évidente. Après Liszt, Busoni et Schonberg ont repris et développé certaines de ses pensées étranges pour son temps..

WB : Vous avez dit que les Années de Pèlerinage sont une évocation des idées du 19ème siècle, à quelles idées pensez-vous?

MR : Les arts étaient étroitement liés, Liszt a eu beaucoup de rencontres avec des écrivains et des peintres. Liszt était l’ami de Lamartine, il est allé voir Senancourt. Il avait des rencontres avec George Sand, Chopin, Musset , Delacroix et tant d'autres, l’inspiration était mutuelle. Dans La Vallée d’Oberman, il y a une fusion incroyable entres les différentes formes d’art et aussi avec la littérature : chaque phrase parle de la pensée philosophique de l’époque. Pour Liszt, les sujets extra-pianistiques étaient importants, d'où l'importance pour nous de savoir la source de son inspiration. C’est parfois décevant chez les jeunes pianistes qu’ils ne soient pas toujours renseignés sur les origines littéraires de certaines œuvres de Liszt.

WB : Voulez-vous dire par les « aspirations folkloriques » dans l’œuvre de Liszt?

MR : Nous pouvons penser à la Hongrie et la Suisse, aux airs polonais et russes.. Grand voyageur, il a pu assimiler et mettre en musique ces impressions nomades. Grace à sa curiosité, il s’empreignait de tout. Tout ce qu’il avait touché, devenait de l’or..

WB : Nous savons que Liszt a fait une tournée de 8 ans, lors de laquelle il a joué 1000 concerts. En même temps, il a beaucoup écrit, que savons-nous sur sa façon d’écrire? Est- ce qu’il élaborait ses partitions ou avait-il une mémoire photographique?

MR : Quant à la mémoire photographique, je ne sais pas. Il travaillait en permanence sur son piano muet en voyageant. Son écriture était d’une clarté magnifique, c’est fascinant de voir comment il élaborait et « purifiait »ses partitions, dont il a fait de multiples versions parfois ou comment il marquait des points importants ou des transitions dans ses manuscrits.

WB : Vous avez appelé la Sonate après une lecture du Dante « une pièce apocalyptique », pourrait-on même parler de l’enfer?

MR : Bien sûr, il y a des collisions dramatiques. Il y a toute une série de thèmes qui se confrontent, par exemple l’amour sublime ou l’amour de Dieu.  On retrouve cet équilibre entre l’amour terrestre et l’amour de Dieu dans la Sonate en si mineur. Le problème de l’interprétation de Liszt, c’est qu’il y a un tel amas, une telle quantité de difficultés techniques, des montagnes d’épreuves physiques,  des efforts héroïques pour arriver à un sens, une vision théâtrale pour transmettre un message. Il y a un goût du risque, il s’amuse parfois, mais sa virtuosité n’est jamais gratuite!

WB : Quel pourrait être le message le plus important dans sa musique selon vous?

MR : Il peut y avoir différents message : cela peut être la force nationale et la résistance d’un peuple, la victoire du bien contre le mal. Cependant, le message le plus important et propre à toute sa vie est un message extrêmement spirituel.  Ce n'est pas par hasard qu'il a voulu entrer dans les ordres à 18 ans après avoir failli mourir et plus tard, à l'âge mûr, il est effectivement devenu prêtre.

WB : J’ai trouvé bien intéressant vos idées de jouer le cycle des Années de Pèlerinage tout en collaborant avec des comédiens ou de l’interpréter entre les représentations des Crépuscules des Dieux à Paris. Quand l’avez-vous fait?

MR : Plusieurs fois, je vais refaire  deux expériences dans les lieux de sa naissance et de sa mort, respectivement le 13 juin 2015 à Raiding et le 18 mai à Bayreuth, lors d’un festival Liszt qui fêtera ses 10 ans. En 2003/2004, j’ai collaboré pour la première fois avec des comédiens de la Comédie Française, dont Eric Genovese et aussi d’autres comédiens comme Françoise Fabian et Alain Carré. Ils ont lu des extraits de textes de Musset, Marie d’Agoult, Byron, Pétrarque, Senancourt et beaucoup d'autres qui ont inspiré Liszt, cela faisait 40 minutes de textes et 3 heures de musique.

WB : Le public a-t-il aimé? Est-ce que la collaboration avec des comédiens l’a aidé à mieux comprendre la musique?

MR : Je pense que la parole est évocative. Avec l’intensité et le rythme du texte l’interprétation en devient plus naturelle et facile. Dans les Sonnets de Pétrarque par exemple, le mot tombe sur la note.

WB : Vous avez dit à propos de la fin de la Troisième Année de Pèlerinage que «  le piano est parti » et que « nous sommes partis , nous ne sommes plus là », est-ce là la recherche de l’absolu?

MR : Oui, je me souviens de quelques jours que j’ai passés à la Villa d’Este avant de jouer sur le même lieu la troisième année. Je me suis promenée dans les jardins, je voyais les cyprès de Liszt qui dépassaient le mur, j'ai écouté les 500 jeux d'eau..  La chambre de Liszt m’a impressionnée aussi.. J’y ai ressenti le message de surplomber la vie terrestre et en même temps se dissoudre dans l’univers, c’était une sensation très claire.  Il y avait un lien entre la nature, un lieu spirituel et l’était de son esprit.. Liszt regardait vers l’infini et un monde meilleur qu’on ressent dans la dernière pièce du cycle,  Sursum coda Pour que vos cœurs s'élèvent.

WB : Fanfare Magazine vous a appelé « l’une des plus grandes interprètes de Liszt, qui en a remontré à Ciccolini et à Berman », quel effet cela vous fait-il?

MR : Cela ne vous laisse pas indifférent! Je me souviens d’une émission sur France Musique, ‘Tribune des disques » où des journalistes spécialisés faisaient l’écoute à l’aveugle. Il s’agissait de l'écoute comparée "en aveugle" des extraits des Années de Pèlerinage, que mon attachée de presse  m’a signalée. Il y avait d’abord cinq versions, puis trois et finalement ils en ont gardé deux. Je reconnaissais toujours mon propre jeu! Ce sont Jorge Bolet et ma version (parue chez Lyrinx) qui ont été retenus et oui, je peux dire que cela fait plaisir!

WB: Est-ce que vous vous reconnaissez toujours?

MR : Normalement, je ne me reconnais pas mais généralement j'adhère à mes interprétations. Il m'est arrivé lors de mes interviews à la radio pour une interprétation qui m'interpelle positivement que j'ai demandé: « Qui est le pianiste qui joue là? » et on me répond : « C’est vous ! »

WB : Est-ce que Liszt est votre compositeur préféré?

MR : Il fait partie de moi, il trace toute ma vie. Je reviens toujours à lui, il n’y a pas de période où je ne l’ai pas joué. Je reviens régulièrement  à mes ""anciens amis" que j’ai laissés de côté, comme les Etudes de concerts récemment.

WB : Quel est le plus grand mérite de Liszt?

MR : Sa générosité. L'homme est extraordinaire et la musique reflète la personne. C’est la personne que j’aurais aimé rencontrer avant tout dans ma vie, plus que quiconque.

WB : Auriez-vous osé jouer devant lui?

MR : Oui, je l’aurais fait, parce que c’est un génie profondément humain. 

WB : Vous avez étudié avec Bella Davidovich, non? C’est une pianiste que j’admire beaucoup!

MR : J’ai d’abord étudié avec le maître de Davidovich, Yakov Flier. J’étais sa dernière élève et après sa mort, c’est Bella qui s’est occupée de moi.  C’était une dame "class", bonne, généreuse, extrêmement exigeante qui m’a beaucoup apporté en tant que femme pianiste.

WB : C’est-à-dire?

MR : C’est très dur d’être femme dans un monde masculin!

WB : Ce que j’aimais chez Davidovich, c’est qu’elle avait une main gauche qu’on entendait clairement, elle avait cette façon d’articuler au piano!

MR : Je tiens à la main gauche, c’est la base de l’harmonie. Au piano, on n’est pas le violon, mais on est l’orchestre et la complexité du tissu musical est en conséquence.

WB : Davidovich parlait souvent de l’attaque du son, elle disait qu’il fallait caresser les touches pour faire chanter le piano..

MR : Elle a chanté au piano comme personne. Elle attachait aussi beaucoup d’importance au respect du texte, il fallait bien lire les silences et la durée des notes. Elle avait de petites mains avec de longs doigts agiles, elle « glissait ». Je le fais aussi, je sculpte mon piano.

WB : J’ai été horrifié quand j’ai lu sur votre site à propos de vos « années restrictives »!

MR : Après avoir gagné le concours Liszt de Budapest, j’ai été interdite de passeport et j’ai été privée de voyages à l'étranger. Les autorités m'avaient interdit de jouer ailleurs. Je n’étais pas sans travail, mais dans mes tournees en URSS,  j’ai dû donner plusieurs concerts dans des usines sur des pianos exécrables pour un concert dans une vraie grande salle. Les conditions étaient horribles. Pourtant,  même si l’expérience était extrêmement difficile à vivre, elle fut enrichissante : ces années m’ont servi de « laboratoire », pendant lesquelles j’ai progressé dans mon expérience de concertiste. Heureusement, contrairement à certains de mes amis artistes, qui n'ont pu supporter ces conditions,  je n’ai jamais sombré dans l’alcool ou la drogue, je n’ai jamais perdu l’espoir, car au fond de moi-même je savais que ce n’était pas pour toujours, mais il falliat attendre sept ans..

WB : Est-ce que les gens dans les usines pour qui vous avez joué ont aimé votre jeu?

MR : Oui, mais comme je disais, les conditions étaient horribles avec des pianos désaccordés, souvent des pianos droits auxquels plusieurs touches manquaient… J’ai voulu faire quelque chose pour que l’art ait un sens, même avec ces contraintes. Je me rappelle aussi des choses fantastiques : des gens à l’apparence ouvrière, mais avec des traits de visage aristocratiques,  des gens qui pleuraient, émus par la musique ou des enfants qui une fois le concert fini couraient après la voiture qui vous emmenaient dans la neige.

WB : Que pensez-vous du surnom qu’on vous a donné pour avoir bravé une expérience aussi dure : « The magnificent Muza »?

MR : Ce n’est pas moi qui l’ai dit! (rires)

WB : Vous avez présenté un autre projet très intéressant à la Bastille, consacré au compositeur Vierne…

MR : Oui, c’était un projet que j'ai proposé à l’Opéra de Paris. Vierne était un compositeur qui écrivait pour l’orgue, il avait été titulaire de Notre Dame pendant 40 ans. Il était non-voyant, aveugle. Sa musique pleine de souffrance et de la solitude s'exprime avec l’énorme puissance. Le programme consistait en un cycle vocal, Spleen et détresse, 12 préludes pour piano et le Quintette avec piano. Cette dernière œuvre est monumentale, écrite à la mémoire de son fils qui est mort à la guerre. C’était en plus à l’époque où Vierne avait subi une opération des yeux, qui a raté et il n'a jamais pu retrouver la vue. C’est aussi le programme de mon disque suivant que je viens d’enrégistrer chez Brillant Classics avec d’autres pièces en plus, comme le cycle « Solitude » et une des « Nocturnes  célestes».  Vierne a dit que c’est l’émotion pure qui prime dans sa musique, cela me parle beaucoup.

WB : Est-ce qu’il écrit bien pour le piano en tant qu’organiste?

MR : Oui, sa musique tombe bien sous les doigts. Le piano est utilisé sur toute son étendue. C’est une musique colorée, extrêmement dramatique. Chaque Prélude a un titre, il donne tout de suite le « programme ».  Je me réjouis de ce projet, c’est mon travail de cette année. En concert, je combine les Préludes de Vierne avec ceux de Chopin et Scriabine. La musique de Vierne n’est pas souvent jouée en France, mais c’est au moins un nom qui suscite un certain intérêt chez les journalistes! A ma surprise, ce projet à la Bastille a fait les guichets fermés!

WB : J’ai regardé la liste de votre répertoire sur votre site et j’ai par exemple vu que vous jouez tous les concertos de Mozart, les jouez-vous souvent?

MR :  Pas aussi souvent que je le souhaiterais. Mais c'est une partie remise j'espère. Aujourd'hui, on me colle "des étiquettes au front", d’abord les romantiques, Liszt en tête, puis les choses « soviétiques ». J’ai deux projets gigantesques qui sont mes « piliers de l’année prochaine » pour ainsi dire : c’est le projet Vierne et puis les 24 Préludes et Fugues de Shostakovich que je vais jouer en intégrale en deux concerts le 11 juillet 2015 au festival de Radio France à Montpellier. Même si ce gigantesque cycle fait partie de ma discographie (2006, chez Brillant Classics), le jouer en un seul jour, c'est une autre pair de manches! Franchement, j'ai mis quelques mois à décider d'accepter ce projet et j'ai reporté tous mes autres concerts pendant trois mois. Dans mes derniers enrégistrements, je voudrais mentionner un disque Saint Seans paru chez Doron avec deux de ses Concertos. C’était un bonheur! C’est le «  Liszt français », un compositeur très éclectique et voyageur lui aussi..

WB : Juste quelques questions concernant la Compétition Liszt où vous faites partie du jury. Je viens de parler à un collègue et membre du jury, Paul Badura Skoda, qui m’ai dit que les participants sont tellement gentils les uns pour les autres, est-ce aussi votre avis?

MR : Je ne saurais pas vous dire, mais nous, membres du jury, sont très sympathiques entre nous, j’ai rarement vu cela. Je voudrais en profiter pour faire un compliment pour l’organisation du concours, j’y suis avec bonheur pour la troisième fois. C’est tellement bien fait, nous sommes chéris et nous sentons que tout le monde respecte notre vie de pianistes concertistes. Nous avons même un piano dans notre chambre d’hôtel, cela fait preuve d’un respect énorme et cela évite "la rouille dans les mains".. Toute l’organisation est d’un grand professionnalisme!

WB : Est-ce que vous discutez d’interprétation avec les autres membres du jury?

MR : Nous avons des discussions fabuleuses et des échanges, nous discutons surtout de la musique de Liszt, mais nous parlons  aussi de nos voyages,  c’est un rassemblement de gens sympas et brillants!

WB : Que conseilleriez-vous à un jeune lauréat de ce concours?

MR : Gagner un concours est une énorme chance pour lequel les lauréats se sont préparés. La vie n’est pas que le talent et le travail, mais c’est aussi la chance.  Dans chaque vie, il y a de la joie et de la frustration, on doit avoir cette coupe, sinon ce n’est pas complet. Je voudrais qu’ils soient forts et qu’ils continuent coûte que coûte, qu’ils n’abandonnent jamais le métier, car la musique, cette langue universelle,  nous fait vivre de grands moments d’exception. La musique nous ressource et nous guérit et c’est pour cela qu’un pianiste travaille sans compter les heures comme on ne compte pas les heures de la vie. Je crois au pouvoir des arts pour l'humanité meilleure.